Les particules élémentaires, Michel Houellebecq
Je ne ferai pas de résumé de ce livre ; remarquez, c’est souvent ce que je ne fais pas, un résumé, parce que souvent, je n’y arrive pas. Les idées viennent, et avec elles, les illustrations. C’est peut-être du au fait que pour moi, un livre est une lecture du monde, une manière de le voir, de l’appréhender, de le donner au lecteur…
Sauf que là le narrateur se place dans un temps reculé… En 2050, passé… Il raconte l’histoire des hommes, de cette espère humaine qui, comme on le comprend à la fin, est en voie de disparaître. Et cette espèce humaine obsolète, et bien, c’est nous. Nous, hommes et femmes des années 90, des années 2000, bientôt 2010. Particules élémentaires de la vie à venir… Gamètes et désirs, angoisses et plaisir, vie et mort…
A travers les deux demi-frères qu’il met en scène, Houellebecq nous présente toute l’espèce humaine. L’un s’appelle Michel (hasard ?) ; biologiste, encéphalogramme du désir plat. L’autre, c’est Bruno, incarnation d’Eros, obsédé par sa bite (pardonnez l’expression, crudité du texte oblige) et la volonté de soulager ses pulsions. Et de les soulager si possible dans la douceur féminine…Parce que d’égoïste qu’il est, l’homme cherche toujours une attache, un autre avec qui parcourir la voie difficile et impitoyable de l’existence. On raconte leur enfance – des plus glauques pour Bruno, pensionnat et mère absente…-, leur découverte de la sexualité, leurs tentatives pour trouver le bonheur. Un bonheur bien morose pour Michel, s’il en est, puisqu’il ne s’intéresse à rien d’autres qu’à ses recherches en biologie. Bonheur dans la chaleur d’une femme pour Bruno, qui peu à peu sombre dans la folie. Avec Bruno, c’est sea, sex and sun à longueurs de pages. L’homme qui pense avec son sexe. Au contraire, Michel, c’est celui qui pense uniquement – ou presque- avec son cerveau. Tout les oppose, et pourtant ils sont à moitié frères. Pour moitié issus des mêmes particules élémentaires, de gamètes (j’ai conscience de ne pas user du vocabulaire physique à bon escient). Et tellement différents… L’homme a cela de particulier qu’il est unique. Il peut développer sa personnalité comme il l’entend. Or à la fin, Michel considère que la reproduction, par les dégradations qu’elle provoque dans le patrimoine génétique et les cellules (pardonnez mon imprécision…), est ce qui mène inexorablement vers la mort. Or en créant un patrimoine génétique totalement stable, on parviendrait à créer des hommes et des femmes immortels et identiques, qui vivraient dans l’union et la concorde, hors de tout désagrément causé par les désirs ou les volontés individuels.
L’humanité devait disparaître ; l’humanité devait donner naissance à une nouvelle espèce, asexuée et immortelle, ayant dépassé l’individualité, la séparation et le devenir.
Ces désirs qui font que même un père et son fils peuvent devenir l’un pour l’autre des prédateurs…
Pour l’anniversaire de Bruno, l’année de ses dix ans, Victor avait calligraphié sur une feuille de Canson, en grosses lettres multicolores : « PAPA JE T’AIME ». Maintenant c’était fini. C’était réellement fini. Et, Bruno le savait, les choses allaient encore s’aggraver : de l’indifférence réciproque, ils allaient progressivement passer à la haine. Dans deux ans tout au plus, son fils essaierait de sortir avec des filles de son âge ; ces filles de quinze ans, Bruno les désirait lui aussi. Ils approchaient de l’état de rivalité, état naturel des hommes. Ils étaient comme des animaux se battant dans la même cage, qui était le temps.
Malgré ses déviances sexuelles, ses obsessions, ses démangeaisons perpétuelles, Bruno est celui qui parvient à, semble-t-il, trouver une forme de bonheur. Il fréquente les lieux New Age, où la nudité, le sexe et les plaisirs inhérents sont à l’honneur…
Ce qui surprend malgré tout c’est que des activités sexuelles aussi diversifiées, largement plus excitantes que ce qui est représenté dans n’importe quel film pornographique, puissent se dérouler sans engendrer la moindre violence, ni même le plus léger manquement à la courtoisie.
