Le Monde dans les Livres

Samedi 15 janvier 2011 à 22:50

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/ladouleur.jpgLa douleur, Marguerite Duras
Des feuillets dans un cahier ; un journal ; des mots, quelques dates. Elle ne sait trop d’où cela vient, quand est-ce qu’elle a pu l'écrire. Des mots au milieu de la douleur, qui sont passés inaperçus. Des mots qui sans doute, ont permis de continuer à avancer malgré le poids accablant de la douleur.
La douleur
… cette manière qu’a le titre de distinguer cet état de souffrance physique et morale est étonnante, déroutante, écrasante et presque éprouvante (j’allais dire douloureuse…). Le titre nous fait peine, peut-être même peur. On sait que ça va être dur ; qu’un auteur, qu’on suppose être Marguerite Duras, va nous parler de sa douleur. C’eut put être un essai ; ce n’en est pas un. Elle nous dit que c’est un journal ; je ne la crois pas. Pour moi, c’est une autofiction. Elle romance ce qu’elle a vécu, encore une fois. Rien que le titre, généralisant, sent le mentir-vrai, la fausse monnaie, la fiction. Pourtant il y a Robert L. Robert Antelme. Il est allé dans les camps ; il en est revenu. Il a souffert. La douleur physique et morale, là-bas ; mais aussi la douleur physique du rétablissement. Il y a Duras aussi qui a fait de la résistance. Dans ce livre elle se compromet, d’accord ; elle a résisté, c’est vrai. Elle est intervenue dans la vie publique et elle le dit ; elle écrit ce qui d’ordinaire reste de l’ordre de l’intime, du caché. Elle expose sa douleur avec impudeur.
Mais bon sang, de quelle douleur parle-t-elle alors, si ça n’est pas de celle de son mari fait prisonnier ? Elle parle de la douleur de l’attente, l’attente fébrile, l’attente auprès du téléphone, dans les bureaux, auprès des rescapés. L’attente d’une lettre, d’une voix, d’un nom prononcé. Il doit revenir mais elle ne le voit pas, n’en entend pas parler, ne comprend pas. Elle porte cette attente d’un être qu’elle voit mort, parfois, par flashs, cette attente qui l’accable, la vampirise, la laisse au bord de la folie. On se demande quand est-ce qu’elle a pu écrire ce journal. Elle aussi se le demande, dans la préface (ou bien la déclaration d’intention, qui se veut pacte de sincérité, mais l'incertitude, l’oubli hyperbolique sèment le doute, avec force…)
J’ai retrouvé ce journal dans deux cahiers des armoires bleues de Neauphle-le-Château.
Je n’ai aucun souvenir de l’avoir écrit.
Je sais que je l’ai fait, que c’est moi qui l’ai écrit, je reconnais mon écriture et le détail de ce que je raconte, je revois l’endroit, la gare d’Orsay, les trajets, mais je ne me vois pas écrivant ce Journal. […] Ce qui est évident, c’est que ce texte-là, il ne me semble pas pensable de l’avoir écrit pendant l’attente de Robert L.
Comment ai-je pu écrire cette chose que je ne sais pas encore nommer et qui m’épouvante quand je la relis. […] La douleur est une des choses les plus importantes de ma vie. Le mot « écrit » ne conviendrait pas. […] Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m’a fait honte.
 
