Le rapport de Brodeck, Philippe Claudel
« Je m’appelle Brodeck, et je n’y suis pour rien. »
Cette phrase, quiconque a été en librairie en 2007, la connaît. Elle enserrait le livre de son bandeau ; aujourd’hui, elle enserre les esprits. Elle est bourrée de culpabilité, et en même temps de douceur infantile. Brodeck, on entend sa voix, mais on ne sait trop qui il est. Un jeune homme, un membre du village, un juif, ça c’est sûr. Il a été dans les camps ; il en est revenu. Et alors il raconte. Mais le rapport de Brodeck ça n’est pas ce livre ; le rapport que le village commande à Brodeck, parce qu’il sait écrire et qu’il n’est pas bête, n’a rien à voir avec le livre que j’avais dans les mains…
Ce livre est avant tout un conte, une fable. On pénètre dans un univers à la limite du fantastique et du merveilleux, une contrée impossible à situer sur une carte, une contrée innommée, dans laquelle se passent des évènements aux consonances étranges mais aux faits familiers. C’est le nazisme, c’est l’intolérance, c’est la Nuit de Cristal et l’extermination transposés chez le Petit Poucet.
Brodeck raconte de mémoire, il tisse le triste canevas de sa déportation, mais surtout celui de l’Ereignise, l’évènement, qui a s’est passé avec l’Anderer. Cet Autre dont on ne sait rien, ou si peu, et qui lui voit tout et comprend tout. Il semble incarner le Mal, alors qu’il ne fait que le dévoiler.
Dans le livre de Brodeck, celui qu’on a sous les yeux, celui qui est ici écrit à la première personne, tout est éclaté. Le récit, les souvenirs, leurs bribes. Les cœurs aussi, les âmes et les corps. C’est la guerre qui écrase tout, comme une pierre. La guerre et l’extermination. Ces papillons de trop, dont on se débarrasse quand la menace pèse. Dont on se débarrasse en les faisant se traîner plus bas que terre. Des beaux papillons redevenant chenilles ; des hommes qui deviennent des chiens.
Je n’affabule pas, c’est dans le livre. Ce livre est une fable ; une fable qui raconte l’intolérance. Si les Allemands (qu’on ne nomme jamais, savamment dissimulés sous un dialecte campagnard) sont intolérants et lâches, ceux du village occupé le sont aussi. Tous ces membres du village que Brodeck raconte, ces hommes, ces femmes, ces vieillards, ces éleveurs de porcs et ces soulards, ce sont tous des lâches et des intolérants. Ils ont peur, alors ils cognent, ils tuent, ils anéantissent. Pire que les camps ou presque, il y a le village de Brodeck.
Je venais d’un pays qui n’existait pas dans leur esprit, un pays qu’aucune carte n’avait jamais mentionné, un pays qu’aucun récit n’avait jamais exprimé, un pays sorti de terre en quelques mois, mais dont les mémoires allaient désormais devoir s’encombrer pendant des siècles.
Ce pays dont parle Brodeck, on sait que c’est le camp ; mais arrivé à la fin du récit, alors qu’il s’éloigne avec sa mémoire pour seul souvenir et son cerveau pour seul papier, Brodeck voit son village disparaître… Deux canevas se superposent et forment une image terrible de l’âme humaine.
C’est la peur qui gouverne le monde. Elle tient les hommes par leurs petites couilles. Elle les serre dans sa main, de temps à autre, pour leur rappeler qu’elle peut les anéantir si elle le veut.
On se dit alors que le curé qui ne buvait que de l’eau et maintenant ne boit que du vin a sans doute, du haut de sa chaire, compris la nature humaine...
Philippe Claudel peint ici une allégorie de la guerre et de l’extermination nazie telle que je n’en avais jamais lu. Pour dire le pire, quoi de mieux que la fable ? La légèreté du conte pour dire la pire noirceur. C’est sans doute ce qui fait qu’on ne referme jamais le livre ; on est happé par cet univers, emmêlé dans les lambeaux de récit que Brodeck déchire peu à peu de sa mémoire pour nous les offrir. J’ai véritablement adoré ce roman ; je l’ai lu très vite, mais ma lecture m’a paru durer. C’est captivant ; on cherche à comprendre, et tout se noue peu à peu. L’indicible devient œuvre, le secret devient papier sur le support de la mémoire. Tout est inscrit dans le cerveau de Brodeck, qui se confie à la chair d’Emélia. La femme du silence violée garde ainsi à jamais les mots de la vérité, dans la mémoire de sa chair.
Une mise en abîme de la noirceur de l'âme humain.
Une mise en abîme de la noirceur de l'âme humain.
C’est bien mystérieux tout ça n’est-ce pas ? Et bien lisez, vous comprendrez… !
Ce roman a par ailleurs obtenu le Goncourt des Lycéens en 2007.