Le Monde dans les Livres

Samedi 29 mai 2010 à 12:48


http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lesmandarins-copie-1.jpg« Je vous ai déjà dit que je ne suis pas gentil. Je suis très égoïste. Ce qu’il y a c’est que vous êtes un petit morceau de moi. » Il m’enlaça plus fort. « Vous êtes si douce à aimer. »
   Il me reste encore une vingtaine de pages des Mandarins à lire, mais je ne peux me résoudre à l’envie de rédiger cet article. Peut-être pour retarder le moment où je devrais abandonner ces personnages, ce Paris de l’après-guerre, ces hommes et ces femmes blessés à jamais qui essaient de reconstruire le monde sur les nouvelles bases qui leur sont données. J’ai de la peine à quitter Henri surtout, l’un des deux personnages desquels ont suit les pensées, les actes, mais aussi les moments d’angoisse, de lassitude, les choix, les amours. Les chapitres pairs sont centrés sur le personnage d’Anne, par un procédé d’alternance du point de vue et de la focalisation interne. Avec Simone de Beauvoir, on n’en sait jamais plus que le personnage. C’était une loi qu’ils avaient établie avec Sartre. C’est selon moi ce qui fait le grand intérêt de ce roman, et qui fait que je me suis attachée à Henri. Journaliste et écrivain mûr, celui-ci ne peut supporter toutes les animosités suscitées par la politique, et tient à ce que son journal reste indépendant. Mais il comprend vite qu’en cette période de guerre froide, de découverte des camps, et de combat pour la suprématie, il faut agir, ou se taire. Et agir signifie prendre position. Il accepte de rallier son journal au parti de son ami Durhieu, qui ne se veut ni communiste ni gaulliste. Il continue à écrire un roman puis une pièce de théâtre, qui illustre les souffrances de la guerre. Tous ces personnages d’intellectuels ont été fortement touchés par celle-ci, dont ils gardent les séquelles. Et pour tous, il y a des peines de cœur : entre Paule qui vit pour aimer Henri d’un amour inconditionnel et qui en subira les conséquences, Nadine, la fille d’Anne, qui panse les plaies d’un amour américain fauché par la guerre, et Anne qui connaît les désillusion de l’attente, les femmes dans ce roman sont toutes des femmes blessées, blessées parce qu’elles ont choisi l’amour au prix de leur liberté.
   Mais peut-on vivre sans aimer ? C’est peut-être à cette question que répond le roman. Et il semble qu’elle soit négative : chacun des personnages multiplie les liaisons, tente de trouver du réconfort dans les bras de divers hommes et diverses femmes, en pensant peut-être qu’ailleurs, c’est mieux. Mais la réalité a vite fait de rattraper le rêve. C’est ce que l’on ressent profondément en passant des chapitres qui concernent Anne à ceux centrés sur Henri. Elle voyage, aime passionnément, mais termine extrêmement déçue. Lui écrit, s’implique dans la vie intellectuelle, va jusqu’à se compromettre avant de choisir l’inaction pour un temps, et de fonder une famille. Mais le devoir l’appelle à nouveau, il ne peut rester sourd, et l’action le rattrape. La grande action du roman se situe à la fin, comme l’aboutissement de toutes les réflexions politiques de tous ces intellectuels de gauche.
   Mon avis : Je me suis étonnée moi-même en lisant ce livre : je ne pensais pas être capable de comprendre et de m’intéresser à un livre traitant de politique. Mais c’est fait avec une telle fougue, un tel réalisme du fait que tout soit rapporté par les dialogues des personnages, qu’on s’attache à suivre ces péripéties qui sont intimement liées avec leur histoire et leurs personnalités. On apprend à connaître les personnages secondaires à travers les yeux des deux héros, qui côtoient le même monde mais en ont une vision – me semble-t-il- très différente. Peut-être Henri me touche-t-il plus dans la mesure où par sa voix, j’ai réussi à percevoir quels pouvaient être les enjeux et les responsabilités d’un intellectuel. Anne, bien qu’elle soit psychanalyste, est beaucoup plus centrée sur elle-même et ses propres histoires. A travers les aventures de ce personnage, c’est un roman dans le roman que Simone de Beauvoir nous offre dans le second tome.
   Il y a bien sûr des clés dans ce roman (Simone, Sartre, Camus, Algren,…) mais ce n’est pas selon moi ce qui fait son intérêt. Je pense plutôt que c’est lié au style de l’auteur : vif, sans fioritures. C’est l’un des romans que j’ai lu le plus rapidement, et pourtant, chacun des tomes fait 500 pages. Il n’y a pas un temps mort, et les personnages évoluent au gré des évènements de la vie, de leurs rencontres, de leurs choix. On retrouve en quelque sorte la philosophie existentialiste de Sartre, et le regard que Beauvoir porte sur la femme y est acéré – surtout en ce qui concerne le personnage de Paule.
   J’ai véritablement adoré ce roman. A la fin du premier tome, je n’avais qu’une hâte : rentrer chez moi et me plonger dans le second. Il est rare qu’un livre me fasse un tel effet – sauf, dans le même genre, les romans d’Aragon. Le plus étonnant est que ce roman est daté, il s’inscrit profondément dans une époque, et moi qui ne suis pas une grande historienne, j’ai tout de même compris beaucoup de choses. C’était l’histoire vécue de l’intérieur, au quotidien, par les intellectuels parisiens (les mandarins!), intermédiaires entre le pouvoir et le peuple.
   Ce roman primé de Simone de Beauvoir m’avait longtemps narguée mais effrayée, dans la mesure où, en lisant des résumés, il semblait que ce soit un roman politique. Mais ce serait réduire la portée de cette fiction magistrale, qui reconstitue tout un univers. Je suis de plus en plus emballée par les œuvres de Beauvoir. J’avais littéralement avalé, digéré et inscrit dans ma peau les Mémoires d’une Jeune Fille rangée, ainsi que la Force de l’Age. J’avais poursuivi ma conquête de l’univers beauvoirien en lisant l’Invitée (un de mes romans préférés !) et récemment, les Belles Images. J’aime les romans de cet auteur car ils sont une dimension autobiographique reconnaissable – du moins pouvons nous retrouver un peu d’Anne ou d’autres de ses personnages en Simone- et que la relation qu’elle entretenait avec Sartre, ainsi que sa posture d’intellectuelle et de femme de tête, m’ont toujours fascinées, dès les premières lignes des Mémoires. Dans son écriture comme dans la vie elle ne lâche rien, elle avance, inexorablement. Castor de Guerre de Danièle Sallenave (dont je parlerais probablement dans un autre article), a été l’essai qui m’a fait redécouvrir Simone, et l’aimer davantage. Cette femme reste une des figures majeures de mon petit panthéon intérieur.
   Et là je pense que je vais devoir finir le second tome… et qu’il ne me reste que peu de roman du Castor à lire…
   Pourquoi ai-je lu ce livre, à ce moment là :
 
