Le Monde dans les Livres

Lundi 9 août 2010 à 23:22

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/isabellegide-copie-1.jpg 
Isabelle, André Gide
Voilà un récit de Gide qui m’a tenue en haleine, et dont les pages ont filé sous mes doigts (d’autant qu’il n’en compte que 150). Alors qu’ils visitent un vieux château de nord de la France, Gide et Jammes prient leur ami Gérard Lacase de leur faire le récit de l’aventure insolite qu’il a vécue étant jeune et dont Quatrfourche fut le théâtre. Celui-ci s’exécute, et leur conte l’histoire de sa brève mais intense passion - fortement teintée de curiosité - pour une jeune femme; devinez qui ?
Isabelle.
Gérard était à l'époque un jeune sorbonnard à la recherche de documents pour alimenter sa thèse sur les serments de Bossuet. Pour ce faire, il se rend à Quartfourche, où réside Mr Floche et sa famille. Celui-ci a en sa possession un certain nombre de documents qui intéresseront fortement le jeune étudiant. Mais au terme d’une journée passée au château, dans cette campagne reculée coupée de tout, sans bruit et où tous les individus semblent déjà figés dans la mort – ce sentiment d’abandon et d’immobilité est d’ailleurs rendu avec finesse par l’écriture de Gide, qui ne s’embarrasse pas d’approfondissement psychologique- Gérard s’ennuie à mourir. Lui qui est avide de romanesque – il voudrait devenir écrivain-, ne trouve ici que pluie, angoisse et vieilles pierres (l’ambiance a quelque chose, selon moi, du roman gothique). Mais alors qu’il échafaude un plan pour retourner à Paris, le jeune Casimir, l’enfant de la maison qui l’a pris en affection, sort d’un tiroir un petit cadre représentant une femme dont Gérard, dès le premier regard, s’éprend…
Après 50 pages de mystère, voilà enfin que nous découvrons qui est la fameuse Isabelle du titre. Mais celle-ci nous réserve bien des surprises. Une silhouette à la peau d’ivoire entr’aperçue, une mystérieuse lettre passionnée dissimulée dans un recoin, un message des plus pressants…
Mon amour, voici ma dernière lettre… Vite ces quelques mots encore, car je sais que ce soir je ne pourrai plus rien te dire ; mes lèvres, près de toi, ne sauront plus trouver que des baisers.
Isabelle est à la lisière du bovarysme, et pourtant, elle se révèle une femme fatale vibrante et mystérieuse. C’est du moins ce que croit Gérard…
Un récit bref, dans lequel on peut peut-être voir une dimension symbolique – la passion née d’une œuvre d’art, Pygmalion revu et corrigé…- ou simplement fantastique, un récit de l’amour impossible et fantasmé. Mais Gide parvient à faire de cette banale histoire quelque chose de profondément beau, poétique, aux accents un peu surannés, au vocabulaire classique, presque archaïque. L’ensemble est formidablement bien écrit, chaque mot semble à sa place et, un peu comme dans une nouvelle, l’auteur ne s’embarrasse pas de l’inutile.
  Notons qu’il s’agit bien d’un récit dans le vocabulaire de Gide. La seule œuvre à laquelle il ait accordé l’appellation de roman étant Les Faux-Monnayeurs. La Symphonie Pastorale est elle aussi répertorié sous l’appellation récit ; je ne l’ai encore jamais lu d’ailleurs.
Une jolie découverte, que je conseille fortement.
Remarque : Je n’ai pas choisi d’illustrer cet article avec la couverture de mon ouvrage (un ancien Folio) mais avec une autre que je trouve beaucoup plus approchante de l’atmosphère que dégage ce roman…

Quelques liens :

Des passionnés de Gide parlent de ce récit ici, ici et ...