Duras, dans ces pages, nous raconte les jours de la libération, quand les corps épuisés, vides et flottants sont ramenés dans la capitale. Cette douleur qu’elle lit sur les visages, elle la ressent aussi au fond d’elle-même. La douleur de l'attente mais aussi de la honte; la honte d'attendre un opposant politique. Peut-être qu’en décrivant sa douleur elle parle de celle des autres. En rendant compte de son histoire personnelle, sans toutefois s’appesantir –d’ailleurs, de cette douleur, elle en parle peu, très peu ; elle se laisse deviner, insidieuse, entre les mots, dans les blancs pourquoi pas, quand elle empêche d’écrire… bref en racontant l’attente, en rapportant les évènements, les menus faits, de cette écriture lapidaire qui dissèque, précise, laissant mots et phrases à vif, derrière lesquels tremblent la douleur, elle nous dit quelque chose de l’être humain. Derrière cette vérité prétendue, par la préface, par la précision des lieux et des dates, Duras veut peut-être nous faire croire à la Vérité. Cependant on sait qu’avec elle, et surtout en littérature, la vérité est impossible, surtout quand on parle de soi. Elle retrouve ici des traces laissées en elle par le passé, que le temps, sa mémoire, l’imaginaire et les mots ont transformé. Et de ces multiples éléments, véridiques ou mensongers, peu importe, émerge alors une vérité qui dépasse la description d’une histoire individuelle pour atteindre à l’universel.
Pour elle, l’histoire de nos vies, l’histoire de sa vie, n’existe pas. Le roman de sa vie, de nos vies, existe, oui, mais pas l’histoire. C’est dans la reprise des temps par l’imaginaire que le souffle est rendu à la vie.
On peut la croire quand elle dit qu’elle a retrouvé ces lignes, qu’elle n’y a pas touché, que la littérature n’y a rien ajouté; mais on peut aussi, je pense, ne pas la croire. Moi je ne la crois pas. D’autant qu’écrire, rien qu’écrire, ce comme elle le dit, a postériori et pas sur le vif, c’est transformer. Par l’imaginaire, le souvenir, le mensonge et le style. Des mots justes qui, je pense, s’approchent de la vérité sans jamais l’atteindre.
Et puis finalement, quelle importance ? Que l’histoire coïncide avec les données objectives, que l’on puisse accoler le passé historique et son fac-simile, quelle importance ? Qu’est ce qui importe vraiment, sinon les sensations, les émotions, les sentiments qui saturent le livre, qui le saturent autant que les corps qui reviennent sont vides de vie ? On s’en fiche que ce soit vrai ou pas ; ce qui compte, c’est le livre, ses mots et les images, souvent terribles, qu’il nous laisse. Terrible mais aussi follement émouvantes, flirtant avec l’espoir et l’abandon.
Un très beau témoignage, roman, épanchement, ce que vous voulez… Surtout la première partie ; celle qui raconte l’attente. La seconde lui est antérieure, chronologiquement. Encore un détour qui met la puce à l’oreille… Ou pas… De toute façon…
 J'ai oublié de dire que ce texte contient la description quasie organique du retour à la vie d'un déporté. Un témoignage(on pourrait encore discuter ce terme!) étonnant, rare et poignant.

