Le Monde dans les Livres

Dimanche 1er mai 2011 à 23:15

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lAdversaire.jpgL’Adversaire, Emmanuel Carrère
En 1993, le 9 janvier, un homme, Jean-Claude Romand, a tué sa femme, sa fille, son fils et ses parents, avant de tenter de se tuer lui-même. Peine perdue, il a survécu, et est dorénavant condamné à vivre. Une tragédie aux accents drôlement familiers… La ressemblance avec la tuerie de Nantes est troublante…
Dans ce roman à l’allure de rapport, la vie cachée de Romand nous est comptée. Emmanuel Carrère l’a rencontré, a assisté au procès, échangé avec lui de nombreuses lettres ; pour comprendre ; il voulait comprendre. Comprendre comment un homme aussi doux et aimant, si bien considéré, si prévenant, si attentionné, a pu se comporter d’une manière aussi monstrueuse. Comprendre comme un ange a pu devenir un diable, celui que la bible appelle le satan, c'est-à-dire l’Adversaire.
Le récit est d’abord centré sur les amis de Jean-Claude, terriblement choqués, terriblement trahis, terriblement accablés. Celui qu’ils croyaient être un homme digne de foi, un brillant chercheur de l’OMS, un père et un parrain exemplaire, se révèle être un mythomane, et pire, un assassin. Pourquoi a-t-il fait ça ?
L’auteur s’en mêle alors, échangeant lui-même des lettres avec l’accusé. S’ensuite le procès, raconté de près, avec les détails de la vie de Romand. Une double vie. D’un côté le brillant étudiant, de l’autre l’ermite dépressif ; le médecin de l’OMS, le badaud des autoroutes ; celui qui agit, brille, protège, et celui qui ne fait rien que survivre.
Un homme double, troublant, étrange, inquiétant. Un homme capable de mentir sur tout, de mentir pour tout, de mentir tout le temps, au point de se mentir à lui-même, incapable de distinguer le réel de ses affabulations. Un vrai personnage de roman. Sa vie est un gigantesque mensonge, et personne ne voit rien. Le sujet idéal d'un roman, puisque tout est dit. Fiction et réalité se télescopent et se mettent en abîme.
Tout cela fait froid dans le dos, et je le répète, les similitudes avec l’affaire Dupont de Ligonnes sont troublantes. Ici, la fiction, bien qu’elle ne couvre les faits que d’une infime poussière, celle de la subjectivité de l’auteur, permet de supporter l’insupportable. C’est le menti des auteurs qui permet aux lecteurs de voir la vérité qui fait toujours peur, c’est l’ombre qui permet de voir la lumière. Le mentir-vrai d’Aragon prend ici tout son sens, même si tous les faits sont racontés tels quels. La frontière entre fiction est réalité est ténue, mais elle existe.
A travers ce roman, je cherchais à comprendre ce qu’il pouvait se passer dans l’esprit d’un tel homme. Un homme qui ment, un homme qui souffre, et finalement un homme qui tue. Qui tue ceux qu’il aime. Au fil du récit on comprend que la mécanique du mensonge a quelque chose d’infernal, de tragique, un peu comme le destin. Il s’est laissé happer, et est allé au bout. Ou presque. Il vit toujours en prison ; il a trouvé un regain de force dans la spiritualité. Il y est heureux parce qu’enfin il a endossé un rôle qui colle avec la réalité : celui d’un assassin.
Cet homme sortira de prison en 2015.
Je crois qu’après un tel livre on ne peut éprouver qu’une grande tristesse ; pour ceux qui sont partis, comme pour celui qui reste.

