Le Monde dans les Livres

Jeudi 2 décembre 2010 à 0:18

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lagedhommecouv.jpgL’âge d’homme, Michel Leiris
Ne vous attendez pas à lire une autobiographie ordinaire. Pas ou peu de continuité, pas de synchronie, pas de rétrospection organisée. C’est le portrait fragmenté d’un homme blessé et tragique que vous allez découvrir. Un homme sans complaisance, qui dès la première ligne évoque la mort, et brosse un portrait de lui des moins lyrique et des plus âpres. Un homme qui, à de nombreuses reprises, a cherché à se suicider. Un jour, suite à une tentative, il a eu sous les yeux le tableau de Cranach, « Lucrèce et Judith ». Dès lors, il a eu envie d’écrire ce livre, et de liquider ainsi, en les formulant, un certain nombre de choses dont le poids [l’]oppressait.
L’écriture comme une cure ? Peut-être, probablement même. En tout cas dans ces pages, Leiris éclate son portrait, fragmentant artistiquement le livre en divers chapitres aux titres évoquateurs, poétiques parfois, mythiques et tragiques. Les femmes sont les figures centrales de l’œuvre (la femme castratrice !) – et le livre est comme organisé autour de deux figures centrales, Lucrèce et Judithqui à elles deux incarneraient la femme idéale.  Une hybride mêlant Lucrèce et Judith, cela donnerait quoi ? D’un côté une victime vertueuse et expiatoire, de l’autre une patriotique prostitution (Lucrèce, femme de Tarquin Collatin, violée par Sextus Tarquin, s’est donné la mort après avoir révélé l’outrage subi. Judith, une juive, veuve, est appelée par Dieu pour défendre la ville de Béthulie, assiégée par l’armée d’Holopherne, général de Nabuchodonosor. Pour ce faire, elle séduit ce dernier, et au matin, lui tranche la tête.) Au final une femme un peu monstrueuse, antithétique, une beauté hiératique (de statue), une pureté souillée et comme ravagée, grêlée, à la manière de ces statues des parcs sur lesquelles le temps laisse des traces…
 Du tragique, du mythique, du sanglant. Voici trois des thèmes les plus prégnants de ce livre. A maints reprises, Michel Leiris nous évoque ces blessures, coupures, lésions, inflammations et divers autres bobos qui ont de rouge ponctué son enfance. Des problèmes d’amygdales, de sexe, de hontes diverses. Ça n’est pas joli joli, et, j’ose le dire, pas toujours très agréables à lire. Non pas que ce soit gore, non non, mais tout de même, au bout d’un moment, toutes ces histoires de coupures et de têtes tranchées (même si dans ce cas cela reste fantasmagorique et d’une forte charge symbolique), ça devient pénible.
Il a aussi été beaucoup au théâtre et à l’opéra ce jeune homme, et il nous retrace cahin-caha, au grès de ses souvenirs, quelles sont les origines de ces figures macrostructurantes, qui ont eu, et ont encore, une telle influence sur sa vie. Toutefois, comme dans toute autobiographie, notre auteur se trouve confronté à sa mémoire, cette abstraction faillible et incertaine, qui nous trompe alors même qu’on a le sentiment de la contrôler…
J’arrive à le (l’évènement relaté) reconstituer ici d’après mes souvenirs, y joignant l’observation de ce que je suis devenu depuis lors et comparant entre eux les éléments anciens ou récents que me fournit ma mémoire. Une telle façon de procéder est peut-être hasardeuse, car qui me dit que je ne donne pas à ces souvenirs un sens qu’ils n’ont eu, les chargeant après coup d’une valeur émotive dont furent dépourvus les évènements réels auxquels ils se réfèrent, bref, ressuscitant ce passé d’une manière tendancieuse ?
