Le Monde dans les Livres

Lundi 3 janvier 2011 à 23:10

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lerapport.jpgLe rapport de Brodeck, Philippe Claudel
« Je m’appelle Brodeck, et je n’y suis pour rien. »

Cette phrase, quiconque a été en librairie en 2007, la connaît. Elle enserrait le livre de son bandeau ; aujourd’hui, elle enserre les esprits. Elle est bourrée de culpabilité, et en même temps de douceur infantile. Brodeck, on entend sa voix, mais on ne sait trop qui il est. Un jeune homme, un membre du village, un juif, ça c’est sûr. Il a été dans les camps ; il en est revenu. Et alors il raconte. Mais le rapport de Brodeck ça n’est pas ce livre ; le rapport que le village commande à Brodeck, parce qu’il sait écrire et qu’il n’est pas bête, n’a rien à voir avec le livre que j’avais dans les mains…
Ce livre est avant tout un conte, une fable. On pénètre dans un univers à la limite du fantastique et du merveilleux, une contrée impossible à situer sur une carte, une contrée innommée, dans laquelle se passent des évènements aux consonances étranges mais aux faits familiers. C’est le nazisme, c’est l’intolérance, c’est la Nuit de Cristal et l’extermination transposés chez le Petit Poucet.
Brodeck raconte de mémoire, il tisse le triste canevas de sa déportation, mais surtout celui de l’Ereignise, l’évènement, qui a s’est passé avec l’Anderer. Cet Autre dont on ne sait rien, ou si peu, et qui lui voit tout et comprend tout. Il semble incarner le Mal, alors qu’il ne fait que le dévoiler.
Dans le livre de Brodeck, celui qu’on a sous les yeux, celui qui est ici écrit à la première personne, tout est éclaté. Le récit, les souvenirs, leurs bribes. Les cœurs aussi, les âmes et les corps. C’est la guerre qui écrase tout, comme une pierre. La guerre et l’extermination. Ces papillons de trop, dont on se débarrasse quand la menace pèse. Dont on se débarrasse en les faisant se traîner plus bas que terre. Des beaux papillons redevenant chenilles ; des hommes qui deviennent des chiens.
Je n’affabule pas, c’est dans le livre. Ce livre est une fable ; une fable qui raconte l’intolérance. Si les Allemands (qu’on ne nomme jamais, savamment dissimulés sous un dialecte campagnard) sont intolérants et lâches, ceux du village occupé le sont aussi. Tous ces membres du village que Brodeck raconte, ces hommes, ces femmes, ces vieillards, ces éleveurs de porcs et ces soulards, ce sont tous des lâches et des intolérants. Ils ont peur, alors ils cognent, ils tuent, ils anéantissent. Pire que les camps ou presque, il y a le village de Brodeck.
Je venais d’un pays qui n’existait pas dans leur esprit, un pays qu’aucune carte n’avait jamais mentionné, un pays qu’aucun récit n’avait jamais exprimé, un pays sorti de terre en quelques mois, mais dont les mémoires allaient désormais devoir s’encombrer pendant des siècles.
Ce pays dont parle Brodeck, on sait que c’est le camp ; mais arrivé à la fin du récit, alors qu’il s’éloigne avec sa mémoire pour seul souvenir et son cerveau pour seul papier, Brodeck voit son village disparaître… Deux canevas se superposent et forment une image terrible de l’âme humaine.
C’est la peur qui gouverne le monde. Elle tient les hommes par leurs petites couilles. Elle les serre dans sa main, de temps à autre, pour leur rappeler qu’elle peut les anéantir si elle le veut.
On se dit alors que le curé qui ne buvait que de l’eau et maintenant ne boit que du vin a sans doute, du haut de sa chaire, compris la nature humaine...
Philippe Claudel peint ici une allégorie de la guerre et de l’extermination nazie telle que je n’en avais jamais lu. Pour dire le pire, quoi de mieux que la fable ? La légèreté du conte pour dire la pire noirceur. C’est sans doute ce qui fait qu’on ne referme jamais le livre ; on est happé par cet univers, emmêlé dans les lambeaux de récit que Brodeck déchire peu à peu de sa mémoire pour nous les offrir. J’ai véritablement adoré ce roman ; je l’ai lu très vite, mais ma lecture m’a paru durer. C’est captivant ; on cherche à comprendre, et tout se noue peu à peu. L’indicible devient œuvre, le secret devient papier sur le support de la mémoire. Tout est inscrit dans le cerveau de Brodeck, qui se confie à la chair d’Emélia. La femme du silence violée garde ainsi à jamais les mots de la vérité, dans la mémoire de sa chair.
Une mise en abîme de la noirceur de l'âme humain.
C’est bien mystérieux tout ça n’est-ce pas ? Et bien lisez, vous comprendrez… !
Ce roman a par ailleurs obtenu le Goncourt des Lycéens en 2007.