Samedi 7 mai 2011 à 12:35

L’Inceste, Christine Angot
« La réalité et la fiction ; au milieu, un mur »
Ce qu’elle dit n’est ni vrai, ni faux ; elle ne raconte pas tout, pas plus qu’elle ne ment. Elle ne ment pas, elle dit, elle vit, elle écrit. Son écriture est un souffle, un ouragan qui dévaste, et dont les mots sont comme les objets inanimés qui restent, vautrés, ricanant, en vrac, en bordel. Un peu sales aussi. Pourtant c’est beau ; un champ de bataille d’où se dégage une puissance un peu envoutante. Au début on est surpris, on ne comprend pas trop dans quoi on nous embarque. Et puis, comme aux cahots d’un train, on s’habitue. On va même jusqu’à se laisser bercer. On prend plaisir à voir ces mots en vrac, ces mots sales qui reviennent, et qui à force de revenir, polis par la récurrence, deviennent beaux. Comme une tempête, l’écriture d’Angot dérange, effraie, détruit ; mais les éclairs, le vent, la nuit, cela reste un spectacle beau et grandiose. Terreur et pitié, sublime et effrayant ; tragique et dramatique, à l’image de la vie.
Ton écriture est tellement incroyable, intelligente, confuse, mais toujours lumineuse, accessible, directe, physique. On n’y comprend rien et on comprend tout. Elle est intime, personnelle, impudique, autobiographique, et universelle. Tu émeus sans les trucs, sans être émotive, tu fais réfléchir avec trois bouts de ficelle, un miracle de désorganisation logique. La liberté sans le chaos, l’ouverture sans la dérive.
Une écriture palpable, qui touche, qui émeut parce que c’est vrai, parce que ça ne semble pas construit, c’est une tempête sous un crâne, ça cogne, ça virevolte, ça revient comme un boumerang. Celui qui lui a dit cela, à Christine Angot, c’est Claude, son ancien mari, son miroir, celui qui lui permet de revenir à la réalité quand elle est en pleine crise d’hystérie.
Elle est folle Angot, elle le dit. La seule chose qui l’empêche de sombrer c’est l’écriture. Alors forcément l’écriture s’en ressent de cette folie, d’autant qu’elle se raconte. Bon, il serait peut-être temps que je vous parle moi aussi, que je vous raconte l’argument de ce livre.
C’est l’histoire d’une tranche de vie ; de trois mois d’expérience violente ; de trois mois de passion. Pendant trois mois, Christine Angot a aimé une femme. Marie-Christine. Elle vit cette passion follement, elle souffre, forcément, elle est presque violente, elle bousille la vie de cette femme qui l’aime, qui lui bousille la vie aussi, elles s’aiment mais elles se détruisent. La narratrice (puisqu’il faut bien le dire, on est dans une sorte d’autofiction, elle raconte les choses comme elles viennent à son esprit, comme elles passent à travers le filtre de sa mémoire et de sa folie, alors forcément c’est déformé, c’est vilain, déjà que le propos est vilain alors comment voulez-vous ; mais c’est beau, on s’habitue et on aime), bref la narratrice ne sait pas trop ce qui lui arrive, pourquoi elle appelle sans cesse, pourquoi elle souffre autant, pourquoi elle change d’avis sans cesse.
Au milieu de ce chaos organisé de l’hystérie et de l’homosexualité, il y a Léonore, sa fille, son or. Elle l’aime, la chérit, la désire presque. Cette petite fille, peut-être celle qu’elle était.
Pire que la violence, la souffrance, la folie, la paranoïa, il y a l’inceste, cette inceste-viol vécu avec son père, ce père qu’elle ne rencontre qu’à quatorze ans, mais qui la désire. Elle le désire peut-être aussi, on ne sait pas trop, alors on hésite : viol, ou inceste ? Certes il y a le titre, certes il y a la relation difficile avec Marie-Christine, cette sorte de volonté de nouer une relation phallique imaginaire avec sa mère, dont elle parle peu. Mais on ne sait pas, on hésite…
C’est complexe, c’est la psychée malade, c’est l’écriture qui bout, ce sont les mots qui blessent ; un sublime carnage.
Je vais essayer de vous choisir un passage. Ils sont tous beaux, tous équivalents, sauf au milieu du livre, quand elle semble reprendre pied, qu’on comprend quelque chose, que c’est moins fouillis, moins impétueux. J’aime cette impétuosité toutefois, chercher un sens où il n’y a que désordre. Au milieu il y a aussi des extraits d’un Dictionnaire de la Psychanalyse. Peut-être le mur en question, entre la réalité et la fiction : le réel psychanalytique. L’inconscient est peut-être cet entre-deux, qui existe mais qui fantasme, qui se base sur du réel mais qui crée des images.
J’ai été homosexuelle pendant trois mois. Plus exactement, trois mois, j’ai cru que j’y étais condamnée. J’étais réellement atteinte, je ne me faisais pas d’illusions. Le teste s’avérait positif. J’étais devenue attachée. Pas les premières fois. A force de regards. J’amorçais un processus, de faillite. Dans lequel je ne me reconnaissais pas. Ce n’était plus mon histoire. Ce n’était pas moi. Dès que je le voyais, le test donnait pourtant pareil. J’ai été homosexuelle, dès que je le voyais.
Une sorte de work-in-progress, une avancée de la pensée, hachée, découpée, syntaxe déconstruite. La folie pointe, derrière les points, les virgules, les blancs. Elle perd pied, elle n’est plus elle. Comme une validation de l’autofiction. Pas autobiographique, pas fictionnel ; la frontière. La frontière de l’inconscient ? Peut-être. Son écriture ressemble parfois à l’automatisme surréaliste. Peut-être est-ce ainsi qu’on touche au plus près la vérité.
  