Dimanche 16 janvier 2011 à 0:39

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/confessionDUnMasque.jpgMishima, Confession d’un masque
Dès son plus jeune âge, celui dont Yukio Mashima n’est pas le vrai nom se passionne pour des images d’hommes plus ou moins viriles, plus ou moins charismatiques, qui l’obsèdent. Un vidangeur (comme il dit, un collecteur d’excréments), un homme à cheval, un martyre, tout ce qui porte muscles, poils et sang, tout cela lui échauffe les sens, et titille en lui les émotions tragiques, la pitié magnifiée jusqu’à l’épuisement et le jaillissement sexuel. Tout ce qui est virile et tragique est marquant. Ainsi la représentation de Saint Sébastien, saint patron des homosexuels, le fascine et suscite en lui ses premiers désirs charnels.
Ceci, l’auteur nous le raconte, tout en pudeur. Il plonge en lui pour tenter de retracer son parcours, ce qui l’a fait advenir à ce qu’il est maintenant (ou ce qu’il croit être…). En effet, la métaphore du masque et du théâtre, qui lui est associée, sont fortement présentes dans cette autobiographie.
Chacun dit que la vie est une scène de théâtre, mais la plupart des gens ne semblent pas obsédés par cette idée, du moins pas autant que je le fus.
L’enfant malingre qu’il était, le petit être chétif toujours enrhumé sans que cela ne l’empêche de tomber amoureux d’un de ses camarades de classe, est obsédé par une chose : cette déviance, cette honte (il le dit) qu’il sent naître en lui, et qui le rend différent. Alors il se créé un masque : celui du jeune homme blasé par la gent féminine.
En réalité, les autres garçons n’éprouvaient pas, comme moi, le besoin de se comprendre eux-mêmes, ils pouvaient être naturels, alors qu’il me fallait jouer un rôle, ce qui exigeait un discernement et une attention considérable.
Il se sent différent mais sans cesse le dissimule, au point de tomber amoureux de la sœur d’un de ses camarades, Sonoko. Il tombe amoureux d’elle au point de ne plus savoir faire la différence entre l’artificiel et la naturel, la vérité et le mensonge, la passion feinte et la vraie. Il ne ressent aucun désir charnel envers les femmes, encore moins envers Sonoko, qui tombe amoureuse de lui. Entre volonté et désir son cœur balance, il ne sait que répondre quand on lui demande s’il est amoureux d’elle, et s’il serait d’accord pour l’épouser. Toujours cette tentation de la dissimulation qui l’assaille, l’obsède.
Finalement, il est comme tiraillé entre l’esprit et la chair. Il n’aime pas les beaux éphèbes intellectuels ; il aime les femmes parce qu’elles représentent pour lui la spiritualité. Il est déchiré, et son masque avec lui.
Confession parce qu’il nous livre ses désirs les plus noirs, ses fantasmes les plus inavouables, mais aussi peint au jour son masque, aussi grotesque soit-il. L’écriture qui parle du masque, de la feinte et de la dissimulation. On pourrait alors penser qu’on touche ici au plus haut degré de sincérité. Pourtant, si la première partie de l’ouvrage, pure confession et analyse de soi, semble des plus sincères puisque des plus confessante justement, la suite, lorsqu’il raconte ce qu’on peut appeler ses amours avec Sonoko, m’a semblé pur roman. On balance donc sans cesse, entre vérité et fiction, dissimulation et révélation, désirs et spiritualité, avouable et inavouable. N'est-ce pas un peu tout cela, un homme?
 Nulle part il ne dit que ce qu’il écrit est la vérité. Mais enfin, un écrivain qui écrit sur le masque qu’il se constituait, un masque un peu grotesque de don juan de bas étages, qui finalement dévoile tout en dissimulant, un masque qui se déchire sans jamais s’ajuster, en proie aux rencontres et aux désirs, bref, un écrivain qui écrit sur lui comme personnage de fiction sciemment révélé, n’est-ce pas la littérature au miroir ? Mishima était pour lui-même un personnage. Alors que fait l’écriture quand elle fait de ce personnage un vraie personnage de roman ? Cette surenchère de fiction ne finit-elle pas par, elle aussi, faire craquer le masque ?
On pourrait discuter longtemps… Enfin quoi qu’il en soit, il me semble que l’auteur met ici le doigt sur un point essentiel de la mascarade de la vie : chacun joue un rôle, qu’il maîtrise plus ou moins, et dont il a plus ou moins conscience.

PS : la photo de la couverture n'est pas très nette, mais c'est celle de mon édition et, en plus de m'avoir accompagnée tout au long de ma lecture, elle m'a semblée très pertinente dans la mesure où elle illustre bien le fait que le masque dissimule, ainsi que le fait qu'il se déchire, comme un rideau, un voile...