Mercredi 5 janvier 2011 à 23:58

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/Hernani.jpgHernani, Victor Hugo
Drame en cinq actes…
Cinq actes mais plusieurs mois, c’est le temps qu’il faut pour qu’Hernani aime, se batte, se tourmente, change d’avis moult fois, respecte sa parole, son honneur, et meure…
Hernani c’est l’homme dans toutes ses dimensions : le bandit de grand chemin, vivant dans les forêts, puis le duc dévoilé, (Jean d’Aragon de son vrai nom) aux titres aussi nombreux qu’Hernani a de lettres. Je vous dévoile beaucoup d’éléments déjà ; ne m’en veuillez pas… Je ne peux vous parler autrement de ce drame romantique, plus connu pour la bataille qu’il a suscitée que pour les batailles qui se déroulent entre ses pages.
Alors, pourquoi se bat-t-on dans Hernani ? D’abord parce qu’on est passionné, comme toujours. Passionné d’amour. Dona Sol est aimée de trois hommes : Hernani (qui l’eut cru !) le Roi don Carlos, et le Barbon (vous avez dit Molière ?), don Ruy Gomez. Donc forcément, quand on est trois à aimer la même femme, ça passe par l’épée (ou l'enlèvement... rusé?!). Heureusement, personne ne passe, ni ne trépasse…En tout cas pas comme ça. Et sinon, en plus de la passion amoureuse, il y a l’honneur, la gloire, la vengeance, ce qu’on se doit à soi-même et à son nom. L’honneur, toujours. Venger son père d’un affront ancien, voilà ce qui guide le bras d’Hernani, cette « force qui va ». Finalement, ce n’est pas le manquement à cet honneur filial qui le perdra ; mais là, je ne vous dévoilerai rien !
On se bat aussi pour la gloire, et pour ses titres. On se bat contre les autres mais aussi contre soi-même. Don Carlos vous le dira : si l'on est empereur, il faut être magnanime.
Il y a beaucoup de passions dans Hernani, des passions diverses qui s’enchaînent et s’entrecroisent, se frayant un chemin au milieu des coups de théâtre et de la pelote de nœuds. Les valses hésitantes, « aimez moi, venez avec moi », « oh non ne venez pas, ma vie est trop dure pour vous »… alternent avec les mots d’amour pétrarquisés ou bien connus Vous êtes mon lion superbe et généreux, Je vous aime… (III, 4)
Bref, c’est textuellement et dramatiquement grand Hernani. Et à cause de cette grandeur, de ce pilier de cathédrale (Hugo voulait faire de ce drame le point d’ancrage d’un édifice immense), on se bat. La question est alors : pourquoi se bat-t-on pour Hernani ?
Parce qu’Hernani c’est romantique, et que la liberté que revendique les romantiques, ça ne plaît pas aux classiques. Eux ils aiment les règles, les bienséances, la vraisemblance et la métrique. Rien de tout ça dans Hernani. Dès le deuxième vers, les escaliers se dérobent, le vers se casse la figure dans un superbe rejet :
 
Serait-ce déjà lui ? C’est bien à l’escalier
Dérobé.
 
Ahah quelle gageure ! Bafouer ainsi la règle de la métrique, le support incassable de l’édifice tragique ! Déjà les sourcils se froncent, on s’indigne, on hue. Et ça continue. On voit défiler des tableaux plus que des actes (ceux-ci portent des titres, a-t-on jamais vu du théâtre qui puisse être lu ?!), jamais dans les mêmes lieux, séparés par des mois… et les trois unités dans tout ça ?
Une femme aimante et courageuse, qui exprime ses sentiments (Je vous aime ! de Dona Sol !), c’est contraire à la bienséance ! Et les coups de théâtre et autres retournements de situation qui cascadent, ça ne va pas du tout, on ne respecte rien ! Un scandale !
 
