Le Monde dans les Livres

Jeudi 3 juin 2010 à 18:09


La Tache
or The Human Stain, Philippe Roth
http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/latache.gifÀ l'été 1998, mon voisin, Coleman Silk, retraité depuis deux ans, après une carrière à l'université d'Athena où il avait enseigné les lettres classiques pendant une vingtaine d'années puis occupé le poste de doyen les seize années suivantes, m'a confié qu'à l'âge de soixante et onze ans il vivait une liaison avec une femme de ménage de l'université qui n'en avait que trente-quatre. Deux fois par semaine, elle faisait aussi le ménage à notre poste rurale, baraque de planches grises qu'on aurait bien vu abriter une famille de fermiers de l'Oklahoma contre les vents du Dust Bowl dans les années trente, et qui, en face de la station-service, à l'écart de tout, solitaire, fait flotter son drapeau américain à la jonction des deux routes délimitant le centre de cette petite ville à flanc de montagne.
La première fois que Coleman avait vu cette femme, elle lessivait le parterre de la poste : il était arrivé tard, quelques minutes avant la fermeture, pour prendre son courrier. C'était une grande femme maigre et anguleuse, des cheveux blonds grisonnants tirés en queue-de-cheval, un visage à l'architecture sévère comme on en prête volontiers aux pionnières des rudes commencements de la Nouvelle-Angleterre, austères villageoises dures à la peine qui, sous la férule du pasteur, se laissaient docilement incarcérer dans la moralité régnante. Elle s'appelait Faunia Farley, et plaquait sur sa garce de vie l'un de ces masques osseux et inexpressifs qui ne cachent rien et révèlent une solitude immense. Faunia habitait une chambre dans une laiterie du coin, où elle aidait à la traite des vaches pour payer son loyer. Elle avait quitté l'école en cinquième.
Cet extrait résume assez bien l'intrigue principale. Ce fut mon premier roman de Philippe Roth, et sûrement pas le dernier. L’histoire de ce professeur de lettres juif et noir m’a captivée. J’aime particulièrement les romans des éclopés de la vie universitaire américaine. L’intrusion du double de Roth, Nathan Zuckerman, un écrivain, confère un caractère méta-discursif au roman. C’est un des aspects de la post-modernité américaine que j’affectionne particulièrement.
Néanmoins certains passages sont difficiles, percutants, surtout ceux qui concernent les traumatismes de la guerre du Vietnam. Mais cette tension fait de ce roman une pure merveille, difficile à abandonner. D’un bout à l’autre on est captivé par l’histoire de Coleman («homme noir »), conté par Zuckerman. De nombreux thèmes inhérents à la littérature américaine sont repris, comme l’identité, la judéité, et le racisme.
Je ne pouvais pas faire un article sur mes romanciers américains sans réserver un article complet à ce roman si marquant.

J’ai également lu Portnoy et son complexe, du même auteur.
C’est différent, le thème de la judéité revient, mais c’est le problème sexuel qui domine et qui rend ce texte drôle et émouvant. Le héros se confie à un psychanalyste et fait ainsi le tour de toute sa vie. Le sujet, osé, est traité à la foi avec humour et cynisme, et le personnage de Portnoy apparaît comme un pauvre être qui se bat pour faire accepter sa différence.
Résumé bien bien fait d’Amazone : Peut-être que si nous posions la question suivante à Alex Portnoy : "Si vous deviez tirer un trait sur une partie de votre anatomie, laquelle choisiriez-vous ?", il nous répondrait : "Mes organes génitaux, mon schlong en yiddish"... juste avant de changer d'avis. Pourtant, la sexualité c'est bien le problème d'Alex... Brillant élève puis cadre supérieur en vue, écrasé par l'autorité de ses parents si démesurément attachés à la tradition juive américaine, Alex n'en reste pas moins un obsédé. Et les terribles fantasmes qui le hantent vont s'avérer être les plus lourds fardeaux qu'un homme élevé dans le quartier israélite de Newark ait à supporter...
 

