Le Père Goriot, Honoré de Balzac
Il était à Paris une pension bourgeoise que tout le monde connaît ; c’est la maison Vauquer. La tenancière Madame Vauquer, vieille femme rabougrie, qui sent le renfermé, le moisi, le rance, l’avarice et la spéculation, contient en elle l'harmonie un peu gluante du décor ; je dirais même qu'elle est, respire et vit la pension. Relation d’implication entre elles deux ; vous n’imagineriez pas l’une sans l’autre. Deux vieilles biques. Je vous laisse en goûter l’odeur… surtout celle de la salle à manger…
Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu’il faudrait appeler l’odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements ; elle a le goût d’une salle où l’on a dîné ; elle pue le service, l’office, l’hospice.
Ça donne envie n’est-ce pas ? Mais dès lors qu’on a mis un pied dans cette pension, on se rend compte qu’il va s’en passer, des choses ! Elle abrite en effets les personnages les plus bigarrés, divers et étonnants que Paris puisse rencontrer. Des étudiants, des vieilles filles, des vermicelliers, d’anciens forçats (incognito), un peintre, un médecin en herbe, et j’en passe. Et chacun porte un nom bien caractéristique, amusant et significatif. Poiret pour l’un, Michauneau pour l’autre, Taillefer et Couture, pour le rire onomastique. Et au milieu de ces pensionnaires, il y a Rastignac. Rastignac, Eugène pour les intimes, c’est l’ambitieux balzacien de base. Il fonctionne à l’énergie, à la volonté, à la force de l’ambition. Il mène sa vie d’une main de maître, et sans fausse note. Un héros. Il y arrive ; pas tout seul certes, mais il y arrive, et dans le monde, arrive. Parti du Marais, il atteint peu à peu les salonsdu faubourg Saint-Germain. Et ce sans renoncer, ou presque, à son côté sentimental. Du moins jusqu’à la mort du Père Goriot…
Tiens donc, oui, le Père Goriot ! On l’oublierait presque celui-là ! Pourtant c’est bien de son histoire dont il est question dans ce roman. On l’omet parfois au profit de l' importance de l'oeuvre en tant que roman d’apprentissage, et pourtant il est là, et bien là, à chaque page ou presque. C’est lui qui permet à tout ce qui arrive d’arriver, au fond.
M. Goriot, ancien vermicellier, avait fait fortune dans la farine (avant de s’y faire rouler, mauvais jeu de mot relatif vous verrez !). Ayant perdu sa femme, il s’est retrouvé seul avec ses deux filles, Anastasie et Delphine. Désireux de les faire parvenir dans le grand monde, il les a chacune bourgeoisement mariées (l’une au banquier Nucingen et l’autre au conte de Restaud) et leur a distillé, sous par sous, sa fortune. Résultat, il s’est peu à peu privé de tout, vidé de tout ; une mise à mort par don de soi. Une figure Christique. Et la farine dans tout ça ? Ses filles l’y ont roulé, et pas qu’un peu. Abandonné à son agonie, c’est bien Rastignac qui lui fut le plus fidèle. Un vrai fils de substitution. On pourrait gloser longtemps sur ce personnage, qui a fait couler beaucoup d'encre, et à Balzac d'abord. Une vraie figure christique avec un coup de folie, parce que sinon, ça n'est pas drôle! Un petit père minable doublé d'une figure paternelle remarquable.
Nous disions père pour Eugène... Et bien oui, en quelque sorte! puisque grâce au Père Goriot, il a pu se rapprocher de Madame de Nucingen, et se faire une place dans le grand monde au bras de cette belle, riche et influente maîtresse. Certes il est aidé en cela par ses liens de parentés avec Madame de Bauséant, grande amie de la Duchesse de Langeais soit dit en passant, qui dès ce roman évoque ses velléités moniales, et ses peines de cœur avec son capitaine. Comme quoi, tout se recoupe, et c’est là qu’on mesure l’importance du Père Goriot dans la Comédie Humaine. Le retour des personnages, belle invention tout de même, et grand plaisir de lecteur !
Et puis il y a Vautrin. Ah Vautrin, Jacques Colin, Trompe-la-Mort… Qui sont-ils me direz-vous ? Le même, messieurs-dames ! C’est lui le forçat en question ! Ce bonhomme étrange qui parle bien, a lu, est cultivé, et surtout connaît le fonctionnement de la machinerie du monde. Il conseille Rastignac, lui promet monts et merveilles, femmes, argent, prospérité, renommée… Il souhaiterait faire fortune en Amérique ; planter du tabac. Il incite Eugène à oublier tout principe ; à se laisser aller à la vanité, l’avarice, l’égoïsme, clés d’un arrivisme réussi. Rastignac s’en méfie ; et à juste titre. De la poudre, une fausse apoplexie, une claque sur l’épaule et zou, démasqué est notre homme. Sous les favoris et le masque honnête se trouve un rouquin sanguinaire, avide de monnaie et de billets. Un vrai rapia. Je pense qu’au fond, Madame Vauquer l’aimait vraiment bien.
Un foisonnement, je vous le disais bien. C’est rempli à ras bord ; et pourtant c’est génial. Balzac et la pléthore ; Balzac et l’énergie ; Balzac et l’embompoint joli, dans les textes surtout. Copieux mais essentiel. Chaque page est comme un nutriment indispensable à la compréhension du génie balzacien. Génie de l’écriture (cf passage sur l’odeur… !), de l’intrigue, de la construction d’un monde. En parallèle des salons, il construit tout l’univers de la Comédie Humaine, lorgnant de sa chambrette les expansions du monde. Il explore Paris, ses bas fonds et son luxe, le bagne et les appartements où brillent vermeils et dorures. Une bigarrure chatoyante ; la panoplie du succès. Et pas une ride… (sauf Madame Vauquer !)