Non, non, ça n’est pas un scandale, c’est juste romantique… un drame romantique… le papier souffre tout, comme dit Hugo ; il lui faut maintenant trouver un public. Un public qui accepte que la devise de la poésie soit la même que celle de la politique : TOLERANCE et LIBERTE. Hernani, c’est un drame, un poème tragique désarticulé, bariolé, et ça fait le même effet qu’un coup de pistolet au milieu d’un concert.
La poésie, support de la politique ? Outrage ! Et pourtant…
 
Finis les nobles vers, fini les actes où tout s’enchaîne, glissant vers une fin irrémédiable. A de nombreuses reprises on se dit que c’est fini, Hernani. Et pourtant ça n’est que l’acte III, que l’acte IV… Il reste encore des pages, il reste encore des mots. Il nous tient en haleine, le bon Victor Hugo !
 
Il nous tient en haleine, mais nous balise la route. On reconnaît des pièces, des auteurs. Il y a le Cid, il y a Cinna ; l’amour ou l’honneur, la clémence d’empereur. Il y a Molière, il y a Hugo ; le vieillard amoureux et l’Espagne, les tableaux ; la galerie de portraits, le héros, bandit vil puis duc sublime… presque le ver de terre amoureux d’une étoile… mais ça c’est dans Ruy Blas…
Bref, j’en passe, et des meilleurs (ça c’est dans Hernani )
Et à la fin on parle en vers, aussi... ^^
 
Une belle surprise. Je ne pensais pas apprécier autant un drame romantique, et en plus, de Victor Hugo (a priori stupides que j’ai sur cet auteur… mais ils tombent, ils tombent, peu à peu ! Conseillez moi d’ailleurs !)
Je m’en vais de ce pas lire Ruy Blas. Après la force qui va, voyons ce qu’Hugo nous réserve…

Vendredi 7 janvier 2011 à 21:54

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/RuyBlas.jpgRuy Blas, Victor Hugo
Après la rencontre d’Hernani, voilà que j’ai retrouvé Ruy Blas… Un vallet se faisant manipuler par son maître don Salluste, un banni qui veut se venger de la Reine d’Espagne, vil et lâche personnage (il a eu un enfant avec une des suivantes de la Reine…) ! Puisque Don César de Bazan, comte de Garofa, dit aussi Zafari quand il court les chemins, cousin de mauvaise vie (il peut parler lui aussi !) ne veut pas le venger, d’après vous, qui va être dupé ? Le malheureux valet !
Ce pauvre Ruy Blas, amoureux fou de qui ? je vous le donne en mille ! de la Reine d’Espagne elle-même. Enfin bref Ruy Blas, dont don Salluste a entendu les confidences à Zafari, est pris au piège de ce maître fourbe et industrieux. Il ne se doute de rien, écrit sous la dictée des lettres compromettantes, obéit sans ciller, puis viennent les mots fatals :
Et que m’ordonnez-vous, seigneur, présentement ?
 
De plaire à cette femme et d’être son amant.
 
Bonheur immense, mais peine terrible… un verre de terre peut-il être amoureux d’une étoile sans la compromette ? Toutefois il va la rencontrer, l’aimer, et même, se faire aimer. Dès qu’elle le voit, la Reine tombe sous le charme de… don César, conte de Garofa, sous les traits de Ruy Blas. Un véritable coup de foudre. Pendant six mois c’est la passion, silencieuse et dissimulée. Il devient son ministre, défend le peuple (« Bon appétit Messieurs ! »), et aime. Il est plus que le Roi, puisque la Reine l’aime. Mais forcément, un tel état des choses ne peut durer longtemps, et s’enchainent alors les coups de théâtre (on est chez Hugo tout de même, dans son Espagne !). Don Salluste survient, machiavélique et effrayant, bien décidé à se venger de cette femme qui l’a banni. Il menace Ruy Blas, fou d’amour pour sa Reine, de dévoiler à tous sa véritable identité. Un laquais… Si le Roi le savait, de Reine il n’y aurait plu…
Ruy Blas, allarmé, tente d’empêcher la Reine de le retrouver. Mais le fatal billet de l’acte I, lui donnant rendez-vous dans son cabinet, le soir, lui a été remis. Don César, le vrai, qui était revenu, a été arrêté. Don Salluste, cet être terrible qui joue des sentiments, est prêt à triompher. La Reine arrive, ne comprend pas le désarroi de Ruy Blas, qui lui mande de partir, de s’enfuir. Don Salluste surgit ; c’est la panique ! Il menace d’annoncer au Roi que la Reine a un amant ; toutefois, il ne révèle pas encore quel titre ce dernier porte… ! Pour Ruy Blas, il n’y a qu’une solution : tuer don Salluste, et tomber le masque. Je m’appelle Ruy Blas et je suis un laquais ! 
 
