Le Monde dans les Livres

Mercredi 2 mars 2011 à 21:18

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/voyageauboutdelanuit.jpgVoyage au bout de la nuit, Céline
Moi aussi j’y suis arrivée, au bout de la nuit.
La guerre, la traversée des Océans vers les Tropiques, la chaleur, la fièvre, les moustiques. Et puis New-York, les puces d’Elis Island, l’enfer du pipi et du caca, les hôtels, les bordels, le retour en France. Tout ça d’un coup, sans qu’on sache pourquoi. Des coups de tête, des pertes de conscience. Une page blanche et on est ailleurs. Et puis en France ça commence à devenir vraiment pesant. Avant aussi c’était la nuit, mais là on s’enfonce dans le tunnel. Un type malade, Bardamu, qui devient médecin ; on aura tout vu. Surtout qu’il laisse ses patients mourir la plupart du temps. Et puis après avoir été fou lui-même (la guerre ça vous passe dessus, soit sur le corps, soit sur le ciboulot…) il finit dans un asile pour fous.
Un voyage dans la nuit, et pas la plus belle.
Un voyage de miteux, dans une langue de miteux. Cette langue qui sent le graillon et la crasse, et qui percute. A chaque page on peut trouver un aphorisme ; et pourtant, c’est pas voulu. C’est juste le fameux langage populaire et oralisé dont on fait tant état à propos de Céline.
On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté.
J’avais une âme débraillée comme une braguette.
Voilà un micro échantillon. Le reste est pareil. Sublime de dégueu. Du bas ventre rabelaisien en veux-tu, en voilà ! Et puis du lapidaire avec ça, des phrases qui vous restent dans l’oreille, avec leurs images salaces. Pas toujours salaces ; assez vraies aussi. Ça a débuté comme ça.
Un long voyage pouilleux au milieu des déchets de l’humanité. Pas seulement organiques les déchets, mais aussi intellectuels. De la gerbe d’idées. Un monde pourri, putride, injuste et atroce. Jusqu’au Robinson qui tue la vieille Henrouille, en s’y prenant à deux fois le garçon. Il a presque perdu la vue, mais pas le nord. Et le pauvre Bébert, le petit garçon qu’on envoie se balader au cimetière, et qui en revient avec la coqueluche… Pour sûr qu’il voulait le garder, le cimetière.
Un adepte de la reprise du sujet en fin de phrase, le Céline. C’est ça sans doute qui donne son rythme si reconnaissable à son écriture.
Un long voyage. Et pourtant un petit article. On a tellement glosé sur Céline, qu’il me semble n’avoir rien à en dire. Je l’ai écouté parler à la radio. Il parle un peu comme il écrit. Etonnant. Il a dit qu’il n’était pas contre les Sémites, mais juste contre le fait qu’ils soient cause de la guerre. A voir. Je trouve quand même que lui refuser la commémoration, c’est dur. Parce que personne n’a jamais écrit comme lui ; et Proust l’a bien dit : le moi de l’écrivain et le moi de l’homme ne sont pas confondus.
Pourtant c’est sombre le voyage ; il devait avoir l’âme bien sombre le Louis-Ferdinand.

Jeudi 10 mars 2011 à 18:33

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/UnevieGuydeMAUPASSANT.jpgUne vie, Maupassant
C’est long une vie ; c’est parfois gai, parfois triste ; et puis ça réserve des surprises.
Celles de Jeanne, l’héroïne de ce roman de Maupassant, sont plutôt mauvaises… La vie n’est pas tendre avec elle.
A peine sortie du couvent, elle tombe amoureuse de l’amour ; et puis il s’incarne. Alors tout va très vite. Vraiment très vite ; au point qu’elle passe à côté du bonheur tant rêvé. Julien, l’homme qu’elle épouse, s’avère être un obsédé sexuel, qui couche avec tout ce qui bouge (ou presque). Pauvre Jeanne, qui avait tant rêvé de grands désirs d’amour, de balades romantiques, de clairs de lune amoureux… En définitive elle n’a que son lit vide, sa mère obèse, la tante Lison et son papa. Son papa, le seul homme de sa vie. Si on y regarde de près, l'inceste est soupçonnable (tendancieux Guy !). Le seul qui l’accompagne, la comprenne, la défende. Tante Lison, elle, regarde les choses se passer, émue mais toujours silencieuse. L’auteur ne l’évoque que peu, il la raille et la rabaisse, et pourtant, Tante Lison, c’est la seule à qui il n’arrive pas de malheurs. Elle visite la vie, solitaire et froide, mais peut-être pas plus malheureuse que les autres. Enfin bon, l’auteur l’expédie quand même au fond de la tombe en une page, avec papa… Dur…
Et cet enfant que Jeanne a eu avec Julien, répondant au ridicule sobriquet de Poulet (Paul pour les intimes), quel ingrat ! Bon d’accord avec une mère pareille, possessive jusqu’à la suffocation, il n’y a pas de quoi se laisser aller la vampirisation. Mais quand même, pauvre Jeanne !
Hystérique, folle, névrosée, Jeanne n’est vraiment pas gâtée par la vie. On la traverse avec elle en se disant que, décidément, on n’aimerait pas avoir la même. Tous les jours se ressemblent, tout est toujours pareil ; la promenade de maman, la visite aux voisins (l’occasion pour le mari de prendre du bon temps), la visite de papa et maman, de temps en temps, quand on laisse le ménage à ses amours… Et cette bonne qui accouche en plein milieu de la chambre ! Toutefois, à la fin, elle revient Rosalie, elle revient et elle sert dignement sa maîtresse. Une bonne fille.
L’auteur, en plus, ne ménage pas son héroïne. On sent toute l’ironie dont il est capable pointer derrière certains mots, certaines phrases. Pas facile d’être l’héroïne de sa vie, encore moins de ce roman.
Ceci dit, il est formidable.
Et mon article est ridiculement court...