Jeudi 20 janvier 2011 à 23:54

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lhorizon.jpgL’Horizon, Modiano
L’horizon reste toujours un peu le même chez Modiano. Les lignes de fuite se recoupent souvent, très souvent, voire trop souvent. Qui connaît cet auteur ne sera pas surpris de retrouver les grandes problématiques, récurrentes : la quête d’identité, l’oubli, le passé revisité, les zones d’ombres, la femme mystérieuse,…Il y a tout cela dans ce nouveau livre, tout ça qui est pareil, dans un roman qui est tout de même nouveau.
Dès le début, le souvenir entre dans la danse ; Bosmans se remémore des bribes de son passé perdu, qui lui apparaissent comme des paillettes d’or au milieu de trous noir ; la "matière sombre", comme il l’appelle. De noms en noms, de lieux en lieux, il finit par se rappeler le plus important : Margaret Le Coz. Le Coz, ça sonne breton, et pourtant, elle est allemande cette jeune femme mystérieuse, un peu enfant, toujours fragile. Avec elle il entame une relation dont on ne saura rien, ou si peu ; un verre par-ci par-là, une attente à la sortie du travail, des sorties au parc, des visites chez des employeurs,… Une relation peut-être davantage fraternelle qu’amoureuse en tout cas.
Pour eux la vie n’est pas aisée. Elle, elle se sent tout le temps poursuivie. Un type qui s’appelle Boyaval (toujours des noms d’hommes commençant par B. d’ailleurs…), dont on ne sait pas grand-chose, mis à part sa prédilection pour le poker et la prise de risque. Lui, Bosmans, il essaie d’écrire. On ne sait trop quoi, on ne sait trop quand. En tout cas, ce qu’on nous raconte, c’est sa jeunesse, alors qu’il s’est lancé dans son premier livre. En attendant, il tient la librairie d’une maison d’édition. Des bouquins sur les sciences occultes.
Bosmans, parfois narrateur, toujours personnage, nous embarque dans ses souvenirs, à Paris, dans sa jeunesse ; vingt et un an. Il nous embarque avec lui, avec tout ce que cela implique de zones d’ombres et de points obscurs. C’est difficile de le suivre parfois, il faut jouer au détective. Cette fois il n’y en a pas dans l’économie des personnages, pas comme dans le Café de la jeunesse perdue. Il faut être attentif à chaque nom, à chaque épisode, presque à chaque mot. Des lignes de fuite, des indices sur une carte, qui mènent toutes au même horizon. Un horizon qui s’ouvre à la fin, mais un horizon de la boucle, l’horizon de Modiano. Ça se répète, mais ça n’est jamais pareil.
Bon, une chose est sure, j’ai bien aimé ce roman, parce que j’aime l’atmosphère que créé le style de cet auteur. Toutefois, elle n’était pas aussi opaque et aussi envoutante que les autres fois. Question d’habitude ? Comme un parfum capiteux et plaisant dont on perd les saveurs à force de l’humer ? Peut-être… Il m’a semblé que ce roman était plus « réaliste », davantage de l’ordre du réel que de celui du rêve. On y croit à son histoire, au point que le charme se romprait presque. Il se rattrape cependant, juste avant la chute, et la machine est relancée. C’est bien construit, mais au bord du précipice. Un funambule qui risquerait de manquer son coup… S’il continue ainsi, j’ai peur qu’un pas de trop et…
Néanmoins peut-être que c’est bien ainsi. Peut-être que cette chute imminente vers le réel, cette avancée vers l’horizon, loin de l’obscurité habituelle, montre que l’auteur, grâce à l’autofiction, s’approche de la lumière… ?
Enfin on verra bien. En tout cas ce nouveau roman n’apporte rien de bien neuf dans la galaxie Modiano. Juste un pas de plus. Un pas, ou un regard, mais vers l’horizon. N’est-ce pas l’espoir ?
 

Dimanche 23 janvier 2011 à 1:09

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/extensiondudomainedelalutte.jpgExtension du domaine de la lutte, Michel Houellebecq
   Vous aussi, vous vous êtes intéressé au monde. C’était il y a longtemps ; je vous demande de vous en souvenir. Le domaine de la règle ne vous suffisait plus ; vous ne pouviez vivre plus longtemps dans le domaine de la règle ; aussi, vous avez dû entrer dans le domaine de la lutte. Je vous demande de vous reporter à ce moment précis. C’était il y a longtemps, n’est-ce pas ? Souvenez-vous : l’eau était froide.
   Maintenant vous êtes loin du bord : oh oui ! comme vous êtes loin du bord ! Vous avez longtemps cru à l’existence d’une autre rive ; tel n’est plus le cas. Vous continuez à nager pourtant, et chaque mouvement vous fait vous rapprocher de la noyade. Vous suffoquez, vos poumons vous brûlent. L’eau vous paraît de plus en plus froide, et surtout, de plus en plus amère. Vous n’êtes plus tout jeune. Vous allez mourir, maintenant. Ce n’est rien, je suis là. Je ne vous laisserai pas tomber. Continuez votre lecture.
   Souvenez vous, encore une fois, de votre entrée dans le domaine de la lutte.
 
