Le Monde dans les Livres

Jeudi 23 septembre 2010 à 21:32

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/ledondesmorts.jpgLe Don des Morts, Danièle Sallenave


L’essai de Danièle Sallenave s’ouvre sur la ville ; un panorama désarmant, on ne sait pas trop à quoi s’attendre. Une ville, des livres, des petits faits, un bruissement d’aile, un coucher de soleil. Et puis on comprend : Car les villes et la ville ne font qu’un ; ils imposent au désordre du monde l’ordre d’une lecture possible.
Les villes étaient la forme supérieure de l’existence humaine, car, pour être homme pleinement, il faut naître à la vie de l’esprit ; et la vie de l’esprit ne s’épanouit pleinement que dans les villes.
Dans une sorte d’ouverture d’opéra, une peinture poétique de la ville ancienne et nouvelle, l’auteur pose les jalons de ce monde dans lequel il ne faudrait qu’un livre. Mais un livre pour faire quoi ? C’est ce qu’elle va nous présenter par la suite…
Encore une déroute : la description d’une photo… mais où est la réflexion sur les livres ? Où sont les livres ? Attend, patience, semble dire l’auteur.
Et encore une fois, on comprend. Un monde sans livres. Voilà ce qu’elle nous présente. Une vie ordinaire, télé, Elle et supermarché. Une vie ordinaire, amputée.
Qu’est-ce que la vie ordinaire ? Qu’est-ce qui manque à la vie ordinaire ? L’argent, les honneurs, la belle vie ? Ou encore, la culture, les voyages ? Non, ce n’est pas l’argent (il y a des gens riches qui mènent une vie ordinaire), non ce n’est pas la culture (il y a des gens cultivés qui mènent une vie ordinaire). C’est la pensée, ce sont les livres : la pensée, le rêve, la connaissance du monde, et l’expérience élargie, grâce aux livres, à la littérature, à la poésie, à la fiction.   Ce qui définit la vie ordinaire, ce qui fait le malheur de la vie ordinaire, ce qui fait, de la vie ordinaire, une vie mutilée, c’est que les livres y manquent, le savoir qui passe par les livres […] ; la douleur qui passe par les livres, l’expérience, l’émotion, la compréhension du monde qui passent par les livres, mais surtout par le roman et le poème, la fiction littéraire.
Pas de livre, pas de pensée ? Non pas. Car le roman n’élabore pas de lois.
Tout ce monde pense, réfléchit, calcule ; mais pense sans armes ; calcule sans le secours des mots ; réfléchit sans le recours des livres.
Penser, c’est peser. Si l’effet de la littérature est de dévoiler le monde, ce dévoilement lui-même n’a d’autre fin que de nous permettre de juger, afin de nous aider à nous conduire.
Pour la suite, l’auteur parle mieux que moi :
Le but de la fréquentation du livre, le résultat de la fréquentation des livres, et des œuvres de l’esprit inscrites dans les livres, ce ne serait pas de rompre avec la vie ordinaire, ce serait de la transfigurer. Par le livre, on n’échappe pas à la vie ordinaire : on porte celle-ci à un niveau supérieur. Elle s’éclaire, elle est revisitée.
Ce livre, encore une fois, bouleverse, déstabilise. Elle met à bas les préjugés, montre que lire est vital, non pas pour réussir, non pas pour parvenir, mais simplement pour vivre. Pour donner une consistance au monde, le sauver de l’ordinaire, de la routine, des loisirs. Car le livre n’est pas un objet culturel, ni un loisir. C’est plus que cela.
On a donc à la fois tort et raison de dire qu’on s’évade lorsqu’on lit. Car on s’évade alors du monde non pour le quitter, mais pour le rejoindre.
Toute chose racontée était une chose sauvée…[…]
Lire permet d’échapper au mensonge, à la fausseté du monde.
Une vérité existait sans doute dans le monde, il fallait la chercher […]. Cette vérité, il revenait à la littérature de la dévoiler.
Et tout simplement…
Le livre est le lieu de l’arrachement à soi et de l’ouverture au monde. Lire permet l’altérité, ouvre au monde et aux autres. Et lire permet le monde.
Lire un livre, c’est achever de l’écrire, non en lui apportant un complément de sens, ou une interprétation personnelle, mais en lui fournissant le secours de notre monde propre pour qu’il s’incarne.
Si la lecture permet l’incarnation du monde, le personnage permet la carnation de l’homme. Au contact de tous les héros de roman, on peut mieux se comprendre soi-même. On devient autre par la médiation du personnage, mais autre pour devenir soi-même. Grâce à la fiction, chacun porte une tête multiple sur ses épaules.
Cette importance de la lecture est illustrée par un chapitre émouvant sur l’Europe de l’Est, au temps de l’oppression. Pas de loisirs, pas de télé, pas d’ennuie ; de la peur, et puis, surtout, pour survivre, des livres. La crainte est que ce besoin des livres, cette nécessité des livres soit oubliée avec la fusion de l’Europe de l’Est et de l’Europe de l’Ouest...
Et puis la fin ; la fin sur le revers de la médaille du bonheur de lire. La mélancolie. La mélancolie qui naît, à la suite d’un seuil, de la dépréciation de soi liée à notre culpabilité de survivre. C’est nous qui avons trahi les morts en les abandonnant à la mort. Or ici, la seule issue est le pardon. Et où peut-on obtenir ce pardon ? Dans la littérature. Parce que ce tribunal, note Danièle Sallenave, c’est la littérature. Le sentiment de mélancolie se transforme en puissance de création.