 Je venais de terminer avec émotion Castor de Guerre, j’avais déjà cherché les Mandarins, ce chef d’œuvre primé de Simone, mais je ne l’avais pas trouvé chez les bouquinistes de ma ville (ou alors uniquement le second tome : qui donc s’amuse à n’acheter que le premier ?!). J’ai donc patienté en lisant les Belles Images et quelques autres romans (dont Incidences de Djian), et j’ai enfin trouvé les deux tomes chez mon bouquiniste préféré ! O Joie !! l’édition et la couverture me plaisait en plus – les folios des années 70, avec sur l’un une image des Deux Magots (café où elle se rendait souvent) et sur l’autre une photo de New-York, ses grattes-ciel et ses bandeaux publicitaires. Couvertures crevassées, pages jaunies, tranche pliée, auteur de vieux : toutes les conditions étaient réunies pour me faire chérir ce livre. Et à la lecture… extase ! L’objet est complet
   Ce livre a une histoire, une âme, un style, des personnages inoubliables, et me laisse des images plein la tête. Tout ce que je recherche dans un roman ! Est-il encore besoin de dire : j’aime !?
    Je vais terminer cet article en vous incitant vivement à lire Simone de Beauvoir, son autobiographie mais aussi ses romans. C’est un auteur trop délaissé, à mon sens. Et c’est bien dommage. Son style est simple, efficace, et son univers pas si éloigné de nous.