En cherchant ainsi à se confesser, ou du moins à exposer au public ses tares les plus basses, ses blessures les plus vilaines, il  y a moyen d’être absous : mettre en scène, artistiquement, dans une œuvre d’art donc, sa mise à mort, pour limiter les dégâts. La littérature est alors comme une tauromachie, dans laquelle l’auteur s’expose à la corne en dévoilant ses failles (sinon, la littérature ne serait que grâces vaines de ballerines, c’est du moins ce qu’il expose dans De la littérature comme une tauromachie, préface de l’ouvrage). La corne acérée du taureau, par la menace matérielle qu'elle incarne, confère une réalité humaine à l'art. Mais le torero, exposé au danger, parvient à mettre à mort la dangereuse bête en faisant œuvre de toute sa dextérité. Il en est ainsi de l’auteur d’autobiographie, qui se risque à dévoiler des pans de sa vie, des pans sanglants, salis, honteux. Toutefois, au cours de cette composition, si l’auteur a envisagé un plan au préalable, il n’est pas toujours aisé de le suivre. Ainsi, Michel Leiris dit…
A mesure que j’écris, le plan que je m’étais tracé m’échappe et l’on dirait que plus je regarde en moi-même, plus tout ce que je vois devient confus, les thèmes que j’avais cru primitivement distinguer se révélant inconsistants et arbitraires, comme si ce classement n’était en fin de compte qu’une sorte de guide-âne abstrait, voire un simple procédé de composition esthétique.
La littérature transfigure, poétise, déforme le réel. Donc forcément, cet être fragmenté qu’il décrit (un peu à la manière surréaliste), c’est lui sans l’être, c’est l’image réfractée que lui renvoie le miroir de sa mémoire, brisé de place en place. Pourtant, dans la préface il revendique la plus grande sincérité de cette confession, la recherche de la plus grande véracité...
Malgré les coupures, les blessures, le sang et la honte, il y a aussi des belles choses dans ce livre, de jolis passages. Par exemple, une réflexion sur la poésie et la femme des plus mythiques, puisque quasi orphique…(Orphée étant le mythe fondateur de la poésie, et Eurydice, femme perdue, symbole de l’absence qui suscite la plainte du poète, enfin bref… !)
[…] l’idée qu’une muse est nécessairement une morte, une inaccessible ou une absente, que l’édifice poétique […]ne saurait reposer que sur ce qu’on n’a pas, et qu’il ne peut, tout compte fait, s’agir d’écrire que pour combler un vide ou tout au moins situer, par rapport à la partie la plus lucide de nous-même, le lieu où bée cet incommensurable abîme.
Ou encore cette phrase, écrite dans un journal, et que j’ai trouvé particulièrement belle…
Je porte dans mes doigts le fard dont je couvre ma vie.
Qui dit mieux ? En tout cas, celui-là semble prendre sa vie en main… ! Quoi qu’au fond cela pose question, dans la mesure où il apparaît comme un être fragile, tourmenté et complexe. Toutefois, s’il n’était pas ainsi, en quoi résiderait l’intérêt d’un tel livre ? Et des six autres tentatives d’autobiographie de Michel Leiris ! (même si l’âge d’homme est la plus complète.) D’ailleurs, d’âge d’homme il n’en est question qu’à la fin, très succinctement. Les 50 dernières pages ayant été mes préférées.
Donc, pour tout dire, un livre que je suis contente d’avoir relu, dont je me souvenais étonnement (puisque cette fois encore, ce que j’ai retenu, ce sont toutes ces histoires de coupures et de femmes…), mais les 50 dernières pages sont restées une bonne surprise. Finalement je ne sais pas si je dois conseiller ou non cette autobiographie… A vous de voir !

Dimanche 5 décembre 2010 à 10:35

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/Anneouquand.jpgAnne, ou quand prime le spirituel, Simone de Beauvoir
Le premier roman de Simone de Beauvoir. Non pas le premier a avoir été publié, parce qu’il a été refusé à l’origine par les éditeurs. Mais le premier à avoir été écrit. Je ne sais même pas si on peut parler de roman, puisque la forme de ce livre est assez originale. En cinq « nouvelles », l’auteur nous brosse le portrait de cinq femmes aux destins croisés, mais dont le point de départ est le même : la naissance dans une famille bourgeoise ou petite-bourgeoise, dans laquelle « prime le spirituel ». Autrement dit, une famille catholique bien pensante. Il y a Marcelle, la désenchantée, Chantal, qui cherche à s’installer, à profiter du bonheur que peut lui donner la vie – un peu niaisement des fois, j’ai trouvé…-, Anne, qui est victime de cette primauté du spirituel, ou encore Lisa, amoureuse, et enfin Marguerite, elle aussi déçue par la dévotion, même si elle fut de nature profane.