Mercredi 1er septembre 2010 à 22:37

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/porteetroite.jpgLa porte étroite, André Gide
"Efforcez-vous d’entrer par la porte étroite, car la porte large et le chemin spacieux mènent à la perdition, et nombreux sont ceux qui y passent ; mais étroite est la porte et resserrée la voie qui conduisent à la Vie, et il en est peu qui les trouvent."
C’est autour de ce verset de l’Evangile selon Saint-Luc que se cristallise notre histoire. Non pas qu’il revienne hanter le texte, tel un leitmotiv lancinant ; mais il s’est comme gravé à jamais dans l’âme des personnages, et son sens se distille doucement dans leurs jeunes esprits…
La vie de Jérôme (prénom biblique lui aussi…) est inscrite sous le signe du deuil et de la perte. Ce livre, dont il revendique la prétention de sincérité non-littéraire, est pour lui l’occasion de revenir sur ses souvenirs et ses souffrances. Il perd son père à douze ans, sa mère à dix-huit. Et son grand amour, c’est trop tôt et pour toujours qu’il s’arrache volontairement à lui
Il lui semble l’avoir toujours aimée ; n’avoir aimé qu’elle, n’avoir connu qu’elle. Alissa. Elle, c’est uniquement pour lui qu’elle s’apprête et se fait belle. Pour ce cousin plus jeune qu’elle qui lui récite des vers de Baudelaire et de Shakespear dans le jardin de la maison de vacances normande de Fongueusemare. Et Juliette, la sœur aînée, qui écoute, dans l’ombre.
Depuis toujours, Jérôme pense se fiancer à Alissa. Mais sans cesse, cette dernière diffère sa réponse, évasivement. Pourtant elle aime ce cher cousin avec qui elle partage ses rêves de vertu et ses pieuses aspirations. Mais Juliette, la Junie de l’histoire, convoitée par de nombreux garçons, est peut-être ici plus proche de Néron… Que dis, j’aime, j’idolâtre…mais qui ?! C’est ce que le lecteur ne tardera pas à découvrir. C’est alors que l’histoire se complique. Pourquoi Alissa se refuse-t-elle ainsi à Jérôme, alors que la passion la dévore ?
Tu n’étais pas plus tôt sorti […] que cela m’a paru impossible, intolérable. Sais-tu que je suis ressortie ! je voulais te parler encore, te dire enfin tout ce que je ne t’avais point dit ; déjà je courais chez les Plantier…il était tard ; je n’ai pas eu le temps, pas osé… Je suis rentrée, désespérée, t’écrire… que je ne voulais plus t’écrire…une lettre d’adieu…
La typographie même du passage traduit ce déchirement qui détruit le cœur de la jeune fille ; elle aime mais se refuse. Et la question que je me suis posée est : mais pourquoi ? Juliette a trouvé un mari et même, semble-t-il, le bonheur. Le père d’Alissa, dont elle devait prendre soin, est mort. Qu’est ce qui la retient de se donner à celui avec lequel elle ne fait qu’un ? A celui avec lequel elle partage tout ? A celui auquel elle pense à chaque instant, jusque dans les pages des livres qu’elle aime et qu’il aime aussi ? Serait-ce cette aspiration divine, cette puissance mystique, cette porte étroite dans laquelle on ne peut passer à deux ? Cette porte étroite du sacrifice qui mène aux vertus ? Peut-être n’est-ce même pas un sacrifice, mais une fuite. Fuir par la porte étroite ce bonheur qui jamais ne sera complet. Ce bonheur matériel qu’elle honnit tant.
« Que peut préférer l’âme au bonheur ? » m’écriai-je impétueusement. Elle murmura : « La sainteté », si bas que, ce mot, je le devinais plutôt que je ne pus l’entendre.
Alissa devient de plus en plus pieuse. A Fongueusemare (mare de fange ?), elle semble s’enliser dans la religion ; et Jérôme sens alors qu’il la perd. Mais la tragédie du triptyque amoureux, entre Jérôme, Alissa et Dieu (ou une autre ?) trouve ici son paroxysme : jamais le jeune homme ne cessera de l’aimer.
-« Alors tu crois qu’on peut garder si longtemps dans son cœur un amour sans espoir ? »
- Oui, Juliette.
- « Et que la vie peut souffler dessus chaque jour sans l’éteindre ?... »
 