Mardi 22 juin 2010 à 22:50

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lecousinpons2.jpgLe Cousin Pons, Balzac
Deux vieux Casse-Noisettes, une tenancière avide, un homme de loi malhonnête et usurpateur, et tout un panel de parisiens tous plus égoïstes les uns que les autres. Voilà présentés les acteurs de cette tragédie parisienne, volet masculin des Parents Pauvres. Pons, compositeur de musique passé de mode et maintenant amateur d’art célibataire, expert en bricabracologie, possède une importante collection d’objets d’art et de tableaux que tout son entourage lui envie. Non pas par amour de l’art ; mais pour son prix. Vivant avec son ami Schmuck, un allemand naïf à l’accent amusant, parangon de sincérité, le malheureux vieil homme est devenu un parasite, chassé petit à petit des maisons dans lesquelles il vient quémander à dîner. La chambre qu’ils occupent tous deux est la propriété de Madame Cibot, portière qui, lorsqu’elle apprend la valeur de la collection de Pons, use de tous les stratagèmes pour spolier le malheureux vieil homme. Mais Pons  souhaite tout donner à Schmuck, et le binôme est le seul exemple de sincérité dans ce roman noir, dans lequel on ne serait pas surpris de voir apparaître Harpagon. Parce qu’au fond, même si Balzac fait ici la satire de la société parisienne avide et mesquine, ce roman aux scènes parfois théâtrales revêt de temps à autres une dimension comique, qui peut tendre vers le drame : on sourit lorsqu’on entend Schmuck parler, on rit des échecs de machinations de la Cibot, on est touché par l’amitié profonde qui unit les deux hommes. La force de l’amitié trouve son illustration la plus noble et la plus poignante avec ce duo masculin. Tel un Don Quichotte de l’art, accompagné de son fidèle Sancho, Pons tente de déjouer les plans de la Cibot et de ses parents (la Présidente par exemple) alors que Schmuck reste aveugle à tous ces traquenards, cette convoitise malsaine et destructrice, qui finira par causer la mort des deux bonshommes.
Un sympathique roman de Balzac, plus tragique que La Cousine Bette. L’amitié entre les deux hommes est des plus touchantes, et Pons, qui inspire horreur et terreur autour de lui, s’avère un personnage qu'on pourrait presque dire amoureux, en tout cas passionné, mais malheureusement mis au banc de la société. Aux yeux de ses parents et de l’affreuse Cibot, douce-amère, machiavélique, il doit apparaître comme un sac d’or surveillé par son Cerbère, Schmuck. Quel piètre gardien fait-il, ceci-dit, quand on connaît sa naïveté. Mais son amitié est grande, et cet allemand devient éclatant lorsque, alors que tout est fini pour Pons et qu’il est question du partage de l’héritage, on lui demande s’il est le père, le frère, le fils du défunt, il répond, avec son accent incomparable : Che zuis dout cela, et plis… che zuis son ami !
Pour Pons il ferait n’importe quoi, Che tonnerais pien tes chausses pir l’amisser, l’annui le cagne, dit-il au début du roman, avec cet accent qui me fait mourir de rire, et rappelle la talent de Balzac pour retranscrire fidèlement les dialectes de certains personnages – quand on l’a rencontré une fois, personne n’oublie le parler alsacien de ce bon gros Nucingen ! Jusqu’au bout il suit fidèlement son vieil et unique ami : il me zemble que che m’envonce dans la dombe afec toi, lui dit-il à son chevet. Un roman noir, je l’ai dit, mais une belle illustration de la force de l’amitié par ces Roméo et Juliette modernes, ce couple de célibataires qui vient agrandir le panthéon des personnages types qui voient le jour dans la littérature du XIXème siècle.

