Le Monde dans les Livres

Dimanche 30 janvier 2011 à 23:55

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/QuiatuePalominoMolero.jpgQui a tué Palomino Molero ? Mario Vargas Liosa
Qui a tué Palomino Molero ? C’est la question que tout le monde se pose ; surtout Lituma, personnage central sinon principal, à travers des yeux duquel on voit, à travers les paroles rapportées duquel on comprend, imperceptiblement, dans un glissement entre l’omniscience et le point de vue interne, (maestria espagnole du prix nobel !), ce qui se passe…
- Bordel de merde de vérole de cul ! balbutia Lituma en sentant qu’il allait vomir. Dans quel état ils t’ont mis, petit.
Le gars était à la fois pendu et embroché sur le vieux caroubier, dans une position si absurde qu’il ressemblait davantage à un épouvantail ou à un pantin de carnaval démantibulé qu’à un cadavre. Avant ou après l’avoir tué on l’avait réduit en charpie, avec un acharnement sans bornes : il avait le nez et la bouche tailladés, des caillots de sang séché, des ecchymoses et des plaies, des brûlures de cigarette sur tout le corps et, comme si ça n’était pas assez, Lituma comprit aussi qu’on avait aussi tenté de le châtrer, parce que ses testicules pendaient jusqu’à mi-jambe.
 
Une entrée in medias res, théâtrale presque, sur une scène digne du boulevard du crime, granguignolesque. Hypotypose sanglante d’un corps dévasté. Le jeune homme, le soldat, l’amant surtout. Puisque peu à peu on apprend que le jeune homme était amoureux. De qui ? De la fille du colonel, forcément, un gradé. Il allait lui chanter la sérénade sous ses fenêtres. Il avait une belle voix, à ce qu’il paraît. Il ne reste que sa guitare.
Qui a tué Palomino Molero, alors ? Le titre ferait presque partie intégrante de l’incipit. Et c’est la question qui obsède tout le monde, lecteur comme personnages. Mais le narrateur ne nous livre pas tout…
Lituma et son chef, le lieutenant Silva, vont donc mener l’enquête sur ce meurtre à la barbarie sans pareil. Cela va leur donner l’occasion de rencontrer un homme qui tous les soirs se saoule et  finit nu sur le comptoir, des tenancières de bars plus ou moins appétissantes, mais surtout Alicia Mindreau, la jeune fille un peu étrange dont Palomino était épris. Le Sherlock espagnol interroge toutes ces personnes avec un tac étonnant, manipulateur qu’il est, pendant que Lituma l’observe, à la Watson, avec ses questions qui lui brûlent les lèvres. Cette histoire de meurtre, ils en font presque une affaire personnelle.
Sur cette toile de fond plutôt sombre se détachent les aventures burlesques du lieutenant, si sérieux en service, mais en coulisses épris de la propriétaire du troquet, Dona Adriana, une Vénus bien en chaire, voluptueuse mais pas du tout amoureuse. Pourquoi Dona Adriana mettait-elle le lieutenant Sylva dans un tel était d’excitation ?  C’est ce que se demande Lituma. L’intrigue amoureuse et comique se joint à l’enquête policière et tragique. Un mélange des genres, des tons et des voix des plus agréable. On n’est pas dans un roman policier, ni dans une fresque à la Balzac. Peut-être dans une sottie, comme a pu en faire Gide, avec la brièveté et le mélange propres à la satire (pot-pourri en latin).
Pourquoi a-t-on tué Palomino Molero ? Plus que « qui », c’est la raison d’un tel meurtre qui interroge et qui, quand on la connaît, révulse. Le qui sadique est lié au pourquoi objet de satire. Je ne vous dirai pas qui a tué Palomino Molero. Mais en tout cas, sa mort n’est pas belle, on l’a vu ; elle n’est pas juste non plus. Parce qu’on est puissant, on-t-on le droit de tuer ?
Et puis ça n'est pas tout! Pas seulement un roman policier, pas seulement une satire du pouvoir et des puissants, pas uniquement un pot-pourri tragique et comique, mais aussi un roman sur l’amour, parce que Palomino et la jeune fille, ce sont un peu Roméo et Juliette, made in Espagne. Lisez plutôt…
- Je vais vous dire une chose, dit le gendarme en battant des paupières. Ce n’est pas cela qui m’a le plus impressionné. Mais, savez-vous quoi ? Je sais maintenant pourquoi le petit gars s’est enrôlé comme volontaire à la base de Talara. Pour être près de la jeune fille qu’il aimait. Est-ce que vous ne trouvez pas extraordinaire qu’on puisse faire une chose comme ça ? Qu’un garçon, exempté de service militaire, vienne et s’engage par amour, pour être à côté de sa petite femme chérie ?
- Et pourquoi en es-tu tellement étonné ? rit le lieutenant Silva.
- C’est hors du commun, insista le gendarme. Quelque chose qu’on ne voit pas tous les jours.
[…]
- Alors tu ne sais pas ce que c’est que l’amour, l’entendit-il se moquer. Moi je me ferais simple soldat et troufion, curé ou éboueur, tiens, je boufferais même de la merde s’il le fallait, Lituma, pour être à côté de la grassouillette.