Ce roman –récit dans le langage de Gide - est poignant dans sa simplicité. On pourrait reprocher à l’auteur de revisiter le poncif du triangle amoureux à la Britannicus, et redonne vie à une Princesse de Clèves bigote. Mais son style sobre, aux accents classiques, s’accorde tout à fait avec ce sujet, et le sublime.
En plus d’un beau style, ce récit autorise le lecteur (du moins celui que j’ai été !) à émettre plusieurs hypothèses quant au renoncement d’Alissa (ce qui est selon moi la qualité première d’un bon roman : celui qui laisse la place au lecteur et à son imagination). En outre, la profondeur psychologique de ces deux êtres qui ne font qu’un est d’une netteté confondante. Bien qu’Alissa joue un double jeu, on sent, dans chacune de ses paroles, dans chacun de ses gestes, tout l’amour qu’elle a pour Jérôme…mais aussi tout celui qu’elle semble avoir pour Dieu.
Le récit est homodiégétique (narrateur à la première personne, ici Jérôme) mais il se compose également d’un certain nombre de lettres, commentées ou non, le plus souvent fragmentaires, qui apportent un éclairage nouveau sur les agissements d’Alissa. Un roman complet, où l’intrigue se dévoile peu à peu, dans une mise à nu qui sentirait presque le mysticisme. Gide nous embarque dans son récit ; à nous d’être attentif aux indices et d’interpréter en conséquence, devançant parfois le texte lui-même.
Un très beau texte, encore, plus fouillé qu’Isabelle (intrigue et surtout personnages), mais dans la même veine. Un style sobre au service du thème du récit – la vertu et la spiritualité-, lequel d’ailleurs entre en opposition directe avec L’Immoraliste, autre récit de Gide que je possède et que je lirai avec d’autant plus d’intérêt. Une médaille n’est-elle pas faite pour avoir deux faces ?

Samedi 11 septembre 2010 à 12:33

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/immoraliste.jpgL’immoraliste, André Gide

D'emblée je l'annonce : ce billet va être teinté de petites phrases, destinées à ceux qui veulent approfondir les choses. Pour le reste, j'ai essayé de faire en sorte que mon ton n'en pâtisse pas...!