Petite anecdote pour la forme! Je tiens beaucoup à ce livre, que j'avais acheté avec quelques autres (dont Splendeurs et Misères des Courtisanes que j'avais dévoré) au Château de Saché (il y a le tempon dessus, avec un beau Balzac bedonnant!), ce fameux château dans les pays de Loire où Balzac allait se ressourcer (le propriétaire étant un de ses amis). Là bas il écrivait beaucoup (on peut voir le pupitre sur lequel il passait ses nuits à noircir des pages); la salle à manger de ce petit château a inspiré la descritpion de la tapisserie de la pension Vauquet, et la vallée que l'on peut apercevoir de la fenêtre de la salle qui est devenu salle de musée n'est autre que celle de Lys... So romantic!
Bref, je garde un souvenir mémorable de cette visite, et invite tous les amoureux de Balzac à s'y rendre. Mon plus beau souvenir de visites des châteaux de la Loire (même la magnificience de Chambord ne peut à mes yeux égaler le charme de ce petit fief de la littérature!)

Dimanche 27 juin 2010 à 15:22

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/satiricon.jpgLe Satiricon, Pétrone
Cela faisait longtemps qu’il me narguait, dans ma bibliothèque, puis dans mes étagères… Je me disais, chaque fois « lis-le, lis-le, c’est un monument de la littérature, un ouvrage fondateur, inculte que tu es, vas-y, prends-le même s’il te fait peur ! ». Et alors il a atterri au pied de mon lit. Puis dans mes mains, et enfin  sous mes yeux. En plus, j’étais dans une période de grandes interrogations sur l’histoire du roman, et j’avais lu dans une préface que c’était un des premiers romans qui ait été écrit, si ce n’est le premier… Donc je me lançais !
Déjà, première étrangeté : le récit est lacunaire. Il manque de nombreux passages, qui n’ont jamais été retrouvés. Des notes tentent de maintenir la cohérence du texte, mais on ne comprend pas tout. Les épisodes s’enchaînent sans beaucoup de liens. On comprend peu à peu qu’il s’agit de l’histoire d’Encolpe (le narrateur), un jeune romain amoureux du petit Giton, lui-même objet de convoitise de son ami Ascylte. S’ensuivent des histoires de séduction, de possession, de rivalités pour savoir qui recevra l’amour de ce jeune éphèbe. Le roman s’ouvre sur une critique des rhéteurs, et le passage le plus long (puisque le moins lacunaire) et le plus connu est le banquet chez Trimalcion, prétexte à de nombreux récits à tiroirs. S’y mêlent prose, vers, langage soutenu et grossier, à l’image de la foule du festin, lui-même à la limite du grotesque. Le titre de l’œuvre signifie d’ailleurs pot-pourri, mélange, et joue avec l’homophonie satire (moquerie) et satyre (le bouc lubrique). Mais c’est également un roman picaresque, puisque l’on suit les aventures du jeune homosexuel Encolpe, qui fait la rencontre de nombreux individus, dont le poète Eumolpe, avec lequel il s’enfuit sur un bateau, pour échapper à Ascylte qui cherche à enlever Giton, avant de faire naufrage sur une île. Le voyage est l’occasion pour les passagers de raconter des histoires, dont la célèbre fable de la Matrone d’Ephèse, qui m’a beaucoup fait rire. Un récit enlevé, varié, haut en couleurs, aux tons divers, satirique, comique ; la haute société romaine est scrutée et décrite avec beaucoup de dérision, et l’ensemble forme un texte certes lacunaire, mais les histoires racontées donnent le sourire. Pour ce qui est du statut de précurseur du roman qu’on confère à ce texte, je suis relativement d’accord, puisqu’on y retrouve le thème de la rivalité amoureuse, celui des voyages, et la dimension picaresque de l’œuvre font pencher dans ce sens. Mais cependant, ce texte a quelque chose de théâtral dans la présentation et l’enchaînement des répliques, de poétique aussi quand nous sont rapportés les poèmes d’Eumolpe, de philosophique (on retrouve évoquées certaines pensées épicuriennes) et de moraliste, puisque sous le rire se cache la satire (pas si cachée que ça finalement, cf le titre!). Un véritable pot-pourri, une œuvre riche, aux thèmes variés, avec des récits enchâssés et des personnages typés.
Je conseille ce roman à ceux qui veulent passer un bon moment, quitte à n’en lire que des extraits puisque de toute façon, c’est un texte lacunaire. J’avoue que j’ai eu du mal à tout lire d’une traite…
J’espère que mes remarques et mes interprétations ne sont pas un fatras de grosses bêtises… auquel cas, prévenez moi !