C’est Bruno qui écrit cela, dans un article que lui inspirent ces séjours. Car sous ses obsessions bestiales, Bruno est un homme de lettres, émotif, émouvant, cynique mais sensible à ce qui l’entoure. Il écrit des poèmes, publiés par Debord ! Comme Bruno, Houellebecq aime à introduire des passages descriptifs quasi scientifiques. Il propose des réflexions scientifiques et philosophiques poussées, ayant pour média ses personnages. De là cette écriture qu’on qualifie de clinique…
A côté de lui, la vie de Michel semble plus que morose.
Il avait en lui quelque chose d’atrocement triste, devait déclarer Walcott, je crois que c’est l’être le plus triste que j’aie rencontré de ma vie, et encore le mot de tristesse me paraît bien faible : je devrais plutôt dire qu’il y avait en lui quelque chose de détruit, d’entièrement dévasté.
Revenons sur cette écriture qu’on dit clinique… Oui et non je dirais. Il est vrai que certains passages sont d’une précision scientifique étonnante. On se croirait presque face à un article de vulgarisation. Toutefois, la poésie a large part dans ce roman, les titres sont explicitement romanesque (malgré le titre de l’œuvre, ambigu). Il y a un prologue, un épilogue, un « Royaume perdu », des « Moments étranges », et l’œuvre est largement polyphonique (mêlant poésie, discours scientifique, sociologique, avec quelque chose du roman d’apprentissage, …) L’incipit du roman (le début de la première partie, pas le prologue), m’a interpellée ; je l’ai relu plusieurs fois. Je vous le donne :
Le 1er juillet 1998 tombait un mercredi. C’est donc logiquement, quoique de manière inhabituelle, que Djerzinsky (Michel) organisa son pot de départ un mardi soir. Entre les bacs de congélation d’embryons et un peu écrasé par leur masse, un réfrigérateur de marque Brandt accueillit les bouteilles de champagne ; il permettait d’ordinaire la conservation des produits chimiques usuels.
J’ai été frappée par l’impression d’entre-deux palpable, réalisé par les mots. Cette incise de la logique inhabituelle, du réfrigérateur entre-deux mais écrasé, de son usage à contre-emploi, toute cette logique du paradoxe, de l’inhabituel, du malaise se retrouve dans ces mots. Un incipit programmatif, bien que décalé. On s’attend en effet à suivre l’histoire de Djerzinskky, de façon chronologique. Certes on la connaît un peu… et puis c’est lui qui fait les découvertes génétiques à la fin. Cepedant la chronologie est morcellée. Et surtout, il partage la vedette avec son demi-grère Bruno. Et en définitive, ce qu’on retient, c’est la vie sexuelle débridée et finalement malheureuse de ce dernier. Il est comme un bacille sous la loupe du scientifique. Sauf que Michel ne s’occupe pas de lui ; tout ce qui est sentiment humain lui est étranger. Il l’écoute, parle avec lui du meilleur des mondes. Mais il ne compatit pas. Impossible. Car Michel c’est cela : un homme parmi les hommes, mais un peu entre-deux, un peu écrasé, vivant seul. Un réfrigérateur qu’on voudrait emplir de champagne (je pense à son amoureuse, Annabelle) alors qu’il l’est habituellement de fioles multicolores… Un personnage qui n’en est pas vraiment un et qu’on tord à cet emploi. Un homme qui s’efforce de vivre comme les autres hommes, mais qui en est, en définitive, incapable. C’est Bruno qu’on connaît, dont on connaît toute l’intimité, présentée de la plus crue des manières. On le connaît jusqu’à l’écœurement. Michel, lui, on ne le connaît pas, il nous ferait presque pleurer mais on ne le connaît pas, parce qu’il ne fait rien. Rien d’autre que de penser, rien d’autre que de calculer. Et à la fin, ce serait grâce à lui qu’on trouverait cette nouvelle espèce d’hommes, qui connaîtrait le bonheur… Un instrument vous dis-je.