Un roman qui donne envie de pousser plus loin la découverte du Nobel 2010!

Samedi 5 février 2011 à 0:12

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/Silegrainnemeurt.jpgSi le grain ne meurt, André Gide
Deux parties pour une autobiographie ; l’histoire d’un parcours, celui d’un homme mais aussi celui d’un écrivain. Il semble en effet qu’à mesure qu’il écrit, la pensée de l’auteur sur l’objet littéraire évolue en même temps que lui. Du moins que ce « lui » qu’il nous présente. In medias res, on entre dans l’intimité la plus grande : sous la table, avec ses « mauvaises habitudes ». découverte du plaisir juvénile, plaisir du souvenir mais mise à distance par l’écriture. Il faut se confesser.
Je sais de reste le tord que je me fais en racontant ceci et ce qui va suivre ; je ressens le parti qu’on en pourra tirer contre moi. Mais mon récit n’a raison d’être que véridique. Mettons que c’est par pénitence que je l’écris.
Et d’ajouter A cet âge innocent où l’on voudrait que toute l’âme ne soit que transparence, tendresse et pureté, je ne revois en moi qu’ombre, laideur, sournoiserie.
Portrait terrible… Et pourtant je n’ai souvenir de rien de cette sorte dans les épisodes que nous raconte Gide, de cette enfance choyée par une mère figure de Vierge, trop vite veuve, et qui fit tout pour que son fils reçoive le meilleur. Il nous parle tour à tour de ses bonnes, de ses cousines, de ses camarades d’école (l’école alsacienne, où il alternait passages éclairs et assiduité), ses professeurs de piano (nombreux !), et j’en passe…
J’écrirai mes souvenirs comme ils viennent, sans chercher à les ordonner. Tout au plus puis-je les grouper autour des lieux et des êtres ; ma mémoire ne se trompe pas souvent de place ; mais elle brouille les dates ; je suis perdu si je m’astreins à de la chronologie.
On l’aura compris, on va avoir affaire à un patchwork dans lequel les idées se succèdent les unes aux autres, dans un ordre des plus aléatoires, au gré des pensées et des associations d’idées, des digressions et d’autres artifices.
Souvent, je me suis persuadé que j’avais été contraint à l’œuvre d’art, parce que je ne pouvais réaliser que par elle l’accord de ces éléments trop divers, qui sinon fussent restés à se combattre, ou tout au moins à dialoguer en moi.
Vous voyez je ne mens pas, c’est l’auteur lui-même qui le dit : il compose une œuvre d’art ! Il affirme vouloir dire la vérité, faire pénitence. Mais dès les premiers mots il prend une distance. Rien que ce passé-simple de l’incipit, ce Je naquis le 22 novembre 1869, le place dans l’Histoire, mais aussi dans l’histoire, son histoire, l’histoire de sa vie. Il en devient un personnage. A chaque fois il nous raconte des épisodes divers de son enfance, cette histoire de canari tombé du ciel telle la flamme de l’esprit saint sur le front des apôtres, et qui s’avère être une serin, ou encore ses mauvaises habitudes qui s’infiltrent jusque dans la classe et lui valent quelques punitions. Ce n’est que bien tardivement qu’il nous parle de ses lectures et de la bibliothèque, poncif de toute autobiographie pourtant. Il dit avoir réservé ce moment… Pourtant rien de plus décevant que ces premières lectures dans la bibliothèque de papa : un recueil de Gautier dont maman nous interdit les passages trop grivois… Le pauvre, alors qu’il ne connaissait certains auteurs que par les livres de critique qu’il avait lus, il ne peut même pas avoir le plaisir de la lettre. D’accord la lettre c’est la chair, alors que l’esprit… Maman est protestante, ne l’oublions pas, alors la transsubstantiation, très peu pour elle !