Autant de profils de femmes dont on peut, comme souvent chez Simone de Beauvoir, essayer de trouver les correspondances réelles. Ainsi Chantal c’est un peu Simone des débuts, jeune enseignante passionnée, adulée de certaines, et cherchant à l’être. Mais enfin, ce genre de lecture reste un peu abusif. Pas la peine de faire du Sainte-Beuve (la vie de l’auteur éclaire l’œuvre et blablabla). Cependant une chose est sûre : Anne, c’est Zaza, alias Elisabeth et vice-versa, l’amie d’enfance de l’auteur, morte d’on ne sait quoi, même si c’est probablement d’un excès de spiritualité. Je n’en dirai pas plus.
Du moins pas sur ce point ! Parce que sinon, j’ai un certain nombre de choses à évoquer à propos de ce livre, dont des déceptions. Je me suis ennuyée au début. J’ai trouvé les héroïnes des deux premières « nouvelles » trop bien pensantes, rangées, à la limite de la niaiserie et du ridicule. Donner sa vie pour les autres en prétendant ne rien attendre en retour (alors qu’en vérité ça n’est qu’hypocrisie…), trouver que le ciel est toujours bleu, que tout le monde est beau et gentil… Ahlàlà… Et puis vlan. Leur vie finit plus mal qu’elle n’a commencé. Elles se rendent compte qu’il y a quelque chose de pourri là-dessous… There is something rotten… ! Et c’est là qu’on se rend compte que la prose de Simone de Beauvoir, qui retranscrit les pensées de ses personnages selon divers modes, du monologue intérieur au journal intime, et concluant sur la première personne du singulier pour Marguerite (elle, je l’aime bien !), bref, que cette prose est en fait profondément ironique. Le discours indirect libre, délicat à discerner parfois, en témoigne. Toutefois, même sachant cela, je n’ai pu m’empêcher de m’ennuyer en débutant ma lecture. Quoi qu’ennuyer n’est peut-être pas le mot juste… Au contraire, je crois que j’ai été très stimulée, puisque je n’avais qu’une envie, leur donner un coup de pied aux fesses à ces jeunes filles bien pensantes, bien mises et bien dévouées. Et puis il y a eu la nouvelle centrale, Anne (d’où est extrait le titre de cette deuxième édition), et son énigme finale. Pourquoi, alors qu’elle aime Pascal, Anne meurt-elle ? Probablement parce que, quand prime le spirituel, c'est la folie et la mort qu'on rencontre...
Et à la fin, la bonne surprise : Marguerite. Une « nouvelle » à la première personne, sans trop de bons sentiments. Une jeune fille qui exploite sa liberté, alors que les autres font sans cesse preuve de mauvaise foi (je pense par exemple à Chantal qui se dit ouverte et à l’écoute, et qui s’avère incapable de venir en aide à une de ses « petites protégées » alors que cette dernière se trouve dans le plus grand embarras, gggrrr ! Tout ça pour finir bien rangée, mariée à un homme de bonne situation…). Marguerite avait pourtant tout pour être l’archétype de la jeune fille rangée étant jeune : dévote, bonne élève, cultivée, dévouée. Et puis tout à coup, tout se dégrade. Pourtant, elle ne perd pas totalement ses préjugés. Enfin, si elle déplace le centre de sa dévotion, si son nouveau matériau spirituel devient son paumé de poète d’ex beau-frère (ça semble compliqué, mais c’est là que c’est intéressant !) c’est pour se rendre compte que là aussi, tous pourris !