Mardi 29 juin 2010 à 22:48

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/brooklynfollies.jpgBrooklyn Follies, Paul Auster
Que dire d’un roman que j’ai dévoré, d'une intrigue plus que fournie, sans temps morts, conté par un narrateur qui annonce d’emblée être à la recherche d’un endroit pour mourir ? Mais Nathan ne s’attend pas à vivre si intensément en s’installant à Brooklyn…
Il est vrai que l’incipit de ce roman d’Auster est déceptif ; Nathan Glass, le narrateur, la cinquantaine plus que tassée, aspirant à une fin silencieuse pour [sa] vie triste et ridicule, voit cette vie changer de visage lorsqu’il retrouve son neveu Tom dans une bouquinerie de Brooklyn (cadre génial, non ?!). Mais il ne va pas uniquement s’agir de la vie de Nathan dans ce roman ; ce dernier ne va pas s’adonner à la narration narcissique de sa nouvelle vie de retraité des assurances un peu aigri, vivant dans ses souvenirs. Les destins de nombreux personnages se croisent, et notre quinquagénaire nous les livre au même titre que certaines anecdotes qu’il s’applique à consigner dans son Livre des folies humaines (Brooklyn Follies ?!). Sa vie, ainsi que celle de son entourage, n’est pas des plus simples. Ils connaissent tous galères, rejets et peines diverses. Au fil du récit de Nathan, on apprend à connaître Tom, universitaire devenu chauffeur de taxi, sa sœur et sa fille Lucy, les (multiples) femmes de leur vie, la JMS (Jeune Mère Sublime), Honey, et j’en passe… Ce passage situé environ à la moitié du roman résume étonnement bien la situation :  
Ce n’est pas que j’ai honte de ce que nous sommes – mais bon Dieu, quelle famille. Quel ramassis d’âmes en peine et déglinguées. Quels exemples frappants de l’imperfection humaine. Un père dont la fille ne veut plus rien avoir à faire avec lui. Un frère qui n’a plus vu sa sœur et en est sans nouvelles depuis trois ans. Et une gamine qui s’enfuit de chez elle et refuse de parler.
 Et après tout ça, après avoir rencontré, écouté ses familiers, Nathan voudrait s’attaquer aux biographies d’illustres inconnus, afin d’assurer l’immortalité à tous ces hommes et ces femmes ordinaires, mais dont les vies sont pourtant foisonnantes...
C’est un peu ce qu’illustre ce roman, dans lequel se croisent une multitude de personnages, dont le destin est unique, et parfois étonnant, surtout lorsque les destinées se mêlent et que tout se réorganise comme par magie. C’est la magie de la littérature qui fait que ces hommes seuls, abandonnés de tous, qui semblent avoir tout perdu, retrouvent peu à peu leur dignité, perdent des proches, en retrouvent n’autres, des liens se nouant et se dénouant, et les femmes s’installant dans leur vie tout à coup. La courbe du bonheur va croissant dans cette histoire, avec une forte accélération au moment du séjour à l’Hôtel Existence, ce lieu idéal dans lequel chacun rêverait de se réfugier.
Mon avis : Comme je le disais, pas un temps mort, les personnages apparaissent et disparaissent sans cesse, le tout orchestré par Nathan, ce narrateur qui voile et dévoile les histoires tour à tour, comme il l’entend, pour finalement tout nous dire – ou presque- sur ces hommes et ces femmes qui croisent sa route. De nombreux croisements donc, assez rectilignes, comme les rues de Brooklyn, avec ses carrefours et ses quartiers, à l’image des moments de doute, de galère, puis de ressourcement et de bonheur. Un éloge de la folie de la vie humaine, de son rythme endiablé, de ses revirements inattendus, de ces choses qui arrivent comme par enchantement, qui nous font nous dire que parfois, le destin, ça existe… Un éloge de la folie de l’esprit de l’homme aussi, duquel émergent toutes sortes d’idées folles, qui font naître de géniaux voyous, des petites filles étonnantes, et pousse à se surpasser pour changer les choses et se donner les moyens d’essayer d’être heureux.
Un récit assez linéaire tout de même, simple à suivre, puissamment rythmé. C’est ce qui ferait de ce roman un îlot un peu solitaire dans l’œuvre souvent complexe de l’auteur (selon ce que j’ai pu lire dans les critiques, car je n’ai lu d’Auster que Léviathan). Il serait coutumier des récits à tiroirs et des intrigues en colimaçons. Là, la vie s’écoule, palpable, sensible, et les personnages semblent réels. La grâce faisant place à l’habituelle folie ? Et le titre alors ?!
 Quoi qu’il en soit, un très bon moment de lecture, un récit au rythme enlevé comme je les aime, un large panel de personnages liés par les coups du sort du destin, des coïncidences troublantes, des couples qui se font et se défont, des alliances improbables, une bouquinerie dans Brooklyn, des héros névrosés mais pleins de ressources et bourrés de sensibilité ; bref, de la littérature !
 

Jeudi 19 août 2010 à 1:10

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/bookofillusions.jpgThe Book of Illusions, Paul Auster

There was no moon in the sky that night. When I stepped out of the car and put my feet on the ground, I remember saying to myself : Alma is wearing red lipstick, the car is yellow, and there is no moon in the sky tonight. In the darkness behind the main house, I could dimly make out the contours of Hector’s trees _ great hulks of shadow stirring in the wind. […]
Eleven years later, I still wonder what would have happened if I had had stopped and turned around before we reached the door. What if, instead of putting my arm around Alma’s shoulder and walking strait toward the house, I had stopped for a moment, looked at the other part of the sky, and discovered a large round moon shinning down on us? Would it still be true to say that there was no moon in the sky that night? If I didn’t take the trouble to turn around and look behind me, then yes, it would still be true. If I never saw the moon, then the moon was never there.
 