Vendredi 9 juillet 2010 à 15:27

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/maupassantfort.jpg Fort comme la mort, Maupassant
 
 Le jour tombait dans le vaste atelier par la baie ouverte du plafond. C’était un grand carré de lumière éclatante et bleue, un trou clair sur un infini lointain d’azur, où passaient, rapides, des vols d’oiseaux.
   Mais à peine entrée dans la haute pièce sévère et drapée, la clarté joyeuse du ciel s’atténuait, devenait douce, s’endormait sur les étoffes, allait mourir dans les portières, éclairait à peine les coins sombres où, seuls, les cadres d’or s’allumaient comme des feux. La paix et le sommeil semblaient emprisonnés là-dedans, la paix des maisons d’artistes où l’âme humaine a travaillé. En ces murs où la pensée habite, où la pensée s’agite, s’épuise en des efforts violents, il semble que tout soit las, accablé, dès qu’elle s’apaise.
 
Ainsi commence ce roman de Maupassant, plus connu pour ses nouvelles, et qui réussit avec brio à nous tenir en haleine tout au long de cette œuvre relativement courte (250 pages). Mais ce texte se distingue de la nouvelle en ce que l’auteur nous offre de nombreuses descriptions de l’âme humaine et des sentiments de ses personnages. Tout est énormément développé, mais sans trop de longueurs. L’incipit est un exemple de ces pages brillantes qui jalonnent le roman.
 
La frontière entre nouvelle et roman est selon moi sensible. L’intrigue est relativement simple : Olivier Bertin, peintre à la renommée déjà bien affirmée, s’éprend d’une femme rencontrée lors d’un dîner mondain : la comtesse de Guilleroy. Il lui propose de faire son portrait, et peu à peu ils s’éprennent l’un de l’autre. La comtesse déploie alors tous ses atouts pour continuer, pendant douze ans, à plaire à son amant. Ils filent une romance secrète sans heurts pendant quelques années, jusqu’au jour où la fille de la comtesse, Annette, revient à Paris après avoir séjourné auprès de sa grand-mère à la campagne. Annette, c’est Anne en miniature, une magnifique jeune fille en devenir, fraîche, vive et belle. On imagine sans peine ce qui se passe alors dans le cœur du peintre quinquagénaire quand il rencontre cette jeune fille, réincarnation de sa maîtresse.
 
 Elle s’appuya sur le bras d’Olivier et ils rentrèrent, marchant ainsi, lui entre elles, sous les arbres noirs. Ils ne parlaient plus. Il avançait, possédé par elles, pénétré par une sorte de fluide féminin dont leur contact l’inondait. Il ne cherchait pas à les voir, puisqu’il les avait contre lui, et même il fermait les yeux pour mieux les sentir. Elles le guidaient, le conduisaient, et il allait devant lui, épris d’elles, de celle de gauche comme de celle de droite, sans savoir laquelle était à gauche, laquelle était à droite, laquelle était la mère, laquelle était la fille.
 