Faire redire aux morts rajeunis leurs passions interrompues.
Baudelaire

Voilà ce que je pouvais dire sur cet essai. J’aurais voulu tout recopier, tout dire. Tout est passionnant, éclairant. Même si la pensée de l’auteur est parfois difficile à suivre parce qu’anti-dogmatique. Elle bouscule la doxa, et met des mots sur ce que tout lecteur ressent : la nécessité des livres dans la vie, pour vivre pleinement.
Un essai passionnant.

Dimanche 24 octobre 2010 à 15:27

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/IngridBetancourtdecritsesanneesdecaptivitedansMemelesilenceaunefinreference.jpgMême le silence a une fin, Ingrid Betancourt
Me voici arrivée au bout des sept cent pages du livre-témoignage d’Ingrid Betancourt. Me voici arrivée à la fin d’un long périple. Non pas que le livre soit long à lire ; non pas que sa lecture soit laborieuse. Si l’on est heureux d’en finir, c’est parce qu’on sait que pour elle, le calvaire est terminé. Totalement terminé. Enfermé dans ces lignes, dans ces pages douces au toucher, mais qui décrivent la plus grande souffrance. Celle d’être séparée des siens, celle d’être enfermée, celle de ne pas être libre. En privant les otages de la liberté, les FARC les privent de leur dignité, et par extension, de leur humanité. Sans volonté, sans s’accrocher, ils perdraient toute identité. C’est ce qui m’a frappée dans ce livre : tout ce qu’Ingrid Betancourt raconte, ce sont ces marches au bord du précipice, alors qu’elle et ses compagnons manquent de perdre ce qu’ils sont, et ces tremplins vivifiants vers une humanité sauvegardée. Rien de « trash », rien qui ne mette le lecteur en position de voyeur. Juste le récit du parcours d’une femme dans une jungle hostile où tout était fait pour qu’elle perde son identité, son humanité, sa dignité. Le passage le plus dur, le plus terrible, le plus humiliant, est comme rejeté au début. Vomi. Honni. Mais comme toutes les autres horreurs qu’on devine, entre les lignes, Ingrid Betancourt utilise la litote pour mieux les dire. Les grandes émotions sont inexprimables, et elle montre, en ne les effleurant qu’à peine de sa plume, qu’ils sont réels, et doivent être restitués dans toute leur violence. Dans ce cas, l’écriture est de trop ; cette écriture salvatrice mais qui pourtant stylise le réel, le transforme. Ecrire cette souffrance était impossible. Cela aurait été la trahir.  Peut-être que j’extrapole, peut-être n’a-t-elle pas pensé à cela… Mais c’est ce l’impression que me donne son texte.
Un texte qui s’ouvre, in medias res, sur une fuite. Une tentative d’évasion. On ne comprend pas tout. On est entraîné dans cette course effreinée vers la liberté. Une liberté dont on ne saisit pas non plus tout de suite le prix. Mais un chapitre qu’on comprend ensuite, comme étant plus que nécessaire. Un chapitre qui a permis de commencer à écrire, dans une langue offrant la mise à distance. Ecrire suppose de poser des mots le réel ; de se le remémorer avant de le mettre en mots. L’espagnol était la langue des émotions ; le français a été celle de la maîtrise. Transformer le réel en espagnol eut probablement été une trahison trop grande…