Parce que c’est un livre qu’on a sous les yeux, et puis parce qu’on lit, chez soi, protégé, on peut penser qu’on ne craint rien ; que l’auteur, les pages et les signes nous retiennent. Pourtant, c’est dans un bain glacial qu’on plonge peu à peu en lisant ce roman. Un roman fait d’anecdotes de la vie de l’auteur. Une autobiographie qui n’en est pas vraiment une.
L’écriture ne soulage guère. Elle retrace, elle délimite. Elle introduit un soupçon de cohérence, l’idée d’un réalisme.
Autobiographique ou pas, quoi qu’il en soit, Houellebecq, ou son personnage, vont mal. Représentant de logiciels informatiques dans une entreprise, le narrateur se voit confiée la mission d’aller présenter un nouveau logiciel agricole dans des firmes perdues quelque part en France, la France de Jean-Pierre Pernaud. Et c’est là que le rideau se lève : l’entreprise. On voit ce qu’on ne voit jamais si on n’y est pas. On voit les réunions, les secrétaires, leurs minijupes et ce qu’elles provoquent ailleurs, la machine à café, les discussions de budget, de projet. On se croirait chez Balzac. C’est décrit à la loupe. La pension Vauquet est certes devenue une salle de réunion empestant le café froid, mais c’est de la bravoure. Le monde moderne, ses désirs, ses affres, ses perversions. Rien n’est épargné, tout grince, mais toutes les portes s’ouvrent. Celles de l’esprit du personnage déjà, dont on connaît tout –ou presque- de la vie pendant quelques jours. Celle d’une boîte de nuit, des toilettes, de l’hôpital. On suit un homme, un homme moderne et déprimé. On a distendu son être, on lui a enfoncé la tête sous l’eau. Le domaine de la lutte est en extension. La dépression est en marche. Et la libération sexuelle en expansion.
Pourtant il y en a à qui elle ne profite pas, cette libération. Ce sont eux qui subissent les attaques de l’auteur, et peut-être un certain soutien du personnage. C’est assez horrible parfois ; non pas que le texte transpire le sexe, non ; pas comme dans Les Particules Elémentaires (bien que dans ce roman les scènes érotiques touchaient à la poésie et à la métaphysique). Horrible de cynisme. Le grincement en devient par moments presque insoutenable. La loi du libéralisme qui s’étendrait au sexe : il y en a qui auraient de la chance, d’autres pas. Dans cette lutte pour la vie, c’est du chacun pour soi. L’homme est seul et voué à rien ; le domaine de la lutte s’étend sans cesse, inexorablement.
Cet effacement progressif des relations humaines n’est pas sans poser problème au roman. Comment en effet entreprendrait-on la narration de ces passions fougueuses, s’étalant sur plusieurs années, faisant parfois ressentir leurs effets sur plusieurs générations ? […] La forme romanesque n’est pas faite pour peindre l’indifférence, ni le néant ; il faudrait inventer une articulation plus plate, plus concise et plus morne.
On le voit, Houellebecq est bel et bien attaché à la forme du roman. Si son livre est ultra pessimiste, spleenétique jusqu’aux vomissures, il est tout de même ultra lucide, sur le monde et sur son écriture. Il dit ne pas avoir de style, faire coïncider tout avec n’importe quoi, laisser son esprit vagabonder et la plume transformer les soubresauts de son être en style. Je suis encore une fois épatée de voir à quel point Houellebecq est presque le peintre de notre vie moderne. Sauf qu’il peint à l’acide, et que ça fait très mal…
C’est brutal mais tellement vrai… Effrayant. Effrayant aussi de penser et d’être convaincue, de plus en plus, que cet auteur sera d’anthologie.
Imaginez en 2040 : Une classe de 30 élèves, tous en face d’un écran. Petit ou grand, je ne sais pas. Un enseignant leur fait face, ou presque, puisqu’il (elle) a aussi un écran sous les yeux. Mais enfin, tout de même, elle parle : « Allez au sommaire du manuel et cliquez sur Houellebecq, Michel. Auteur de la fin du XXème siècle, début du XXIème. » Cela ça n’a pas changé. Un prof ça donne des ordres. Ce qui a changé, c’est le monde que les livres décrivent. Imaginez un texte de Houellebecq enseigné à l’école…
 