Ce passage, situé au milieu du roman, en est l’esprit concentré en quelques lignes.
L’illusion est au centre du tout. Du titre, de l’histoire, des yeux du héros et du lecteur. Tout ce que nous voyons peut nous tromper. C’est à quoi sert le cinéma ; nous faire croire à des choses qui n’existent pas. Tout ce que nous ne voyons pas nous trompe aussi. Ainsi la lune n’existe pas parce que David Zimmer, le narrateur de cette histoire, ne la voit pas.
Hector Mann, le fameux acteur du cinéma muet, le Charlie Chaplin austérien, lui aussi a disparu. Personne ne sait ce qu’il est devenu. Evaporé alors que la bande son fait son apparition.
Les enfants et la femme de David ont également disparus. Une disparition en forme d’euphémisme, puisqu’ils sont morts dans un accident d’avion. Et Hector Mann va être celui qui va sauver David.
En effet, ce dernier, alors qu’il zappe devant la télé un soir d’alcool et de déprim’, reste en arrêt face à l’image de ce clown en moustache noir et blanc. Et là, son visage se fend de l’expression qui l’avait abandonné depuis six mois : un sourire. David a ri en regardant le film d’Hector Mann.
Dès lors, il se sent investi d’une mission : écrire un livre sur les films de Mann, et faire la lumière sur la vie obscure de cette star des projecteurs. Jusqu’au jour où il reçoit une lettre de la femme même de Mann, qui le presse de venir à son chevet…
 Les chapitres se succèdent alors, mêlant descriptions de films – on s’y croirait ! -, rencontres, tentatives pour renouer avec la vie, traductions de Chateaubriand, vie d’Hector Mann et finalement, une rencontre avec celui-ci. Tout ceci paraît bien anarchique, et pourtant, l’ensemble est lié. Cette histoire est comme un cercle, dont chaque point se fait face, comme en miroir. La vie d’Hector Mann est celle de tous et de personne. Celle de Zimmer, en certains points, lui ressemble. Celle de certains des personnages de ses films aussi. Il a presque fait de sa vie un film. David en fait même un livre. Tout comme Alma, celle qu’il ne connaît que huit jours mais qui le sauve de la mort, comme Hector avait sauvé Frieda.
Voilà ce que j’appelle un roman construit. Les chapitres, les vies se répondent. Et avec ça, un style particulièrement fluide, qui alterne passages simples et prolongations poétiques (ces simples arbres qui deviennent comme des ombres s’étirant dans le vent, cf supra).
Néanmoins, certains passages de descriptions de films (bien que très originaux et agréablement rendus grâce au style fluide d’Auster) sont un peu longs. Tout comme le récit de la vie d’Hector, dans lequel je me suis un peu embrouillée les pinceaux (mais peut-être n’ai-je pas été suffisamment attentive à la lecture de certains passages…shame on me !). Mais une fois que David a rencontré Alma puis Hector, tout s’enchaîne et s’enflamme – au sens propre, vous verrez !
Bilan : une lecture plaisante, avec quelques longueurs – nécessaires pourtant ! qui font de ce roman une œuvre complète, un machinerie bien huilée comme un tour d’illusionniste. On est emporté par cette histoire, dont la fin est certes un chouilla prévisible mais bon, on reste happé par la magie de l’illusion. Du grand Paul Auster, avec beaucoup de personnages, des histoires de vies fouillées, où rien n’est laissé au hasard. Une mise en abîme de l’illusion que laisse présager le titre. Un roman qui fait réfléchir…et rouvrir les cours sur la philosophie kantienne !
Ce roman est également l’occasion pour Auster de proposer une réflexion sur l’art, ses tenants et ses aboutissants, l’artiste, ses aspirations, l’importance de trouver un moyen de s’exprimer pour continuer à vivre ou survivre. Mais la question est : qui survit à qui ? L’œuvre d’art ou l’auteur ? Parfois, l’un semble disparaître avec l’autre ou, comme Chateaubriand, le livre sortir de la tombe alors que l’auteur y entre…
Et puis, un roman qui parle de cinéma, je trouve cela drôlement original… ! A bon entendeur…

 
Nb : Jacques Teissier compare ce roman avec l'un de ceux de Philippe Djian (que je n'ai pas lu...) ce qui n'est pas pour me déplaire!

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