Il m'a semblé que le roman opérait une boucle sur la fin, avec un retour aux origines pour beaucoup, et une folie enfantine pour l'un des personnages. Un retour au paisible après la frénésie de la vie, la quête épuisante de l'asouvissement des désirs, de ces désirs qui jamais ne cessent de croître et qui nous accablent de leur poids infini...
C'est peut-être aussi ainsi (hihi) qu'il faut saisir cette image de l'homme véhiculée par le roman : un entre-deux. Entre le fou de désirs (blessé par la vie toutefois) et le scientifique insensible (sur le visage duquel les larmes peuvent couler). Un homme ordinaire, cet homme auquel le narrateur dit rendre hommage dans le prologue, c'est peut-être lui, l'homme coincé entre deux. Une relecture du moi freudien, en sandwich entre le surmoi intellectuel et le ça sexuel...
Il m'a semblé que le roman opérait une boucle sur la fin, avec un retour aux origines pour beaucoup, et une folie enfantine pour l'un des personnages. Un retour au paisible après la frénésie de la vie, la quête épuisante de l'asouvissement des désirs, de ces désirs qui jamais ne cessent de croître et qui nous accablent de leur poids infini...
C'est peut-être aussi ainsi (hihi) qu'il faut saisir cette image de l'homme véhiculée par le roman : un entre-deux. Entre le fou de désirs (blessé par la vie toutefois) et le scientifique insensible (sur le visage duquel les larmes peuvent couler). Un homme ordinaire, cet homme auquel le narrateur dit rendre hommage dans le prologue, c'est peut-être lui, l'homme coincé entre deux. Une relecture du moi freudien, en sandwich entre le surmoi intellectuel et le ça sexuel...
En bref (si on peut dire...) : La thèse de Houellebecq est contestable (une humanité asexuée et immortelle peut-elle réellement aspirer au bonheur, en dehors de toute diversité ?) ; son livre est sulfureux, c’est vrai ; ses descriptions des pratiques sexuelles sont quasi cliniques, ça on peut le dire. Pourtant, il y a de la poésie. Pourtant c’est de la littérature. Parce qu’aujourd’hui ce ne sont plus les mœurs et l’ambition qu’on écrit. Tous ces travers humains, nous ne les connaissons que trop bien. Ce qu’on écrit de la modernité, c’est l’intimité, et l’intimité la plus profonde, celle des désirs et du malheur, Eros et Thanatos, tels qu’ils s’expriment en chacun de nous. Houellebecq serait peut-être bien l’écrivain de la modernité… Entre Djian et Werber… Modernité sulfureuse, glauque, mais qui pourtant a la même ambition que toujours : trouver le bonheur.
Je ne dirais pas que j’ai aimé ce livre ; je l’ai lu rapidement, certes ; toutefois certains passages étaient arides ; d’autres véritablement écœurants, presque révoltants. Mais le pire, c’est que ce que Houellebecq décrit, je crois que c’est la vie moderne…
C'est une histoire qui tient en haleine, avec de la joie et des larmes, des passages touchants (on ne sort pas non plus les violons, ça reste du Houellebecq, donc à distance le pathos tout de même!), du trash et pas de glam'... Pas non plus une vie à la Djian dans Impuretés... et pourtant, comme vous le voyez, il m'a fait gloser!
C'est une histoire qui tient en haleine, avec de la joie et des larmes, des passages touchants (on ne sort pas non plus les violons, ça reste du Houellebecq, donc à distance le pathos tout de même!), du trash et pas de glam'... Pas non plus une vie à la Djian dans Impuretés... et pourtant, comme vous le voyez, il m'a fait gloser!
En résumé, je suis heureuse d’avoir enfin lu Houellebecq ; il me tarde de lire la Carte et le Territoire, pour me faire une idée sur celui qui pourrait prétendre au Goncourt cette année.