Any, la comtesse, tremble alors qu’elle sent l’amour grandir dans le cœur d’Olivier. Elle ne cesse de se regarder dans le miroir pour observer le passage du temps sur son visage, alors qu’à côté d’elle, sa fille ne cesse d’embellir. Est né un amour fort comme la mort. Olivier est nerveux, jaloux, malheureux. Il ne peut s’empêcher de voir en Annette, alors qu’elle porte la toilette noire du deuil, le portrait de la comtesse réalisé dix ans plus tôt. La force de cet amour né de la confusion est sans mesure et la souffrance sans remède. Il est condamné à aimer. Seule la mort pourrait mettre un terme aux douleurs de son cœur. Mais quelle mort ? Celle de la comtesse, qui permettrait à Olivier de réaliser sa passion pour Annette ? L’être aimé surmontant en quelque sorte l’obstacle de la mort en laissant son double sur terre, et offrant ainsi à Olivier la possibilité de revivre une seconde jeunesse auprès de son seul mais double amour ? S’eût pu être une bonne histoire, un peu fantastique… Mais voyez plutôt ce que ce professionnel de la chute nous réserve…
 
Avec sa plume lucide et sensible, Maupassant nous délecte de ce drame d’amour, de ce drame des passions, mais aussi de scènes de la vie publique et artistique de l’époque. L’analyse est juste et directe. Le personnage d’Olivier est étonnant : un artiste à l’automne de sa gloire, toujours célibataire, et qui connaît tout de même les caprices de la passion. On est davantage habitué aux histoires d’idylles naissant entre deux jeunes gens, rarement entre un presque vieillard et une jeune fille de dix-huit ans. Mais Annette, de toute manière, n’aime Olivier que comme un bel-ami, qu’il n’est pas… (C’est une réflexion sur le passage du temps et le vieillissement que nous propose ici l’auteur…)
 
Un sympathique roman, dont la fin m’a cependant un peu déçue ; en outre, Maupassant prend le temps de poser son intrigue, et les cent premières pages sont un peu frustrantes. Il ne s’épanche pas sur le récit de l’idylle entre le peintre et la comtesse, et laisse le temps à la passion de Bertin pour Annette de s’installer, à mots couverts, tout doucement, sentiment né de la confusion et du refus de voir le passage du temps. C’est comme si le texte mimait cette avancée subtile de la passion lorsqu’elle s’immisce dans le cœur de l’homme. Mais aussi beau que cela soit, on attend que quelque chose se passe… Heureusement tout s’accélère à partir de la deuxième partie, et la suite se lit très rapidement. Ces lenteurs narratives et les brusques accélérations de l’intrigue font selon moi de ce roman un genre un peu hybride, entre le roman et la nouvelle.
 
Les personnages d’Olivier et de la comtesse sont très développés, le romancier nous donnant même accès à leur intériorité. Mais beaucoup d’autres personnages ne sont que des esquisses, comme le conte de Guilleroy, qui n’a rien du mari jaloux de Vaudeville, et qui semble aveugle à tout. De même, le marquis, futur mari d’Annette, est sans substance. Cette dernière ne semble par ailleurs exister dans le texte que comme ce qu’elle est, un reflet de sa mère, pâle reflet pour le lecteur, étincelant aux yeux du peintre, puisque symbole de cette jeunesse perdue pour lui.
 
En résumé, un roman agréable, simple mais si bien écrit… Du Maupassant ! Toutefois, on pourrait reprocher à certains passages d’être comme inachevés, à d’autres de ne pas être assez développés, alors que certains flirtent avec le trop… Un esquisse de pleins et de déliés, qui laisse finalement libre court à l’imaginaire du lecteur.
 