Mais que peut-on raconter d’une lecture ? – C’est le fatal défaut de mon récit, aussi bien que de tous les mémoires ; on présente le plus apparent ; le plus important, sans contours, élude la prise. Jusqu’à présent je prenais plaisir à m’attarder aux menus faits ; mais voici que je nais à la vie.
Pourtant il ne renonce pas tout de suite à nous raconter ces menus faits ; il évoque ses amitiés artistiques, ses rencontres chez Mallarmé, ses soirées au cénacles, ses premières publications, brefs, les débuts de la vie d’un jeune artiste, mais le tout bien lapidaire, et surtout bien incomplet.
Roger Martin du Gard, à qui je donne à lire ces Mémoires, leur reproche de ne jamais dire assez, et de laisser le lecteur sur sa soif. Mon intention pourtant a toujours été de tout dire. Mais il est un degré dans la confidence que l’on ne peut dépasser sans artifice, sans se forcer ; et je cherche surtout le naturel. Sans doute un besoin de mon esprit m’amène, pour tracer plus purement chaque trait, à simplifier tout à l’excès ; on ne dessine pas sans choisir ; mais le plus gênant c’est de devoir présenter comme successifs des états de simultanéité confuse. Je suis un être de dialogue ; tout en moi combat et se contredit. Les Mémoires ne sont jamais qu’à demi sincères, si grand que soit le souci de vérité : tout est toujours plus compliqué qu’on ne le dit. Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman.
Et commence, quelques cent pages avant la fin, la seconde partie :
Les faits dont je dois à présent le récit, les mouvements de mon cœur et de ma pensée, je veux les présenter dans cette même lumière qui me les éclairait d’abord, et ne laisser point trop paraître le jugement que je portais sur eux par la suite. D’autant que ce jugement a plus d’une fois varié et que je regarde ma vie tour à tour d’un œil indulgent et sévère suivant qu’il fait plus ou moins clair au-dedans de moi.
On quitte le récit compassé, le tableau du petit garçon sage (presque religieux, connaissant la Bible sur le bout des doigts!), ces mémoires dont l’écriture classique m’a étonnée tant elle semblait soignée, presque artificielle, plutôt artificieuse à ce que j’en crois, pour rencontrer le jeune homme, l’écrivain, et ses tentations vers l’immoral…
Dans cette deuxième partie, Gide nous retrace ses voyages en Orient, au Maroc et en Afrique, plus largement. Des scènes qui ne sont pas sans faire écho à ses œuvres. Pour ma part j’ai reconnu avec plaisir le décor de L’immoraliste, et même ses principaux personnages. Gide le dit lui-même, c’est de là que lui est venue l’idée de l’ouvrage. Comme quoi Saint-Beuve n’avait pas tant tord que cela : la vie d’un écrivain peut éclairer son œuvre, et de manière prégnante. Ainsi toutes mes spéculations sur l’orientalisme à l’œuvre dans l’Immoraliste restent vaines spéculations au regard de l’explication biographique. Quoi que je sois fidèle à Proust ! Donc il faudrait nuancer. Le héros de L’immoraliste n’est pas Gide ! D’ailleurs il s’appelle Michel… Pour de plus amples informations : http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/immoraliste-andre-gide-3037452.html
L’écriture, dès lors, imite l’être : moins de retenue, plus de sensualité, plus de plaisir, et donc, peut-être, plus d’authenticité. Sa vie ressemble à ses romans ; elle devient presque un roman…
Une œuvre qui laisse à penser sur l’autobiographie. Mais pourtant elle n’est pas qu’un pensum ! J’ai pris beaucoup de plaisir à la lire. Même, j’ai adoré ce bouquin ! Il y a je ne sais quoi d’attachant dans le portrait non exhaustif et presque inexistant finalement, que Gide brosse de lui enfant. Tout est très fragmenté mais constitue une belle œuvre.