Attention toutefois, je ne dis pas que ce qu’elle écrit est fallacieux, mensonger ! Pas du tout ! Je dis simplement que quand on écrit, fatalement, on sélectionne, on transforme, on grossit ou on omet. D’autant plus quand il s’agit de raconter plus de six ans de captivité. Et ce qui est captivant, frappant, c’est que, comme je l’ai dit, ce ne sont pas tous ces détails sordides que l’auteur raconte, tous ces détails qui ont du ponctuer cette vite dans la jungle, entourée de geôliers plus mesquins les uns que les autres le plus souvent, des hommes en plus, enfin bref… ce n’est pas cela qu’elle raconte le plus. Malgré les petites bêtes piquantes, malgré les blessures, malgré la saleté et le manque de nourriture, ce qu’on retient de ce livre, ce sont tous ces moments d’humanité, tous ces tremplins salvateurs qui lui ont permis de survivre. Tout ce qui touchait à la liberté, si infime soit-elle, tout ce qui avait trait à l’amitié, à la culture, tous ces stratagèmes pour tromper le désoeuvrement, bref, tous ces effrots surhumains pour, justement, rester humain dans un environnement qui n’avait nullement, lui, visage humain.
La jungle, ou la prison naturelle. Au milieu de cette jungle, un campement. Nomade le campement. Forcément, il ne faut pas se faire attraper par l’armée colombienne. Et dans ce campement, des baraquements, et souvent, trop souvent, des chaînes. Si l’on continue à ouvrir les poupées russes, ce qu’on trouve, c’est une humanité enchaînée, enchaînée à des hommes qui ont droit de vie ou de mort sur elle, enchaînée à des instincts de survie, mais parfois, aussi, enchaînée plus que tout à l’espoir. Parce que la plus petite poupée, celle qui est enfermée dans tout ça, c’est le cœur, le cœur capable d’aimer, de compatir, cherchant à ne jamais flancher. La dignité, le désir de liberté, voilà ce qui le meut. Moteur de toute vie, il est ce qui a permis à Ingrid Betancourt et ses compagnons de survivre. Malgré la pluie, malgré les nuits d’insomnie, malgré les mauvais traitements. Et ce sont les moments où ce cœur était à l’unisson des instants d’humanité que l’esprit a, semble-t-il, le mieux gardés en mémoire.
La vie en captivité est une vie terrible, mais une vie quand même. Il y a les compagnons qui se succèdent, la politesse faisant place à la jalousie, la jalousie à l’exaspération, l’exaspération à la réclusion. Parmi ces compagnons, il peut y avoir des amis. Lucho et Marc, la famille qui fut la sienne dans la jungle. Et puis les gardes, les sergents, les guerrilleros, les guerrillera, les FARC qui s’occupaient d’eux, les gardaient, indifférents, mais parfois se confiant, améliorant le quotidien, riant, et même, pour certains, ayant soif d’apprendre. Ils vivent aussi leur vie, une vie étrange, dans la jungle. Mais c’est leur vie ; une vie quand même. Ingrid s’attache à évoquer ces hommes, ces femmes, qui eux aussi rêvaient de liberté, s’étant enchaînés de leur plein gré à la vie militaire pour échapper à la rudesse de la vie civile. On cherche tous une vie meilleure. Certains se contentent de la jungle, alors que pour d’autres, l’espoir est ailleurs. Autant de destins croisés, autant d’hommes et de femmes emprisonnés.
La spiritualité et les mots ont aidé Ingrid Betancourt à survire dans la jungle. Encore une fois, les mots lui ont permis de se tourner toute entière vers sa nouvelle vie.
Est-ce la peine de vous dire que j’ai beaucoup aimé ce livre ? Admirablement écrit – quand on sait que la langue maternelle de l’auteur n’est pas le français-, dans une volonté de justesse et de précision, sans chercher à faire dans le sordide commercial, c’est une œuvre qui émeut et fait réfléchir à la fois. On ne s’apitoie pas sur le sort des otages, mais on vibre avec eux de cette volonté qui ne les lâche pas et les conduit, chaotiquement mais inexorablement, vers la liberté.
Je ne pouvais ni ne voulais résumer ces sept cent pages. Ingrid le fait, de toute manière, mieux que moi. Le plus intéressant étant, ce me semble, de réfléchir sur le combat d’une femme, qui lutte alors qu’autour d’elle, tout est silence.