Vendredi 11 mars 2011 à 12:05

 

C'est quoi, pour vous, le plaisir de lire ?


Ceci est un appel; un appel à comprendre l'incompréhensible, du moins à le saisir.
Et en plus, cela me permettra, peut-être, de connaître un peu mes lecteurs!

Mercredi 16 mars 2011 à 21:56

Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas.
Tout le monde connaît cet incipit. L’étrange Etranger de Camus. Ce Meursault qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère, qui ne demande même pas à voir son corps, qui boit un café devant son cercueil et ne pense qu’à dormir. Cet homme qui n’est pas comme les autres parce qu’il ne se plie pas aux rituels sociaux, parce qu’il s’oppose, sans le vouloir, à la doxa. Pas de pleurs, pas de noir, pas de tristesse, pas de deuil. Au lendemain de l’enterrement, programme chargé : bain, fille, cinéma. Un film comique en plus. Manger, dormir ; écouter les voisins qui racontent leurs ennuis. Une demande en mariage ? Pourquoi pas, si ça lui fait plaisir.
Un vrai goujat ce type. Un être de plaisir, de sensations, de volupté, de plénitude. Il écoute son corps, pas son cœur, et encore moins sa tête. Alors sur la plage, c’est la même chose. Raymond l’invite avec Marie à venir profiter de la mer. Il fait beau. Il y a des vagues. Marie est douce, comme sa peau ambrée, pleine d’embruns. Le soleil tape. Les Arabes viennent troubler cette quiétude. Ils frappent Raymond au visage. Il veut se venger. A Meursault, on n’a rien demandé. Mais il tire. Il tire parce qu’il a eu trop chaud. Le soleil tapait trop fort. Une vraie lame de couteau.
C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que je ne me débarrasserai pas du soleil en me déplaçant d’un pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une lame étincelante qui m’atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recouvertes d’un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant que tout a commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.
Tragique n’est-ce pas ? Coupable de sa sensibilité ridicule. Grotesque le bonhomme. Alors qu’est-ce qui se passe ? Un procès, bien évidemment. On l’accuse, il ne peut se défendre. Il est coupable, archi coupable, ultra coupable; ridiculement coupable. La société ne fait pas de cadeaux. En plus, il n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère. Les raisons de finir en prison augmentent. Il n’a aucune issue. Dès lors qu’il a tiré, la machine infernale de sa tragédie d’homme s’est ébranlée. Il va mourir, c’est sans ambages. Adieu Meursault.
Il ne croit pas non plus en Dieu. Rien, décidément, ne pourra le sauver. Ni l’amour, ni la foi, ni la raison. Il est coupable et sans ressources.
Adieu Meursault. Tu ne manqueras pas à la société ; tu es trop différent. Et pourtant, pourtant, tu étais heureux…
Le tout dans cette écriture blanche comme l’a qualifiée Barthes, pleine de distanciation au passé-composé, de froid, de blancs. Ça glace le sang mais ça subjugue. La transcription de l’absurde en style ?