Toutes ces histoires finissent plutôt mal, ou de manière plate, affligeante. C’est la vie de toutes ces femmes excessivement « spirituelles » qui est affligeante en définitive. Elles se bercent d’illusions, engourdies qu’elles sont dans les préjugés de leur classe, n’usant qu’avec peine de leur liberté, au prix d’une rupture avec leur famille.
Tout au long de ma lecture j’ai eu envie de leur crier d’arrêter de se voiler la face, de reconnaître la boue dans laquelle elles vivent, de leur montrer qu’elles ne marchent pas sur le joli sentier de cailloux blancs qu’elles imaginent, mais en plein dans la flaque.
Je ne sais pas trop où en était Simone de Beauvoir dans sa réflexion à ce moment là. En tout cas, je pense (et surtout j’espère !) que ce livre est bien bourré d’ironie. J’apprécie trop cet auteur pour croire que mon ennui serait issu d’une certaine médiocrité. Non, en y réfléchissant, et en re-parcourant la préface de Danièle Sallenave, je suis convaincue : c’est une satire de ces criminels bourgeois bien pensant, ces « belles-âmes », menteuses, ridiculement dévotes et se vautrant dans la mauvaise foi. Bref, un récit qui m’a fait dresser les cheveux sur la tête, sauter des lignes et tressaillir, de dégoût ou d’admiration. Parce que tout de même, j’aime la manière dont Simone de Beauvoir met en scène ses idées, et défend ce qui lui fait, à elle aussi, dresser les cheveux sur la tête.

Vendredi 17 décembre 2010 à 18:35

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/leguepardcouv.jpgLe Guépard, Giuseppe Tomasi Di Lampedusa
Les yeux qui se ferment trop vite, les mots frappés et noirs qui dansent sous les paupières, les idées qui s’embrouillent, le rêve du récit qui se mêle aux images des prémices de l’endormissement… C’est ainsi que j’ai vécu la lecture du Guépard, un grignotage somnambule, teinté de fresque historique vaporeuse (historiquement parlant, la foudre de la guerre n’anime pas mes méninges…)…
Et pourtant je sentais à chaque phrase que ce roman est un grand roman. C’est d’ailleurs bien pour ça que je l’ai grignoté. Si ça n’est pas bon, autant avaler les bouchées rapidement, sans mâcher, pour en finir au plus vite, parce que quand même il faut bien manger, et ici parce que quand même, ça a été au programme des TL il n’y a pas si longtemps, et puis parce que, surtout, Aragon a dit que c’était « un des plus grands romans de ce siècle » (entendez bien sûr le XXème). Si Aragon a dit, alors forcément…
C’est assez formidable le Guépard, tant du point de vue de l’histoire que de la forme narrative. Il y a des scènes quasi théâtrales, presque du monologue intérieur, des alternances de point de vue, des symboles, des clins d’œil intertextuels (ça c’est chouette, genre j’ai cru apercevoir Julie et Saint-Preux dans leur buisson, un moment donné…(La Nouvelle Héloïse, de Rousseau)), et puis surtout, des personnages hauts en couleur !
