Pierre et Jean, Maupassant
Jean est blond, Pierre est brun. Le premier est calme, serein, alors que le second est sanguin. Ils n’ont rien en commun, et pourtant ils sont frères. Pierre et Jean. Dès le titre, il semble qu’ils avancent main dans la main. Dans la première scène du roman, ils rament ensemble ; mais on sent déjà qu’il y a des dissensus, des désaccords, des jalousies. Entre eux deux, dans cette barque qui vogue sur la mer dans le port du Havre, il y a leur mère, leur père et Madame Rosémilly, une jeune veuve. Bien entendu, elle n’attend que cela, se faire épouser par l’un d’eux. Mais lequel ?
On pourrait croire qu’ainsi continuera le roman ; sur un banal argument de roman sentimental, une jalousie entre frères qui convoitent la même femme. Mais j’ai envie de dire, dans ce cas, autant refermer le livre. Pourtant ce n’est surtout pas ce qu’il faut faire ici. Laissez-leur le temps de descendre de la barque, de rentrer chez eux, et d’écouter leur bonne. Les bonnes sont souvent porteuses d’un message qu’il est bon d’entendre, puisqu’il influera sur la suite de l’histoire…
Bon je cesse de vous faire languir, d’autant que tout le monde connaît Pierre et Jean (de près ou de loin, c’est certain !). Mais comme je les ai cotoyés de près au cours d’un voyage en train, je vais vous dévoiler ce qu’il va se passer pour eux. Oh pas tout bien sûr, ce serait gâcher le suspense. Néanmoins je préviens ici l’aimable lecteur que certains éléments vont être dévoilés, qui pourraient nuire à la surprise… Je vous aurais prévenus !
Alors voilà. Pierre et Jean rentrent chez eux, avec leurs parents, Madame Rosémilly et sans poissons (oui, il s’agissait d’aller à la péche). Maupassant plante le décor, une maison étroite, rue Belle-Normande (tout un programme !) Et voilà que Joséphine, la jeune bonne de dix-neuf ans, leur lance : « Il est v’nu un m’sieu trois fois. » Mais qui donc ?! « Un m’sieu d’chez l’notaire. »
Nous y voilà. Il va donc être question de gros sous… Attention, à partir de cet instant, une partie de l’intrigue va être dévoilée…
Le notaire vient rendre compte de la situation : « M. Maréchal est décédé. » M. Maréchal, ce vieil ami de la famille ! Et à qui lègue-t-il sa fortune ? Aux deux frères ? A la famille ? Et bien non. Au seul Jean, le blond.
A partir de cet instant tout bascule pour Pierre. La jalousie s’empare peu à peu de lui ; il commence à élever des soupçons à l’égard de son frère. Des soupçons qui restent très vagues au début, puis qui se dessinent, peu à peu. Pierre superpose les traits de son frère avec ceux, bien flous, du souvenir qu’il a gardé de ce Maréchal. Pour éclaircir ses soupçons, il demande à sa mère le portrait qu’elle a de cet homme (étrange ça aussi…) Et là, tout s’éclaire !
J’arrête là, je ne parlerai dorénavant que par suggestions. Pierre et Jean est donc le roman de la bâtardise, comme souvent dans les romans (c’est Marthe Robert qui le dit !). Sauf qu’ici, ce sera le fils légitime qui sera emporté par la mer (Pierre, médecin, s’engage à bord d’un paquebot). Le fils illégitime, naît de l’amour mais hors-mariage, restera profondément attaché à sa mère et même, épousera la jeune veuve (j’en dis davantage que je ne voulais…). Etrange tout cela... L’œuvre elle-même pose question, de part sa bâtardise. En effet, elle oscille entre roman et nouvelle. Nouvelle par sa brièveté et son thème, celui du secret à découvrir. Mais une fois découvert, ce secret ne provoque pas les désordres escomptés… On peut dès lors se poser des questions sur la nature de ce qui appartiendrait à la catégorie des courts romans.
Et puis il y a aussi ce qu’on connaît peut-être encore plus que le roman lui-même : sa préface. La préface de Pierre et Jean… Qui en fait n’en est pas vraiment une ; plutôt une étude sur le roman. Il nous y expose son point de vue sur l’art, l’artifice, la volonté des écrivains naturalistes et réalistes de « faire vrai », alors même que « la vérité dans la vie diffère de la vérité dans le livre ». Faire vrai consiste à donner l’illusion complète du vrai, suivant la logique ordinaire des faits, et non à les retranscrire servilement dans le pêle-mêle de leur succession. Il en conclut ainsi que les Naturalistes de talent devraient plutôt s’appeler des Illusionnistes.
Enfin bref, il dit beaucoup de choses dans cette préface, des choses très intéressantes, sur lesquelles il me faudra me replonger. Tiens, une transition parfaite pour la dernière chose que je voulais dire, idée que j’ai copiée au commentaire de l’œuvre que j’ai survolé rapidement. Pourquoi la plongée ? Tout simplement parce que Pierre et Jean se passe au bord de la mer, qu’ils passent du temps à pécher et que le motif aquatique est fortement présent. Limpidité de l’eau comme du langage utilisé ici, mais aussi miroir de la surface sur lequel l’œil regarde et où se réfléchit le monde, en passant par le fond de l’eau, jusqu’à brouiller la vue. Bref, l’illusion de la représentation finit par être brisée. On ne peut pas représenter le réel tel qu’il est…
Une œuvre plaisante, rapide à lire, où s’alternent les points de vue omniscients et la focalisation interne (toujours du point de vue de Pierre), et dont la richesse est encore insoupçonnée… Je lirai peut-être plus attentivement le commentaire, une autre fois. Bonne nuit !