Mardi 22 mars 2011 à 0:33

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/LepereGoriot.jpgLe Père Goriot, Honoré de Balzac
Il était à Paris une pension bourgeoise que tout le monde connaît ; c’est la maison Vauquer. La tenancière Madame Vauquer, vieille femme rabougrie, qui sent le renfermé, le moisi, le rance, l’avarice et la spéculation, contient en elle l'harmonie un peu gluante du décor ; je dirais même qu'elle est, respire et vit la pension. Relation d’implication entre elles deux ; vous n’imagineriez pas l’une sans l’autre. Deux vieilles biques. Je vous laisse en goûter l’odeur… surtout celle de la salle à manger…
Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu’il faudrait appeler l’odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements ; elle a le goût d’une salle où l’on a dîné ; elle pue le service, l’office, l’hospice.
Ça donne envie n’est-ce pas ? Mais dès lors qu’on a mis un pied dans cette pension, on se rend compte qu’il va s’en passer, des choses ! Elle abrite en effets les personnages les plus bigarrés, divers et étonnants que Paris puisse rencontrer. Des étudiants, des vieilles filles, des vermicelliers, d’anciens forçats (incognito), un peintre, un médecin en herbe, et j’en passe. Et chacun porte un nom bien caractéristique, amusant et significatif. Poiret pour l’un, Michauneau pour l’autre, Taillefer et Couture, pour le rire onomastique. Et au milieu de ces pensionnaires, il y a Rastignac. Rastignac, Eugène pour les intimes, c’est l’ambitieux balzacien de base. Il fonctionne à l’énergie, à la volonté, à la force de l’ambition. Il mène sa vie d’une main de maître, et sans fausse note. Un héros. Il y arrive ; pas tout seul certes, mais il y arrive, et dans le monde, arrive. Parti du Marais, il atteint peu à peu les salonsdu faubourg Saint-Germain. Et ce sans renoncer, ou presque, à son côté sentimental. Du moins jusqu’à la mort du Père Goriot…
Tiens donc, oui, le Père Goriot ! On l’oublierait presque celui-là ! Pourtant c’est bien de son histoire dont il est question dans ce roman. On l’omet parfois au profit de l' importance de l'oeuvre en tant que roman d’apprentissage, et pourtant il est là, et bien là, à chaque page ou presque. C’est lui qui permet à tout ce qui arrive d’arriver, au fond.
M. Goriot, ancien vermicellier, avait fait fortune dans la farine (avant de s’y faire rouler, mauvais jeu de mot relatif vous verrez !). Ayant perdu sa femme, il s’est retrouvé seul avec ses deux filles, Anastasie et Delphine. Désireux de les faire parvenir dans le grand monde, il les a chacune bourgeoisement mariées (l’une au banquier Nucingen et l’autre au conte de Restaud) et leur a distillé, sous par sous, sa fortune. Résultat, il s’est peu à peu privé de tout, vidé de tout ; une mise à mort par don de soi. Une figure Christique. Et la farine dans tout ça ? Ses filles l’y ont roulé, et pas qu’un peu. Abandonné à son agonie, c’est bien Rastignac qui lui fut le plus fidèle. Un vrai fils de substitution. On pourrait gloser longtemps sur ce personnage, qui a fait couler beaucoup d'encre, et à Balzac d'abord. Une vraie figure christique avec un coup de folie, parce que sinon, ça n'est pas drôle! Un petit père minable doublé d'une figure paternelle remarquable.
Nous disions père pour Eugène... Et bien oui, en quelque sorte! puisque grâce au Père Goriot, il a pu se rapprocher de Madame de Nucingen, et se faire une place dans le grand monde au bras de cette belle, riche et influente maîtresse. Certes il est aidé en cela par ses liens de parentés avec Madame de Bauséant, grande amie de la Duchesse de Langeais soit dit en passant, qui dès ce roman évoque ses velléités moniales, et ses peines de cœur avec son capitaine. Comme quoi, tout se recoupe, et c’est là qu’on mesure l’importance du Père Goriot dans la Comédie Humaine. Le retour des personnages, belle invention tout de même, et grand plaisir de lecteur !
Et puis il y a Vautrin. Ah Vautrin, Jacques Colin, Trompe-la-Mort… Qui sont-ils me direz-vous ? Le même, messieurs-dames ! C’est lui le forçat en question ! Ce bonhomme étrange qui parle bien, a lu, est cultivé, et surtout connaît le fonctionnement de la machinerie du monde. Il conseille Rastignac, lui promet monts et merveilles, femmes, argent, prospérité, renommée… Il souhaiterait faire fortune en Amérique ; planter du tabac. Il incite Eugène à oublier tout principe ; à se laisser aller à la vanité, l’avarice, l’égoïsme, clés d’un arrivisme réussi. Rastignac s’en méfie ; et à juste titre. De la poudre, une fausse apoplexie, une claque sur l’épaule et zou, démasqué est notre homme. Sous les favoris et le masque honnête se trouve un rouquin sanguinaire, avide de monnaie et de billets. Un vrai rapia. Je pense qu’au fond, Madame Vauquer l’aimait vraiment bien.
Un foisonnement, je vous le disais bien. C’est rempli à ras bord ; et pourtant c’est génial. Balzac et la pléthore ; Balzac et l’énergie ; Balzac et l’embompoint joli, dans les textes surtout. Copieux mais essentiel. Chaque page est comme un nutriment indispensable à la compréhension du génie balzacien. Génie de l’écriture (cf passage sur l’odeur… !), de l’intrigue, de la construction d’un monde. En parallèle des salons, il construit tout l’univers de la Comédie Humaine, lorgnant de sa chambrette les expansions du monde. Il explore Paris, ses bas fonds et son luxe, le bagne et les appartements où brillent vermeils et dorures. Une bigarrure chatoyante ; la panoplie du succès. Et pas une ride… (sauf Madame Vauquer !)
 

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