Gide l’annonce dès la préface : il ne prend pas parti pour ou contre son héros. Il ne s’agit pas pour lui de faire l’apologie de quoi que ce fut, encore moins acte d’accusation. Il se contente d’offrir au lecteur un texte qui, il l’espère, avance des idées très pressantes et d’intérêt très général ; si ça n’était pas le cas, la faute en serait à l’auteur. Le problème qu’il soulève dans ce récit (Gide y tient, ce n’est pas un roman, mais un récit ! Tout comme Isabelle et La Porte-Etroite, dont l’Immoraliste pourrait être le pendant opposé, quoi que cela demande réflexion…), problème qui n’est est pas véritablement un puisqu’en art il n’y a pas de problème dont l’œuvre d’art ne soit la suffisante solution, est celui de l’individualisme et de la singularité de l’être humain se positionnant par rapport aux autres hommes. Pour mieux comprendre cela, cela va de soi, résumé :
L’ensemble du texte est constitué du récit que le narrateur, Michel, fait à ses amis qu’il n’a pas vu depuis trois ans. Dans la nuit du désert, l’azur disparu, il leur conte l’histoire de sa vie depuis son mariage… (nb : l’ensemble de ce récit est en fait rapporté dans une lettre qu’un des amis de Michel écrit à son frère, le Président du Conseil).
Michel est orphelin de mère (ahahah grand problématique du Roman en général, cela nous met la puce à l’oreille : attention, Gide réfléchit sur le genre roman, d’ailleurs en perte de vitesse à l’époque où il publie l’Immoraliste, en 1902, suite à l’émergence du naturalisme et de la sociologie). Puritain, élevé par son père dans le culte protestant et la passion de l’Histoire, il mène une vie sans heurts jusqu’ à ses vingt-cinq ans. Alors que son père lui aussi s’apprête à passer dans l’autre monde, il épouse, pour lui rendre sa fin plus heureuse, une jeune fille qu’il n’aime ni ne désire : Marceline. Au cours de leur voyage de noces en Orient (ahah grand motif romantique que le voyage en Orient ! cf Nerval, Chateaubriand,etc…), Michel tombe malade. La tuberculose. Cette maladie qui tache les mouchoirs, et détruit l’être… Marceline, qui semble aimer son époux en dépit du fait que celui-ci ne le lui rende pas, promet de le soigner. Elle s’occupe de lui, le cajole, le nourrit, et surtout, prie. Michel, quant à lui, se promet de guérir sans l’aide de Dieu. Et il guérit, peu à peu ! Cette guérison lui donne un goût pour la vie que jamais auparavant il n’avait eu. Il se sent vivant. La compagnie des jeunes garçons est comme pour lui un élixir de vie. Il semble qu’à leurs côtés, il renaisse au monde. Par ailleurs, il se prend d’affection pour l’un d’eux, qu’il surprend en train de voler une paire de ciseaux. A partir de ce moment, Michel affirme son inclinaison pour les êtres marginaux et, comme lui, immoraux. Il prend peu à peu de la distance par rapport à son ancienne vie. Loin de désirer renouer avec le passé –les ruines, qu’il aimait tant, ne l’intéressent plus- il se tourne avec avidité vers le présent, les populations locales, les jardins (locus amoenus) et les beaux garçons (homosexualité et pédophilie pointent le bout de leur nez…ou bien est-ce une volonté de renouer avec la pastorale et les églogues virgiliennes…). (NB : tout l’inverse Chateaubriand, qui ne s’intéressait pas aux populations locales, préférant écouter son cœur et jouir de la mélancolie que la contemplation des ruines éveillaient en lui). Il se rase, se baigne dans une fontaine : un véritable renouveau, un nouveau baptême, impie celui-là.  Enfin, las de cette vie orientale, il retourne avec sa femme dans leur propriété de Normandie. Là-bas, il se prend d’affection pour un jeune homme de dix-sept ans. Aux côtés de ces garçons, de plus en plus vieux, son « nouvel être » grandit. D’enfant, son nouveau « moi » devient adolescent, puis adulte. Lui, dont la santé était si fragile, en vient à ne presque plus dormir, passant ses nuits à courir dans les rues avec un ami marginal et cynique, alors que sa femme, la robuste Marceline, est en train de mourir de la tuberculose. Il s’attache à prendre soin d’elle, mais on peut se demander s’il ne souhaiterait pas sa mort…
Son goût pour les marginaux, pour les individus sans foi ni loi, s’exacerbe :
J’en venais à ne goûter plus en autrui que les manifestations les plus sauvages, à déplorer qu’une contrainte quelconque les réprimât. Pour un peu je n’eusse vu dans l’honnêteté que restrictions, conventions ou peur. Il m’aurait plu de la chérir comme une difficulté rare ; nos mœurs en avaient fait la forme mutuelle et banale d’un contrat. En Suisse elle fait partie du confort.
Ceci m’amène à me poser une question : ne peut-on, comme Michel, penser que toute cette morale, ces règles, ces mœurs, ne sont qu’hypocrisie ? L’immoralisme ne serait-il pas ici gage de sincérité ? Ceci permet de voir combien Gide ne prend parti ni pour l’un ni pour l’autre. Ces questions que son texte soulève sont ce qui font de lui un grand texte. L’écrivain n’aura pas échoué dans sa tache !
Par ailleurs, une autre chose m’a frappée : bien que le titre semble programmatif (thématique dirons-nous…) la morale ne semble pas totalement absente de ce récit (d’abord parce qu’on peut tirer des leçons de ce texte, du moins des questions, car en aucun cas il ne s’agit d’un récit à vertu didactique ! je n’ai cherché de rien prouver, mais de bien peindre et d’éclairer ma peinture.) Mais il s’agirait plutôt pour moi d’une morale poétique, une manière de voir la vie, des phrases qui parlent à l’âme…comme celle-ci :
Mais je crois qu’il est un point de l’amour, unique, et que l’âme plus tard, ah ! cherche en vain à dépasser ; que l’effort qu’elle fait pour ressusciter son bonheur, l’use ; que rien n’empêche le bonheur comme le souvenir du bonheur. Hélas ! Je me souviens de cette nuit…
Gide prend ici le contre-pied de l’idéal romantique : ce ne sont plus les ruines qui font naître en lui la mélancolie, ce ne sont pas les vieille pierres antiques d’un temps révolu, mais les souvenirs de sa propre vie, ce passé qu’il cherche dans le présent. Gide se positionne ainsi dans une réflexion sur l’homme, le bonheur, la vie.
Les derniers mots de Michel sont déchirants. Alors que sa femme est morte, qu’il est libéré de toute contrainte, libre de poursuivre cette renaissance suite à la maladie – du sang de ses poumons est né un nouvel être- il ne sait plus que faire :
Ce qui m’effraie c’est, je l’avoue, que je suis encore très jeune. Il me semble parfois que ma vraie vie n’a pas encore commencé. Arrachez-moi d’ici à présent, et donnez-moi des raisons d’être. Moi je ne sais plus en trouver. Je me suis délivré, c’est possible ; mais qu’importe. Je souffre de cette liberté sans emploi.
Ici, un article très éclairantsur ce récit qui, je dois dire, est assez prenant, et que j’ai lu d’une traite !
PS : Qu’on me pardonne ce billet un peu trop académique à mon goût, mais j’ai de bonnes raisons de l’avoir rédigé ainsi.
 

