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 Histoire d’une vie, Aharon Appelfeld

Ce livre m’a semblé en forme d’équation ; comme s’il fallait chercher à chaque page, chaque chapitre, un indice pour la résoudre. Cette équation nous est donnée dès la préface : Les pages qui suivent sont des fragments de mémoire et de contemplation. Mémoire et faits ; recherche par la contemplation de ce qui fait la nature profonde d’un individu, la beauté d’un paysage, le charme d’un être. Lorsqu’on se laisse aller à la contemplation, il arrive souvent que la rêverie prenne le pas sur la réalité. Il en est de même dans la contemplation de ses propres souvenirs : la mémoire sélectionne des faits, des détails insignifiants, et leur insuffle la consistance d’évènements majeurs. Dès lors qu’on cherche à donner une signification aux choses, elles s’exacerbent et leur rapport avec le réel s’étiole à force d’épanchement. Mémoire et imagination vivent parfois sous le même toit.

Il va donc s’agir de comprendre en quoi cette autobiographie est une réinterprétation composite du passé, et ce à travers une réflexion sur la langue. Comment dire ce passé perdu, enfoui de l’enfance qui pourtant est si net, comment dire les années de guerre dont il ne reste qu’un magma difforme et effrayant, comment dire l’innommable alors que les mots ne suffisent pas ?

S’ajoute à la difficulté à dire avec des mots la difficulté à dire tout court ; dur combat entre mémoire et oubli, lutte sans merci entre sens et chaos. Or mettre fin au chaos n’est possible que grâce à la langue, et à la littérature. A elles deux, elles permettent de mettre en forme l’informe.

Toutefois ce livre, dont le titre donne à penser, n’est pas une autobiographie à proprement parler. Histoire d’une vie met en exergue la part de sélection, d’imagination, de fiction qui préside à tout récit, au caractère sélectif imparti à la création, aux choix qu’implique le récit d’une vie. Or la mémoire n’a pas tout retenu, la mémoire a pu oublier, la mémoire a souhaité oublié. Il faut donc que l’imagination recrée, utilise le matériau à sa disposition, ce matériau qui, chez notre auteur, est ancré dans sa chair. C’est comme si un autre esprit qui a vécu la guerre a sa place ; seul son corps se souvient […] les paumes des mains, le dos et les genoux se souviennent plus que la mémoire. Pour raconter la Shoa, il ne s’agit pas de rendre compte de faits précis ; il s’agit de faire parler les souvenirs de son corps, les perceptions, les sensations. Le palpable contre le factuel raisonné.

Dès lors qu’on s’en rapporte au corps et à ses perceptions, il est difficile de prétendre à l’ordre, à l’organisation, à un plan raisonné. Ainsi ce livre n’est pas un résumé, mais plutôt une tentative, un effort désespéré pour relier les différentes strates de ma vie à leur racine. Que le lecteur ne cherche pas dans ces pages une autobiographie structurée et précise. Ce sont différents lieux de vie qui se sont enchaînés les uns aux autres dans la mémoire, et convulsent encore. Une grande part est perdue, une autre a été dévorée par l’oubli. Ce qui restait semblait n’être rien, sur le moment, et pourtant, fragment après fragment, j’ai senti que ce n’étaient pas seulement les années qui les unissaient, mais aussi une forme de sens.

Il a attendu, au fond des caves silencieuses, dans lesquelles les mots n’avaient pas leur place, l’éruption. Eruption des souvenirs, de la parole enfin libérée, de la langue apte à rendre compte de tout cet innommable.

Ce livre est une réflexion sur le souvenir, la Shoa, la langue, l’indicible et sa nécessaire transmission. La phrase qui l’ouvre est une question : Où commence ma mémoire ? S’ensuivent quelques pages au présent de narration, scènes fortes et comme palpables, d’une précision étonnante et détonante pour qui lira la suite. Le passé est ici fort de sa présence. Le choix du présent permet de conférer à ses souvenirs une envergure de précision et de permanence. Souvenirs de séjours de vacances chez les grands parents, quand le temps avaient encore une signification, quand le passé et l’avenir se fondaient dans un présent rassurant. Les épisodes narrés tournent d’ailleurs autour des mots, de la langue. Les parents de l’auteur parlent allemand, ses grands-parents Yiddish. Dès son plus jeune âge, les mots ont recouvert une importance d’envergure pour Appelfled.

Par bribes nous sont ensuite contés des épisodes de la guerre, d’abord du ghetto, puis des déportations, des wagons, des peurs, des larmes, des camps, de la marche forcée. Mais ce sont seulement des bribes, des épisodes, de ces épisodes que la mémoire sélectionne et que l’imagination refonde. Bien entendu ce n’est pas l’essentiel. La fuite du camp, l’errance dans la forêt à 10 ans, tout ceci n’est que suggéré, dit à mots couverts, et même, à force d’espaces blancs. Ce n’est pas le plus important. Le plus important est la lutte qui suit les évènements, lutte entre mémoire et oubli.

Beaucoup, après la guerre, ont choisi de raconter. Les mots ont coulé, coulé, coulé d’abondance au point de se noyer les uns dans les autres et de perdre tout sens, s’ils en avaient. Le silence qui avait régné pendant la guerre et peu après était comme englouti par un océan de mots. Nous avons l’habitude d’entourer les grandes catastrophes de mots afin de nous en protéger. Appelfeld se fait donc critique envers mémoires, récits, témoignages et souvenirs divers souvent galvaudés, et qui pourtant ont pullulé au sortir de la guerre. Lui avait besoin de retrouver, à travers les méandres de sa mémoire et de ses sensations, sa légende intime, une poétique personnelle. La question de la langue s’est alors posée. Comment raconter alors que les mots ne viennent pas, et surtout qu’ils ne s’enchaînent pas ? Flots impétueux contre bégaiement. Il s’agissait de relier des chaînons, de trouver les bons mots ; en résumé, de trouver la bonne langue. Une langue qui permette de traduire les sensations, dès lors que les faits avaient sombré dans l’oubli. « Sans langue je suis semblable à une pierre. »

Sa langue maternelle est l’allemand. Mais l’allemand est la langue de l’ennemi, cet ennemi qui a tué sa mère. Sa mère et sa langue sont mortes en même temps. Il fallait donc en adopter une autre. Ce fut le Yiddish, puis l’hébreu. L’hébreu, cette langue ancienne et universelle, cette langue de la prière, qui permet de dialoguer avec Dieu.