Jeudi 19 mai 2011 à 14:38

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 Ni toi ni moi, Camille Laurens

L'ultra négation, la double négation; l'exclusion totale. Dès le titre on entre dans le roman, dans les phrases, dans un rythme. Un rythme scandé ici, binaire, équilibré ; le rythme de l’échec. Ce ne sera pas elle, ce ne sera pas lui ; ce ne sera ni l’amour, ni la haine. Ce ne sera ni l’un, ni l’autre ; juste l’indifférence.

A travers une trame narrative originale et inédite ce me semble (je n’ai jamais rien lu de semblable auparavant en tout cas), Camille Laurens nous parle de la déliquessence de l’amour. De la manière dont un homme et une femme qui s’aiment un temps peuvent se haïr puis s’ignorer plus tard. C’est très pessimiste ; presque philosophique. Une longue plainte élégiaque de la rupture et de l’abandon.

Glauque ; triste ; presque insupportable par moments. En filigrane de ce récit, Adolphe de Bienjamin Constant. Cet homme qui croit aimer et qui, dès lors qu’il possède l’objet de son désir, se rend compte qu’il ne l’aime pas. Pauvre Ellénore.  Et pauvre Hélène…

Voilà donc l’originalité de ce livre que j’ai lu par bribes, par à coups, prise par la vie et les études. Ce n’est pas un livre qui prend, c’est un livre qu’on goûte, qui dégoûte, qui émeut. L’écriture en est d’ailleurs assez agréable, un peu poétique ; enfin ça parle d’amour, mais en négatif. Bref, l’originalité réelle de ce livre, c’est donc Hélène, et le choix narratif. Hélène est en fait l’héroïne d’un film ; un film sur l’histoire d’amour de Camille et Arnaud. Et les mots qu’on a sous les yeux, ce sont les mails que l’auteur a envoyés à un réalisateur, pour élaborer le film en question. Dès lors fiction et expérience se mêlent, liées par des commentaires, les réflexions, les chagrins et les souvenirs de Camille concernant cette délicate et douloureuse histoire d’amour. Uniquement de la fiction en somme, puisque de toute façon, dès lors qu’on décrit, on déforme. Et puis Camille Laurens, c’est l’autofiction qu’elle pratique, en connaissance de cause, puisque dans tous les cas, dès lors qu’on écrit, on écrit un peu sur soi. Ici elle joue le jeu de la fiction à fond, lui faisant investir l’espace cinématographique. Les descriptions de scènes et plans séquences sont intéressants, et ouvrent un horizon nouveau à la littérature. C’est beau, vivant bien que très figé, on voit et on y croit.

Toutefois c’est un peu brouillon tout cela, un peu déroutant, un peu long, un peu agaçant. J’ai plus d’une fois cru que j’allais poser le livre là, d’autant que j’ai lu plusieurs critiques négatives à son propos. Mais j’ai finalement continué, j’ai lu jusqu’au bout, happée je crois par la langue, les réflexions et les références dont ce livre fourmille. Camile Laurens, c’est de la littérature en abîme et puissance dix, et moi j’aime.