Samedi 5 février 2011 à 0:12

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/Silegrainnemeurt.jpgSi le grain ne meurt, André Gide
Deux parties pour une autobiographie ; l’histoire d’un parcours, celui d’un homme mais aussi celui d’un écrivain. Il semble en effet qu’à mesure qu’il écrit, la pensée de l’auteur sur l’objet littéraire évolue en même temps que lui. Du moins que ce « lui » qu’il nous présente. In medias res, on entre dans l’intimité la plus grande : sous la table, avec ses « mauvaises habitudes ». découverte du plaisir juvénile, plaisir du souvenir mais mise à distance par l’écriture. Il faut se confesser.
Je sais de reste le tord que je me fais en racontant ceci et ce qui va suivre ; je ressens le parti qu’on en pourra tirer contre moi. Mais mon récit n’a raison d’être que véridique. Mettons que c’est par pénitence que je l’écris.
Et d’ajouter A cet âge innocent où l’on voudrait que toute l’âme ne soit que transparence, tendresse et pureté, je ne revois en moi qu’ombre, laideur, sournoiserie.
Portrait terrible… Et pourtant je n’ai souvenir de rien de cette sorte dans les épisodes que nous raconte Gide, de cette enfance choyée par une mère figure de Vierge, trop vite veuve, et qui fit tout pour que son fils reçoive le meilleur. Il nous parle tour à tour de ses bonnes, de ses cousines, de ses camarades d’école (l’école alsacienne, où il alternait passages éclairs et assiduité), ses professeurs de piano (nombreux !), et j’en passe…
J’écrirai mes souvenirs comme ils viennent, sans chercher à les ordonner. Tout au plus puis-je les grouper autour des lieux et des êtres ; ma mémoire ne se trompe pas souvent de place ; mais elle brouille les dates ; je suis perdu si je m’astreins à de la chronologie.
On l’aura compris, on va avoir affaire à un patchwork dans lequel les idées se succèdent les unes aux autres, dans un ordre des plus aléatoires, au gré des pensées et des associations d’idées, des digressions et d’autres artifices.
Souvent, je me suis persuadé que j’avais été contraint à l’œuvre d’art, parce que je ne pouvais réaliser que par elle l’accord de ces éléments trop divers, qui sinon fussent restés à se combattre, ou tout au moins à dialoguer en moi.
Vous voyez je ne mens pas, c’est l’auteur lui-même qui le dit : il compose une œuvre d’art ! Il affirme vouloir dire la vérité, faire pénitence. Mais dès les premiers mots il prend une distance. Rien que ce passé-simple de l’incipit, ce Je naquis le 22 novembre 1869, le place dans l’Histoire, mais aussi dans l’histoire, son histoire, l’histoire de sa vie. Il en devient un personnage. A chaque fois il nous raconte des épisodes divers de son enfance, cette histoire de canari tombé du ciel telle la flamme de l’esprit saint sur le front des apôtres, et qui s’avère être une serin, ou encore ses mauvaises habitudes qui s’infiltrent jusque dans la classe et lui valent quelques punitions. Ce n’est que bien tardivement qu’il nous parle de ses lectures et de la bibliothèque, poncif de toute autobiographie pourtant. Il dit avoir réservé ce moment… Pourtant rien de plus décevant que ces premières lectures dans la bibliothèque de papa : un recueil de Gautier dont maman nous interdit les passages trop grivois… Le pauvre, alors qu’il ne connaissait certains auteurs que par les livres de critique qu’il avait lus, il ne peut même pas avoir le plaisir de la lettre. D’accord la lettre c’est la chair, alors que l’esprit… Maman est protestante, ne l’oublions pas, alors la transsubstantiation, très peu pour elle !