Jeudi 27 janvier 2011 à 0:13

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lageurredeTroienaurapaslieu.jpgLa guerre de Troie n’aura pas lieu ! C’est ce que clame Andromaque au début de la pièce. La paix, c’est aussi ce que veux Hector, ce qu’espère Hector. Pourtant c’est écrit ; la guerre de Troie aura lieu. Mais pendant deux actes, presque deux cent pages, on espère avec eux.
Hector revient de la guerre, il a vu la mort, il a vu la peine, la violence, la souffrance. Il ne veut pas revoir ça ; tout ce qu’il veut voir, c’est sa femme Andromaque et son fils, celui qui naîtra, si elle a lieu, avec la guerre. Alors il se bat, non plus sur un champ de bataille mais dans les consciences humaines, pour les faire réfléchir, peut-être fléchir. Il y en a marre de faire la guerre pour rien. C’est vrai, concrètement, pourquoi va-t-on faire la guerre ? Parce qu’un jeune homme fougueux et titillé par le désir a croisé la route d’une espèce de Vénus, nue sur une plage, qui prenait son bain, ou aguichait le marin, on ne sait pas. Quoi qu’il en soit il l’a enlevée, et emportée à Troie. Pauvre Ménélas, privée de cette beauté…
Parce qu’elle est belle Hélène, cela est certain. Elle est belle, harmonieuse, canon. Un canon de la beauté, une beauté qu’on peut élever avec Aristote au rang du Bien et du Vrai. Si Hélène est belle, et qu’on fait la guerre pour elle, alors c’est bien. Moui, c’est un peu jouer du syllogisme facile ça. Hélène est belle certes, mais l’amour ? On se bat pour elle alors qu’elle n’aime même pas Pâris ! Peut-être que Pâris l'aime, mais qu'aime-t-il réellement en elle, cet espèce de mysogine? Le seul couple qui en vaille la peine c’est Hector et Andromaque. Et pourtant…
Hélène, symbole du Beau, donc du Bien, donc du Vrai, est devenu l’étalon de mesure de toute la ville. La coudée d’Hélène, le pas d’Hélène, la voix d’Hélène, dit le géomètre ; le paysage et le reste, tout est à la mesure d’Hèlène. Hélène, Hélène, Hélène… Même les vieillards édentés en ont plein la bouche de cette Hélène, Hélène qu’on dit de Troie mais qui n’est rien d’autre qu’une étrangère, une plaie… Pourtant les sages, les vieillards, les poètes, tous bavent devant Hélène, Hélène qui sa pavane sur les remparts, Hélène qui rajuste sa sandale en dévoilant un morceau de fesse, parce qu’elle le vaut bien… Oui oui, une pin-up, c’est bien ça !
Mais ferait-on la guerre pour Claudia Schiffer ?! Il semble que dans l’Antiquité, ça a été possible… Pourtant tous ont essayé de la convaincre, Hélène. De la petite Polyxène, à Andromaque, en passant par Hector, et puis Cassandre, qui elle savait déjà tout. Nous aussi d’ailleurs. On savait que ça allait mal finir cette histoire. Néanmoins on y croit, on espère que ça ne va pas arriver, qu’Hélène va accepter de partir, qu’elle va avoir pitié, et arrêter de dire que tout l’indiffère. Parce qu’elle est fourbe Hélène. Sous ses aires de blonde, elle a souffert, elle est désabusée. Elle refuse la lutte. Alors forcément, on ouvre les portes, les portes de la guerre, à Ulysse et aux autres.
Bien sûr qu’il y a négociations. Mais alors que les choses pourraient s’arranger, deux stupides individus se tapent dessus une fois de trop, et le mensonge fuse. Ce n’est pas Hector qui a frappé le poète, le poète qui croasse, cet oiseau de malheur. On ouvre alors les portes, et on laisse chanter le poète grec.
Démokos le poète troyen laisse la parole à Homère, qui a laissé la parole à Giraudoux pour nous raconter, dans un registre burlesque sous-tendu par un ton tragique, ce qui a pu se passer à Troie, avant la guerre. Une pièce vraiment agréable, sans temps morts, drôle et pathétique à la fois. N’oublions pas que nous sommes dans les années 40, qu’il y a la guerre. Et la guerre pour quoi ? C’est bien la question que pose cette pièce…

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