Surtout un en fait, le second fil rouge de ce roman fortement passé à l’encre de l’histoire. En bref, ça raconte 1860 en Italie, Garibaldi, les Deux-Siciles et l’unification, la révolution, avec surtout, point focal du roman, la fin de l’aristocratie, et l’avènement de la bourgeoisie. L’aristocratie en déclin, en roue libre sur la pente de sa fin, bref bref… Et donc, pour en revenir aux personnages, la figure de proue est bien entendu don Fabrice Salina, aux lourdes et puissantes pattes de guépard. Un guépard un peu vieillissant, plus très souple, pas vraiment belliqueux, plus sérieux que gouailleur. Un guépard puissant mais à l’arrêt ; un guépard empaillé, ou presque. Il en a conservé l’allure, la noblesse, la forme de la puissance ; mais en matière de faits, il n’y a plus rien. Comme les habitants de Palerme, il attend. Pourtant, cet astronome jadis fin amateur de femmes va faire beaucoup pour son pays. Loin de s’opposer à l’unification et à la fin de la domination des Bourbons, il va bénir l’alliance entre l’aristocratie et la bourgeoisie en frac. Une alliance symbolique pensez-vous ? Non pas ! Il va marier Tancrède, son protégé, le vaillant et séduisant Tancrède, qui  embobine tout le monde et surtout son oncle Salina, le guépard dur et impassible, le même qui va donner son assentiment à un coup de foudre…
Angélique est belle, sensuelle, vive et palpitante ; et surtout, elle est riche. Son père, don Calogero Sedara, est mal habillé, mais bourgeois. Pour parvenir, épousons-la ! En plus, il n’est pas désagréable de se rouler dans la paille ou les tapisseries du palais en sa compagnie, pendant des heures de cavalcades dignes d’une pastorale fanée et entre quatre murs. Le vieux Prince serait presque jaloux de cette beauté… Lui aussi a été jeune et fougueux… Mais le guépard vieillit.
De l’histoire, une histoire d’amour, un mariage, beaucoup de talent littéraire, de belles pages, des symboles, des bobines de métaphores,… que demander de plus ?
Un livre que je relirai avec plaisir, un livre tantôt gai tantôt triste, avec un personnage central des plus attachant, qu’on suit jusque dans son bain, jusque dans ses errances psychiques au cours du bal (oui oui il y a un bal) et jusque dans cet hôtel où…
Et le pauvre Bendico, le chien fidèle, affectueux, double animal de celui qui est déjà un guépard, qui fini empaillé…et enfin, jeté par la fenêtre ! Et la pauvre Concetta (non, ça n’est pas une servante !) qui meurt d’amour pour Tancrède, avant que ce ne soit d’amertume et de jalousie…
Je n’ai pas parlé de tous les personnages, encore moins de tout ce qu’il se passe dans ce roman, tout simplement parce que seules quelques images me restent, des belles images, et puis parce que je sais qu’un jour je le relirai, puisque dans ce roman, ce qui est beau en plus du reste, c’est que chaque mot compte, et participe à la création de cette belle tapisserie aux couleurs surannées, une de ces tapisseries que d’un seul coup de dent le rat de La Fontaine pourrait faire s’écrouler. Parce « qu’une maille rongée emporta tout l’ouvrage »…

Samedi 18 décembre 2010 à 19:24

                                                                http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/livrevierge.jpg L’écriture ou la vie, Jorge Semprun       
En littérature, il y a le « comment dire » techniciste, celui qui taraude tout auteur, ce comment dire qui se veut le plus juste, le plus près du monde, de soi, mais aussi le plus original, cherchant à revêtir la tunique la plus ajustée mais aussi la plus saillante parce que bien sûr, il faut plaire…
La question qu’on se pose moins, c’est comment oser dire. La possibilité du dire. Les mots trop pesants, les mots qui lestent le cou et font tomber, chute de pierres qui entraînent l’ange, au fond du trou noir de la mémoire. Dire ce qui est trop dur, dire la racine du mal. Dire plus que l’horreur, plus que l’inhumanité.
[…] un doute me vient sur la possibilité de raconter. Non pas que l’expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est tout autre chose, on le comprendra aisément. Autre chose qui ne concerne pas la forme d’un récit possible, mais sa substance. Non pas son articulation, mais sa densité. Ne parviendrons à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création. Ou de recréation. Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité d’un témoignage.