Mercredi 9 février 2011 à 0:02

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/pierreetjean.jpgPierre et Jean, Maupassant
Jean est blond, Pierre est brun. Le premier est calme, serein, alors que le second est sanguin. Ils n’ont rien en commun, et pourtant ils sont frères. Pierre et Jean. Dès le titre, il semble qu’ils avancent main dans la main. Dans la première scène du roman, ils rament ensemble ; mais on sent déjà qu’il y a des dissensus, des désaccords, des jalousies. Entre eux deux, dans cette barque qui vogue sur la mer dans le port du Havre, il y a leur mère, leur père et Madame Rosémilly, une jeune veuve. Bien entendu, elle n’attend que cela, se faire épouser par l’un d’eux. Mais lequel ?
On pourrait croire qu’ainsi continuera le roman ; sur un banal argument de roman sentimental, une jalousie entre frères qui convoitent la même femme. Mais j’ai envie de dire, dans ce cas, autant refermer le livre. Pourtant ce n’est surtout pas ce qu’il faut faire ici. Laissez-leur le temps de descendre de la barque, de rentrer chez eux, et d’écouter leur bonne. Les bonnes sont souvent porteuses d’un message qu’il est bon d’entendre, puisqu’il influera sur la suite de l’histoire…
Bon je cesse de vous faire languir, d’autant que tout le monde connaît Pierre et Jean (de près ou de loin, c’est certain !). Mais comme je les ai cotoyés de près au cours d’un voyage en train, je vais vous dévoiler ce qu’il va se passer pour eux. Oh pas tout bien sûr, ce serait gâcher le suspense. Néanmoins je préviens ici l’aimable lecteur que certains éléments vont être dévoilés, qui pourraient nuire à la surprise… Je vous aurais prévenus !
Alors voilà. Pierre et Jean rentrent chez eux, avec leurs parents, Madame Rosémilly et sans poissons (oui, il s’agissait d’aller à la péche). Maupassant plante le décor, une maison étroite, rue Belle-Normande (tout un programme !) Et voilà que Joséphine, la jeune bonne de dix-neuf ans, leur lance : « Il est v’nu un m’sieu trois fois. » Mais qui donc ?! « Un m’sieu d’chez l’notaire. »
Nous y voilà. Il va donc être question de gros sous… Attention, à partir de cet instant, une partie de l’intrigue va être dévoilée…
Le notaire vient rendre compte de la situation : « M. Maréchal est décédé. » M. Maréchal, ce vieil ami de la famille ! Et à qui lègue-t-il sa fortune ? Aux deux frères ? A la famille ? Et bien non. Au seul Jean, le blond.
A partir de cet instant tout bascule pour Pierre. La jalousie s’empare peu à peu de lui ; il commence à élever des soupçons à l’égard de son frère. Des soupçons qui restent très vagues au début, puis qui se dessinent, peu à peu. Pierre superpose les traits de son frère avec ceux, bien flous, du souvenir qu’il a gardé de ce Maréchal. Pour éclaircir ses soupçons, il demande à sa mère le portrait qu’elle a de cet homme (étrange ça aussi…) Et là, tout s’éclaire !
J’arrête là, je ne parlerai dorénavant que par suggestions. Pierre et Jean est donc le roman de la bâtardise, comme souvent dans les romans (c’est Marthe Robert qui le dit !). Sauf qu’ici, ce sera le fils légitime qui sera emporté par la mer (Pierre, médecin, s’engage à bord d’un paquebot). Le fils illégitime, naît de l’amour mais hors-mariage, restera profondément attaché à sa mère et même, épousera la jeune veuve (j’en dis davantage que je ne voulais…). Etrange tout cela... L’œuvre elle-même pose question, de part sa bâtardise. En effet, elle oscille entre roman et nouvelle. Nouvelle par sa brièveté et son thème, celui du secret à découvrir. Mais une fois découvert, ce secret ne provoque pas les désordres escomptés… On peut dès lors se poser des questions sur la nature de ce qui appartiendrait à la catégorie des courts romans.
Et puis il y a aussi ce qu’on connaît peut-être encore plus que le roman lui-même : sa préface. La préface de Pierre et Jean… Qui en fait n’en est pas vraiment une ; plutôt une étude sur le roman. Il nous y expose son point de vue sur l’art, l’artifice, la volonté des écrivains naturalistes et réalistes de « faire vrai », alors même que « la vérité dans la vie diffère de la vérité dans le livre ». Faire vrai consiste à donner l’illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les retranscrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession. Il en conclut ainsi que les Naturalistes de talent devraient plutôt s’appeler des Illusionnistes.
Enfin bref, il dit beaucoup de choses dans cette préface, des choses très intéressantes, sur lesquelles il me faudra me replonger. Tiens, une transition parfaite pour la dernière chose que je voulais dire, idée que j’ai copiée au commentaire de l’œuvre que j’ai survolé rapidement. Pourquoi la plongée ? Tout simplement parce que Pierre et Jean se passe au bord de la mer, qu’ils passent du temps à pécher et que le motif aquatique est fortement présent. Limpidité de l’eau comme du langage utilisé ici, mais aussi miroir de la surface sur lequel l’œil regarde et où se réfléchit le monde, en passant par le fond de l’eau, jusqu’à brouiller la vue. Bref, l’illusion de la représentation finit par être brisée. On ne peut pas représenter le réel tel qu’il est…
Une œuvre plaisante, rapide à lire, où s’alternent les points de vue omniscients et la focalisation interne (toujours du point de vue de Pierre), et dont la richesse est encore insoupçonnée… Je lirai peut-être plus attentivement le commentaire, une autre fois. Bonne nuit !