Mais que peut-on raconter d’une lecture ? – C’est le fatal défaut de mon récit, aussi bien que de tous les mémoires ; on présente le plus apparent ; le plus important, sans contours, élude la prise. Jusqu’à présent je prenais plaisir à m’attarder aux menus faits ; mais voici que je nais à la vie.
Pourtant il ne renonce pas tout de suite à nous raconter ces menus faits ; il évoque ses amitiés artistiques, ses rencontres chez Mallarmé, ses soirées au cénacles, ses premières publications, brefs, les débuts de la vie d’un jeune artiste, mais le tout bien lapidaire, et surtout bien incomplet.
Roger Martin du Gard, à qui je donne à lire ces Mémoires, leur reproche de ne jamais dire assez, et de laisser le lecteur sur sa soif. Mon intention pourtant a toujours été de tout dire. Mais il est un degré dans la confidence que l’on ne peut dépasser sans artifice, sans se forcer ; et je cherche surtout le naturel. Sans doute un besoin de mon esprit m’amène, pour tracer plus purement chaque trait, à simplifier tout à l’excès ; on ne dessine pas sans choisir ; mais le plus gênant c’est de devoir présenter comme successifs des états de simultanéité confuse. Je suis un être de dialogue ; tout en moi combat et se contredit. Les Mémoires ne sont jamais qu’à demi sincères, si grand que soit le souci de vérité : tout est toujours plus compliqué qu’on ne le dit. Peut-être même approche-t-on de plus près la vérité dans le roman.
Et commence, quelques cent pages avant la fin, la seconde partie :
Les faits dont je dois à présent le récit, les mouvements de mon cœur et de ma pensée, je veux les présenter dans cette même lumière qui me les éclairait d’abord, et ne laisser point trop paraître le jugement que je portais sur eux par la suite. D’autant que ce jugement a plus d’une fois varié et que je regarde ma vie tour à tour d’un œil indulgent et sévère suivant qu’il fait plus ou moins clair au-dedans de moi.
On quitte le récit compassé, le tableau du petit garçon sage (presque religieux, connaissant la Bible sur le bout des doigts!), ces mémoires dont l’écriture classique m’a étonnée tant elle semblait soignée, presque artificielle, plutôt artificieuse à ce que j’en crois, pour rencontrer le jeune homme, l’écrivain, et ses tentations vers l’immoral…
Dans cette deuxième partie, Gide nous retrace ses voyages en Orient, au Maroc et en Afrique, plus largement. Des scènes qui ne sont pas sans faire écho à ses œuvres. Pour ma part j’ai reconnu avec plaisir le décor de L’immoraliste, et même ses principaux personnages. Gide le dit lui-même, c’est de là que lui est venue l’idée de l’ouvrage. Comme quoi Saint-Beuve n’avait pas tant tord que cela : la vie d’un écrivain peut éclairer son œuvre, et de manière prégnante. Ainsi toutes mes spéculations sur l’orientalisme à l’œuvre dans l’Immoraliste restent vaines spéculations au regard de l’explication biographique. Quoi que je sois fidèle à Proust ! Donc il faudrait nuancer. Le héros de L’immoraliste n’est pas Gide ! D’ailleurs il s’appelle Michel… Pour de plus amples informations : http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/immoraliste-andre-gide-3037452.html
L’écriture, dès lors, imite l’être : moins de retenue, plus de sensualité, plus de plaisir, et donc, peut-être, plus d’authenticité. Sa vie ressemble à ses romans ; elle devient presque un roman…
Une œuvre qui laisse à penser sur l’autobiographie. Mais pourtant elle n’est pas qu’un pensum ! J’ai pris beaucoup de plaisir à la lire. Même, j’ai adoré ce bouquin ! Il y a je ne sais quoi d’attachant dans le portrait non exhaustif et presque inexistant finalement, que Gide brosse de lui enfant. Tout est très fragmenté mais constitue une belle œuvre.