 

 

Vendredi 20 mai 2011 à 13:57

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 Moderato cantabile, Marguerite Duras

Modéré et chantant. Le petit garçon joue sa sonatine au piano, doucement. Il est récalcitrant mais il joue. Sa mère, Anne Debaresdes, l’écoute en souriant. La professeur n’est pas contente, elle râle, elle pousse, elle dispute l’enfant dont la mère sourit, heureuse. Cet enfant, c’est son trésor. Et tout à coup, alors qu'il ne peut répondre quand on lui demande ce que signifie moderato cantabile, un cri retentit dans la nuit.

Dans le café en bas de l’immeuble, une femme vient d’être tuée ; crime passionnel. Son mari se couche à ses côtés, geint, fini enfermé. Puis on n’entend plus rien. Anne, elle, a été émue par cet évènement insolite. Chaque jour, pendant une semaine, elle revient dans ce café où tout s’est déroulé. Sans relâche elle interroge un homme, un homme qu’elle séduit sans le vouloir, un homme qu’elle désire probablement sans le dire, autant qu’elle désire ce vin qu’elle boit, sans cesse, verre après verre, dans une gorgée presque éternelle. Son enfant chaque fois l’accompagne, il joue dehors pendant qu’elle boit dedans, mais elle n’est pas alcoolique, non, elle est simplement passionnée, passionnée de l’amour et de la passion même.

Avec l’homme du café elle aimerait connaître cet amour pour lequel on meurt, cet amour qui a conduit l’homme à tuer sa femme, on ne sait trop pourquoi. Mais tout s’arrête subitement, et on ne sait rien.

Une tranche de vie, réglée par la mort. C’est du Duras. Déroutant, pesant, mais épatant. Le style est sublime, pas un mot de trop, chaque virgule à sa place, des associations presque poétiques parfois, c’est beau et pesant comme un velours, c’est doux et brillant aussi, c’est sublime.

Un très court roman qui charme, modéré et chantant, un peu grave pourtant. L'amour est impossible alors Anne, nouvelle Emma, sorte de Léopold Blum de cette ville portuaire dans laquelle se déroule l'action, se promène ,boit du vin, reçoit et vit. Sensible et triste, heureuse et enivrée. 

 

Vendredi 27 mai 2011 à 0:06

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/rhinoceros.jpg
 Rhinocéros, Ionesco

Des hommes, des femmes, un café, un petit chat (écrasé le petit chat…) et des rhinocéros. Un ou deux, on ne sait pas trop, à deux cornes ou une, on n’a pas bien vu. La logique n’est pas le fort des personnages de la pièce de toute façon. C’est absurde, tout cela, et pas seulement le registre. Absurde, comique, et tragique d’ailleurs. Tout un panel de colorations.

Dans cette pièce en trois actes et cinq tableaux, tout est mêlé : la mascarade de la ménagerie et de la métamorphose, les personnages bornés, savants ou ridicules (les deux allant souvent de paire), le destin tragique et la réflexion sur l’homme. Dans la pièce, si vous ne la connaissiez pas déjà, il s’avère que tous les habitants de la ville se transforment en rhinocéros…étrange… angoissant… D’ailleurs toute la pièce est conçue comme une tragédie. Le premier tableau a lieu en extérieur, sur la terrasse d’un café. Le second dans un bureau, lieu du savoir. Et enfin le dernier, dans la chambre de Jean, Jean le propre sur lui, Jean le bien-pensant, le propret, bien rangé, averti et compassé. Les lieux se réduisent, comme les esprits. Celui de Jean est réduit à rien ; d’ailleurs il devient un rhinocéros. A contrario Béranger, son homologue crachou et pouilleux, se transforme peu à peu en homme raisonnable, voulant lutter pour sauver ses semblables de l’animalité et de la perte d’identité.

Une pièce dont j’entendais souvent parler, que je n’avais pas encore lue, et qui ne m’a pas déçue, dans le sens où je n’ai jamais été une inconditionnelle de ce genre de théâtre.

Ceci étant, le mélange des genres et des registres est des plus intéressants, et mené de main de maître !

 

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