Lundi 14 février 2011 à 22:14

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lelivredurireetdeloubli.jpgLe livre du rire et de l’oubli, Milan Kundera
Je me sens bien petite alors même que je m’apprête à tenter d’écrire quelque chose à propos de ce roman, qui n’en est pas vraiment un. Comme toujours avec Kundera, le roman prend plein de formes ; un véritable Protée, qui comme le personnage mythique, change sans cesse de forme pour ne pas répondre à nos questions.
Sept parties ; sept petites histoires. Pourtant ça n’est pas un recueil de nouvelles. Kundera nous le dit, c’est un roman. Tout ce livre est un roman en forme de variations. Effectivement, tout tourne autour du rire, et de l’oubli… L’oubli de son amour, de la parole, de sa patrie. Le rire pour conjurer la mort, pour conjurer l’oubli. Kundera nous dit aussi que le récit tourne autour de Tamina, qui a perdu son mari et souhaite retrouver ses lettres pour ne pas l’oublier.
C’est un roman sur Tamina et, à l’instant où Tamina sort de la scène, c’est un roman pour Tamina. Elle est le personnage principal et le principal auditeur et toutes les autres histoires sont une variation sur sa propre histoire et se rejoignent dans sa vie comme dans un miroir.
Tamina est donc un point focal qui concentre tout. La forme des variations est la forme où la concentration est portée à son maximum ; elle permet au compositeur de ne parler que de l’essentiel, d’aller droit au cœur des choses. Pour comprendre l’ensemble, peut-être faut-il chercher à comprendre l’histoire de Tamina. Elle n’est pourtant pas compliquée (des lettres, un amour perdu, un pays quitté). Et pourtant, elle se termine un peu comme un conte, avec des anges…
Même si je le voulais vraiment, je crois que je n’y arriverai pas. Il y a trop d’histoires, trop de thèmes ; tout est mêlé et pourtant on n’étouffe pas ; pas du tout. On se sent même bien dans ce roman en forme de variations. On se laisse bercer par la musique des mots, guider par l’auteur qui nous tient par la main, nous décrivant ce qu’il fait, ce qu’il tait. Un exemple de métalepse.
Il nous raconte des histoires d’amour, de poètes, de jeunes filles qui rient ; il y a aussi beaucoup de sensualité et d’érotisme. J’ai beaucoup aimé l’histoire revisité de Madame Bovary, avec Mme Christine, femme de boucher et amante d’un espèce de poète. La figure poétique et fantasmée de la femme, c’est ça. En plus, Kundera en profite pour critiquer le lyrisme et le kitsch, comme toujours. Il nous livre aussi une réflexion sur le rire, cet ennemi des religieux, des politiques et des écrivains sentimentaux. Et un réflexion sur l’oubli, sous toutes ses formes, jusqu’à celui qui nous fait oublier l’essentiel, la complexité du monde.
Un roman complexe, en forme de variations on l’a dit, mais c’est joli de répéter. Un roman complexe, multiple, gavé mais avec grâce. L’art du raffinement dans la pléthore. Roman, essai, nouvelles, métadiscours,… Tout ça à la fois et pourtant c’est léger, léger… Même si on n’y comprend rien, ou si peu, ce livre est un des plus agréable roman qu’il m’ait été donné de lire. Et pourtant, je n’aime pas les nouvelles… Remarquez, ce n’en sont pas vraiment, puisque c’est un roman en forme de variations !
 