Ce n’est pas seulement à Buchenwaldt que nous emmènent les mots de Jorge Semprun, dans les recoins sombres, terribles de l’âme humaine, dans les efforts surhumains de survie, ou dans les bas-fonds de l’inhumain… Bien sûr il y a tout ça, en creux, dans la lumière de l’ombre de la fiction, dans la prétérition. Bien sûr il y a les camps, puisque les camps, c’est la vie, la vraie. Le reste n’est que rêve. Cela paraît terrible. Pourtant, ces dix-huit mois, cette vingtième année, c’est ainsi que l’auteur l’a vécue, comme les seuls mois réels de sa vie. Ces instants de mort. Dix-huit mois d’Enfer, dix-huit mois pour traverser le Styx et le reste. Jorge Semprun est mort une fois, à Buchenwaldt. Il a vécu sa mort. Une expérience impossible et pourtant…
Ne croyez pas qu’il y a quelque chose d’ésotérique là-dedans. C’est juste poétique. Il a vécu sa mort, il en est revenu. Nouvel Orphée ? Nouveau ça oui, puisqu’au lieu de créer, sa première mort le rend littérairement aphasique. Il ne peut chanter la vie, puisque le bonheur lui semble un rêve. Il ne peut raconter son cauchemar, ou plutôt ses dix-huit mois de vie, puisque l’écriture le fait replonger dans les souvenirs de l’horreur. L’écriture ou la vie. Il faut choisir. Pendant vingt ans, il va choisir ; ce sera la vie. Et puis après…
Le livre est là, avec ses mots. Il a choisi l’écriture. Ou peut-être plutôt s’est-elle imposée à lui. Il a écrit. Sur lui, sa libération, ces derniers jours de vie dans le camp, son chez-lui, quelques jours de liberté, chez lui. Il raconte l’épouvante dans le regard des autres. Il raconte les mélodies qui scandent ces instants interminables de souffrance et d’errance, au milieu des corps obnubilés, débiles. Une idée en amène une autre, des plans se figent, pour laisser place à la mémoire. La mémoire se met elle-même en abyme. Il se souvient d’une scène, d’un personnage…il le raconte. Il fige alors la scène, digresse, se souvient encore, reprend. Des fils lancés, qui peu à peu se mettent à recréer un canevas, le canevas du mal, le canevas oppressant de l’écriture, mais qui finalement permet de se retrouver soi-même, de coïncider à nouveau avec soi, en reconnaissant cet autre qu’on est toujours.
L’abandon de l’écriture pour rester soi-même. Je suis devenu un autre, pour pouvoir rester moi-même. Il a choisi l’oubli, la vie. Et puis finalement, l’écriture.
C’est plus qu’une méditation sur les camps ; ce sur quoi on rêve, en lisant ce livre, c’est sur l’écriture. Comment les mots peuvent être de trop, mais indispensables. Comment tout est dicible, mais nécessite le passage par l’art. Pas forcément le recours à la fiction, mais à la recréation par les mots et la forme littéraire. Ce livre est une œuvre d’art. Une tapisserie qui se donne à voir, à sentir, à entendre. Leitmotiv, images terribles, odeur de chair brûlée. Des chansons, des poèmes, des airs ; des descriptions inévitables, des épisodes indispensables, sur la mort surtout.
Des femmes aussi, des plaisirs, du rêve. Mais du cauchemar plus réel que le rêve.
Il y a des obstacles de toute sorte à l’écriture. Purement littéraires certains. Car je ne veux pas d’un simple témoignage. D’emblée, je veux éviter, m’éviter, l’énumération des souffrances et des horreurs. […] Il me faut donc un « je » de la narration, nourri de mon expérience mais la dépassant, capable d’y insérer de l’imaginaire, de la fiction… Une fiction qui serait aussi éclairante que la vérité, certes. Qui aiderait la réalité à paraître réelle, la vérité à être vraisemblable.
S’il n’y a pas du « mentir-vrai » là-dessous… En plus, à la fin de la guerre, il rencontre Aragon…
Jamais l’auteur n’en parle en tout cas ; il évoque, illustre, dispose. Il est philosophe avant tout, ne l’oublions pas. Il réfléchit sur la vie, la mort, l’écriture. La poésie passe un peu après. Il en parle d'ailleurs très rarement de la poésie. Pourtant, il est un peu, beaucoup orphique… un peu nervalien… Il a une fois vainqueur traversé l’Achéron. Qu’il le veuille ou non, ses mots sont une modulation sur la lyre, une recréation (poésie vient de poeïn, création en grec), un assemblage de souvenirs et de faits, une composition qui fait appel à tous les sens, et même au-delà. On entend, on voit, on sent, on est ému. Un livre formidable, tant pour sa part autobiographique, de témoignage, que pour la réflexion qu’elle offre sur la littérature. Un objet dense mais léger, lu d’une traite (ou deux…), corné mais sublime, sublime parce que corné (je corne les pages pour retrouver les passages clés ahlàlà je sais j’abîme le livre, mais au moins il vit ! L’écriture a choisi la vie !). Le témoignage le plus émouvant que j’ai pu lire sur les camps. Le plus littéraire aussi. Le plus complet parce qu’il n’a pas de détails. Le plus riche parce qu’il est le plus pauvre en atrocités.