Mardi 26 octobre 2010 à 22:05

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/surlalectureMarcel.jpgSur la lecture, Marcel Proust

Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré.
Rien que cette phrase est magnifique. Comme toujours, Proust parvient à envoûter les mots, à rendre le texte mélodique et évocateur. Dès la première phrase donc, on est envoûté. Et puis de toute façon, Marcel parlant de lecture, ça ne peut être que brillant, éclatant...
C’est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des beaux livres […] que pour l’auteur ils pourraientt s’appeler « Conclusions » et pour le lecteur « Incitations ». Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs.
Plus que cela même, puisque la belle et grande idée de Proust, dans ce qui constituait à l’origine une préface à la traduction de Sésame et les Lys de Ruskin, est que lorsqu’on lit, on se souvient du lieu où l’on se trouvait au moment de la lecture, plus que du livre en lui-même. […]ce qu’elles laissent surtout en nous, c’est l’image des lieux et des jours où nous les avons faites. Qui mieux que Proust le dirait ? C’est d’ailleurs ce que le texte suggère avant même que l’idée ne soit formulée. Proust ne parle pas des livres du jeune Marcel, mais de la salle à manger, de l’attente fébrile du dîner qui signifie qu’on le forcera à fermer son livre, du goûter dans la campagne, au pied des aubépines, et de ses stratagèmes pour se cacher et poursuivre sa lecture. Et enfin, le soir, la lecture sous les draps, à la bougie, quand papa et maman sont couchés. Ce livre, c’est le Capitaine Fracasse. Mais peut importe finalement. Ce qui compte, plus que tout, c’est le lieu.
Mais pendant la lecture, ce qui touche aussi, ce sont les personnages. Ces êtres pour lesquels on a plus tremblé que pour n’importe quel membre de notre famille, n'importe quel ami. Ces êtres qui nous ont fait vibrer pendant quelques heures, et pour lesquels on a eu plus d’angoisses et d’affection que pour tout autre. Ces êtres, de papier malheureusement, qui ne naissent ni ne meurent vraiment, mais apparaissent et s’évanouissent aussi vite que nos yeux balaient le papier. Un clignement, une page tournée, et ils ne sont plus là…
Et puis la lecture est une amitié. Une amitié sans contrepartie, une amitié sincère, pure et calme, qu’on choisit, et où personne ne nous juge. Pas de souci de plaire ou de déplaire ; puisque notre interlocuteur, c’est un mort. Mais quel mort ! Un grand auteur, de préférence ancien (leur phrasé ressemble à ces belles choses qui ne se font plus…) dont les mots nous ouvrent les yeux…
Tant que la lecture est pour nous l’initiatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n’aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. Il devient dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l’esprit, la lecture tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l’effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle, déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres et que nous n’avons qu’à prendre la peine d’atteindre dans les rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un parfait repos de corps et d’esprit.
Proust nous met en garde contre la lecture lettrée, la lecture intellectuelle (rappelons-nous cette méfiance qu’il a envers les intellectuels, et qu’il proclame au début du Contre-Sainte Beuve). Il ne s’agit pas de consommer, d’incorporer une vérité toute faite prise entre les pages des livres que nous lisons, mais d’user de sa capacité de réflexion, de sa propre sensibilité, du sens que nous lui donnons en propre. La faire sienne, voilà ce qu’il faut faire. Plus que la consommer, l’incorporer, l’ingérer, la transformer. Ce qu’on n’a lu n’est alors plus la vérité, une espèce de corps étranger, ce qu’on a retenu en lisant, mais ce qui a pu faire germer en nous l’ébauche d’une idée, d’un désir, d’une réflexion que nous seul pourrons poursuivre.
L’auteur est donc un passeur, un initiateur, un embrayeur. Proust lui-même est cela, et encore plus. En lui on se retrouve, et encore davantage ; on réfléchit sur ce moi que l’on a l’impression de découvrir. Certes l’identification est limitée. Mais cependant, ce chez-soi que je ressens à chaque lecture de Proust, ces images qu’il évoque en moi, je continue ensuite à les tisser.
Et l’on tissait dans sa mémoire
Une tapisserie sans fin
Qui figurait son histoire.
In « L’émigrant de Landor Road », Alcools, Apollinaire

Merci à cette amie qui m'a prêté ce livre minuscule dans l'oeuvre, mais merveilleux!

Vendredi 7 octobre 2011 à 11:56


 Voilà, j'ai décidé de quitter cette plateforme et de continuer à écrire à propos des livres ailleurs...

A bientôt! 


Voici donc la nouvelle adresse : 

http://lemonde-dans-leslivres.blogspot.com






 
 
 
 
 

<< ...Livres précédents | 1 | Encore d'autres livres... >>

Créer un podcast