Un site très intéressant sur l'auteur, pour approfondir sur le Kitsch, le rire, l'oubli, l'antilyrisme,... http://yrol.free.fr/LITTERA/KUNDERA/kundera.htm

Mercredi 2 mars 2011 à 21:18

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/voyageauboutdelanuit.jpgVoyage au bout de la nuit, Céline
Moi aussi j’y suis arrivée, au bout de la nuit.
La guerre, la traversée des Océans vers les Tropiques, la chaleur, la fièvre, les moustiques. Et puis New-York, les puces d’Elis Island, l’enfer du pipi et du caca, les hôtels, les bordels, le retour en France. Tout ça d’un coup, sans qu’on sache pourquoi. Des coups de tête, des pertes de conscience. Une page blanche et on est ailleurs. Et puis en France ça commence à devenir vraiment pesant. Avant aussi c’était la nuit, mais là on s’enfonce dans le tunnel. Un type malade, Bardamu, qui devient médecin ; on aura tout vu. Surtout qu’il laisse ses patients mourir la plupart du temps. Et puis après avoir été fou lui-même (la guerre ça vous passe dessus, soit sur le corps, soit sur le ciboulot…) il finit dans un asile pour fous.
Un voyage dans la nuit, et pas la plus belle.
Un voyage de miteux, dans une langue de miteux. Cette langue qui sent le graillon et la crasse, et qui percute. A chaque page on peut trouver un aphorisme ; et pourtant, c’est pas voulu. C’est juste le fameux langage populaire et oralisé dont on fait tant état à propos de Céline.
On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté.
J’avais une âme débraillée comme une braguette.
Voilà un micro échantillon. Le reste est pareil. Sublime de dégueu. Du bas ventre rabelaisien en veux-tu, en voilà ! Et puis du lapidaire avec ça, des phrases qui vous restent dans l’oreille, avec leurs images salaces. Pas toujours salaces ; assez vraies aussi. Ça a débuté comme ça.
Un long voyage pouilleux au milieu des déchets de l’humanité. Pas seulement organiques les déchets, mais aussi intellectuels. De la gerbe d’idées. Un monde pourri, putride, injuste et atroce. Jusqu’au Robinson qui tue la vieille Henrouille, en s’y prenant à deux fois le garçon. Il a presque perdu la vue, mais pas le nord. Et le pauvre Bébert, le petit garçon qu’on envoie se balader au cimetière, et qui en revient avec la coqueluche… Pour sûr qu’il voulait le garder, le cimetière.
Un adepte de la reprise du sujet en fin de phrase, le Céline. C’est ça sans doute qui donne son rythme si reconnaissable à son écriture.
Un long voyage. Et pourtant un petit article. On a tellement glosé sur Céline, qu’il me semble n’avoir rien à en dire. Je l’ai écouté parler à la radio. Il parle un peu comme il écrit. Etonnant. Il a dit qu’il n’était pas contre les Sémites, mais juste contre le fait qu’ils soient cause de la guerre. A voir. Je trouve quand même que lui refuser la commémoration, c’est dur. Parce que personne n’a jamais écrit comme lui ; et Proust l’a bien dit : le moi de l’écrivain et le moi de l’homme ne sont pas confondus.
Pourtant c’est sombre le voyage ; il devait avoir l’âme bien sombre le Louis-Ferdinand.

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