Un livre complet, merveilleux. On ne rit pas, mais c’est formidable.
 L'écriture ou la vie, Jorge Semprun, éd. Gallimard, coll. Folio, Paris, 1994, 397p.

Lundi 20 décembre 2010 à 19:26

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/Rosacandida.jpgRosa Candida, Audur Ava Olafsdottir
On prend sa respiration et on essaie de prononcer le nom de cet auteur islandais. C’est d’ailleurs la première fois qu’on en entend parler (ou plutôt balbutier) en France, puisque c’est la première fois qu’il est traduit ici. Pourtant ce roman, son premier roman, a plus de dix ans. Il le publie en 1998.
Mais de quoi ça parle, Rosa Candida ? D’un jeune homme de vingt-deux ans, dont je ne saurais vous retrouver le prénom, d’ailleurs peu mentionné. Il a perdu sa mère, il vit avec son père et son frère jumeau mais mutique, travaille sur un chalutier jusqu’au jour où il décide de partir tenter sa chance à l’étranger, dans le jardin d’une abbaye. Parce que sa passion dans la vie, c’est le jardinage. Les roses et le jardinage. Un road trip s’engage, avec ses quelques chaos (pas beaucoup, on n’est pas chez Balzac, tout est plutôt rose ici, c’est le cas de le dire), quelques égratignures, des filles qui passent, la timidité faisant le reste. C’est un personnage attachant, modeste, léger et un peu nuageux. On a du mal à s’en saisir, de lui comme de ses pensées. Peu à peu tout s’éclaire, on comprend où il veut en venir, les leitmotive esquissés deviennent de petits concertos. Sa mère, son père, son frère, et puis Flora Sol, cette petite rose dont il va apprendre à prendre soin, plus que des autres.
Un roman modeste, au résumé modeste, au personnage modeste, un peu candide (ahlàlà on trouve quand même un petit réseau métaphorique m’enfin c’est comme le reste, léger léger !) une mousse sur laquelle on souffle, ça fait des bulles, c’est joli, ça apaise et puis au bout d’un moment ça éclate, mais il y aura toujours un peu de mousse, ça n’est pas un monde de brutes ce petit village haut perché on ne sait où, où on parle un dialecte on ne sait lequel, avec des moines alcooliques et cinéphiles, qui ont peur de se mouiller les pieds et d’éternuer. On fait la cuisine, on visite l’église, on voit des roses partout. Il y a malgré tout, je l’ai dit, des bulles qui ont éclaté, hein, tout n’est pas rose non plus, même si sa vie devient un peu une bonbonnière.
Le but de cet article n’est ni de donner envie de le lire, ni de le déconseiller, ce petit bouquin léger et coloré. Maman me l’a conseillé, je l’ai lu ; elle m’a dit que c’était rafraîchissant, moi j’ai cherché un autre qualificatif ; on a trouvé modeste, je me suis dit que c’était pas mal. C’est joli, c’est vrai. Il n’y a pas de blanc et de noir, c’est coloré, pas manichéen ; c’est la vie, avec ses heurts, et l’homme, avec sa psychologie, ses fantasmes et ses peurs. Mais ici c’est un homme profondément bon et gentil, dévoué et sensible. En résumé, ça fonctionne, on est conquis, même si ça n’est pas (selon mes goûts et mon minime avis) de la grande littérature.

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