(toute petite image, mais j'essaie toujours de mettre la couverture du roman tel que je l'ai lu, et là, c'était une vieille édition...)

Lundi 9 août 2010 à 23:22

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/isabellegide-copie-1.jpg 
Isabelle, André Gide
Voilà un récit de Gide qui m’a tenue en haleine, et dont les pages ont filé sous mes doigts (d’autant qu’il n’en compte que 150). Alors qu’ils visitent un vieux château de nord de la France, Gide et Jammes prient leur ami Gérard Lacase de leur faire le récit de l’aventure insolite qu’il a vécue étant jeune et dont Quatrfourche fut le théâtre. Celui-ci s’exécute, et leur conte l’histoire de sa brève mais intense passion - fortement teintée de curiosité - pour une jeune femme; devinez qui ?
Isabelle.
Gérard était à l'époque un jeune sorbonnard à la recherche de documents pour alimenter sa thèse sur les serments de Bossuet. Pour ce faire, il se rend à Quartfourche, où réside Mr Floche et sa famille. Celui-ci a en sa possession un certain nombre de documents qui intéresseront fortement le jeune étudiant. Mais au terme d’une journée passée au château, dans cette campagne reculée coupée de tout, sans bruit et où tous les individus semblent déjà figés dans la mort – ce sentiment d’abandon et d’immobilité est d’ailleurs rendu avec finesse par l’écriture de Gide, qui ne s’embarrasse pas d’approfondissement psychologique- Gérard s’ennuie à mourir. Lui qui est avide de romanesque – il voudrait devenir écrivain-, ne trouve ici que pluie, angoisse et vieilles pierres (l’ambiance a quelque chose, selon moi, du roman gothique). Mais alors qu’il échafaude un plan pour retourner à Paris, le jeune Casimir, l’enfant de la maison qui l’a pris en affection, sort d’un tiroir un petit cadre représentant une femme dont Gérard, dès le premier regard, s’éprend…
Après 50 pages de mystère, voilà enfin que nous découvrons qui est la fameuse Isabelle du titre. Mais celle-ci nous réserve bien des surprises. Une silhouette à la peau d’ivoire entr’aperçue, une mystérieuse lettre passionnée dissimulée dans un recoin, un message des plus pressants…
Mon amour, voici ma dernière lettre… Vite ces quelques mots encore, car je sais que ce soir je ne pourrai plus rien te dire ; mes lèvres, près de toi, ne sauront plus trouver que des baisers.
Isabelle est à la lisière du bovarysme, et pourtant, elle se révèle une femme fatale vibrante et mystérieuse. C’est du moins ce que croit Gérard…
Un récit bref, dans lequel on peut peut-être voir une dimension symbolique – la passion née d’une œuvre d’art, Pygmalion revu et corrigé…- ou simplement fantastique, un récit de l’amour impossible et fantasmé. Mais Gide parvient à faire de cette banale histoire quelque chose de profondément beau, poétique, aux accents un peu surannés, au vocabulaire classique, presque archaïque. L’ensemble est formidablement bien écrit, chaque mot semble à sa place et, un peu comme dans une nouvelle, l’auteur ne s’embarrasse pas de l’inutile.
  Notons qu’il s’agit bien d’un récit dans le vocabulaire de Gide. La seule œuvre à laquelle il ait accordé l’appellation de roman étant Les Faux-Monnayeurs. La Symphonie Pastorale est elle aussi répertorié sous l’appellation récit ; je ne l’ai encore jamais lu d’ailleurs.
Une jolie découverte, que je conseille fortement.
Remarque : Je n’ai pas choisi d’illustrer cet article avec la couverture de mon ouvrage (un ancien Folio) mais avec une autre que je trouve beaucoup plus approchante de l’atmosphère que dégage ce roman…

Quelques liens :

Des passionnés de Gide parlent de ce récit ici, ici et ...

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