Lundi 28 mars 2011 à 0:07

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lescavesduVatican.jpgLes caves du Vatican, André Gide
Un franc-maçon qui fait un songe et voit la Vierge ; son beau-frère écrivain qui a écrit le plus mauvais livre de sa carrière ; son autre beau-frère qui se fait manger par les puces, les punaises, les moustiques ; un nouveau frère qui apparaît et le pape qui disparaît. Assez, me dites-vous, on ne comprend rien à ce qu’il peut bien se passer dans ce livre, il y a trop de choses ! Et bien oui, c’est un peu le principe de cette sotie de Gide ; pas un roman, une sotie. Et une sotie fourre-tout, pot-pourri, ou presque. Des fils lancés, des personnages sitôt approchés, sitôt éloignés. On se croirait à la lisière des Faux-monnayeurs et pourtant, c’est toujours une sotie qu’on a dans les mains. Héritée du théâtre médiéval, la sotie mettait en scène des personnages de fous dans une satire allégorique. Cela signifie-t-il que nos personnages soient des fous ? On n’en est pas loin, c’est certain…
Examinons par exemple Anthime Armant-Dubois. Rien que son nom porte à rire. C’est donc lui le franc-maçon en question. Mais avant d’être franc-maçon, il est une sorte de médecin qui réalise des expériences douteuses et cruelles sur de malheureux rats, avant de se convertir subitement à la religion catholique… Etrange n’est-ce pas ? Il y aussi le clownesque Amédée Fleurissoire, qui a épousé Arnica, une des trois fleurs qui relient les hommes dans les fils de leur bouquet. Margueritte et Véronique, les femmes d’Anthime et de Julius sont en effet ses sœurs ; les trois bonhommes sont donc beaux-frères. Tout un programme ! Bref, Amédée se rend au Vatican pour éclaircir une sombre histoire de disparition du Pape (dont on ne saura pas grand-chose d’ailleurs…). Là-bas il trouvera amante, boutons, bêbettes en tous genres et sensualité à gogo, jusqu’au saut fatal. Des passages hilarants d’ailleurs, savoureux diraient d’autres, mais ce seraient cynique et vicieux que de l’affirmer ! Il rencontrera également Lafcadio, jeune homme mystérieux, le héros de la sotie s’il en est, auquel il arrive des aventures romanesques sans suite. D’ailleurs il cristallise le thème de la gratuité, récurrent dans ce livre. Il réalisé un acte gratuit, aussi gratuit que l’écriture de cette sotie en cinq parties d’ailleurs (théâtre, théâtre !), tombe amoureux alors que tout s’arrête, et nous laisse sur notre fin. C’est un peu la particularité de Gide ça ; laisser sur sa faim. Et pourtant, même si aucun fil ne se renoue ou presque, on prend un grand plaisir à le suivre dans ses virevoltantes échappées, au grès de ses envies. L’auteur s’adresse parfois au lecteur dans des métalepses amusantes le plus souvent, qui confèrent à l’ensemble une touche d’ironie palpable, presque excroissante, comme le bouton qui bourgeonne vilainement sur le menton d’Amédée.
Qu’est-ce qui est important, et qu’est-ce qui ne l’est pas ? Qu’est-ce qui est vrai et qu’est ce qui est faux ? Que faut-il croire, de qui faut-il se méfier ? Ce sont toutes ces questions qui sont traitées dans cette œuvre un peu hybride, dans cette satire (pot-pourri) où se croisent des thèmes comme l’anticléricalisme ou le crime gratuit. Une œuvre extra-ordinaire pour qui se prête au jeu, qui selon moi se rapproche davantage des Faux-Monnayeurs, seul « roman » de Gide, je le rappelle. C’est drôle, c’est frais, c’est bigarré ; ça n’est pas bigot, et les seules caves dont il est question sont peut-être celles où Gide est allé puiser sa folle et dyonisiaque inspiration !

Au passage, une très bonne critique http://www.guidelecture.com/critiquet.asp?titre=caves%20du%20Vatican%20(Les)

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