Le poison sur les lèvres, la honte dans le cœur, Ruy Blas s’effondre. La Reine, désemparée, ne sait plus que penser. Mais en définitive c’est l’amour qui triomphe, encore une fois dans la mort. Eros et thanatos, sublime et grotesque, tout se mêle encore ; c’est un drame romantique !
 
Je ne sais trop que dire, j’en ai déjà bien dit avec Hernani. Ruy Blas c’est grand aussi, bien ficelé forcément, l’amour y est immense et tragique, mais toutefois, cette pièce me semble moins riche qu’Hernani. Le héros est moins complexe (son masque lui est commandé par son maître, et non pas par un devoir d’honneur et de vengeance), les rebondissements moins nombreux (jamais il ne m’a semblé que la pièce pouvait s’arrêter) et c’est surtout l’amour qui fait agir Ruy Blas, alors qu’Hernani est une force qui va ! J’ai quelques difficultés à bien déterminer ce qui fait que j’ai préféré Hernani, mais je pense toutefois que sa complexité, tant au niveau de l’intrigue que dans ses références, me l’a fait préférer…
 
 

Lundi 10 janvier 2011 à 14:05

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lelivredemamere.jpgLe livre de ma mère, Albert Cohen
C’est important une maman ; c’est peut-être même le plus important. Albert Cohen l’a bien compris, même s’il n’avait pas saisi jusqu’à quel point. Avec ce livre, il remet les choses à leur place, un peu penaud, un peu confus,; mais l'écriture se charge du reste :  faire l’éloge de sa mère.
Cette mère aux petits doigts toujours en mouvement, à l’embonpoint mignon, admirative devant son fils qu’elle nourrit de bons petits plats et de pléthore de gâteaux. Une mère juive aussi, qui espère que son fils prie Dieu quand il faut, qui s’inquiète s’il n’est pas rentré à l’heure, et qui, même s’il n’est pas là, dépose une tranche du gâteau aux amandes de son anniversaire dans son assiette. Une mère aimante, une mère dévouée. Le matin elle place religieusement à côté de son verre une photo d’elle, pour que quand il se lève le fils unique se sente rassuré. Je pourrais énumérer encore toutes ces menues attentions, qui font de cette mère un trésor de dévouement.
Amour de ma mère, à nul autre pareil.
Cette phrase revient comme un leitmotiv, et illustre bien cette vérité : chaque mère est unique ; précieuse et unique.
Il l'aime cette maman qui parfois lui faisait honte, avec son accent, ses manières et son embonpoint, qui lui faisait honte lorsqu’elle appelait chez les duchesses pour savoir si son fils allait bientôt rentrer. Mais qui une fois rassurée, dévoilait des trésors de mémoire et d’histoires…
Ma bien aimée, je te présente à tous maintenant, fier de toi, fier de ton accent oriental, fier de tes fautes de français, follement fier de ton ignorance des grands usages. Un peu tardive cette fierté.
Un peu tardive certes, puisque maman est morte; mais un noble amour. Le contraire de Moeursauf. Aujourd’hui maman est morte, et Albert pleure. Il pleure cette mère qu’il n’a peut-être pas assez aimée, pas assez chérie. Toutefois le livre le lui rend bien ; sur le ton de la louange, il rend grâce à sa mère.
C’est selon moi le ton de la louange qu’emploie Albert Cohen, presque celui de la prière, avec des mots, des phrases qui reviennent, plus berçantes que lancinantes, mêlant anaphores, anadiploses (reprend au début d’une phrase le mot qui se trouve à la fin de la phrase précédente) et isolexismes (reprise de termes à partir d’une dérivation issue de la même base). Des figures de répétition de l’ordre de la confession. Plus qu’un livre, c’est un panégyrique, un éloge sans tache de la femme de sa vie. La femme de sa vie qu’il loue par ce chant de mort. Un bel hommage.
Toutefois, parler de l’autre n’empêche pas de parler de soi, au contraire. En creux, sous l’éloge, il y a Albert.
Pleurer sa mère c’est pleurer son enfance. L’homme veut son enfance, veut la ravoir, et s’il aime davantage sa mère à mesure qu’il avance en âge, c’est parce que sa mère, c’est son enfance. J’ai été un enfant, je ne le suis plus et je n’en reviens pas.
L’écrivain enfant, adolescent, jeune adulte, à travers les yeux de sa mère ; l’écrivain à sa table, peignant l’éloge de sa mère ; l’écrivain à sa table se recomposant une enfance. C’est un peu tout ça, dans les fumerolles de la prière, dans les répétitions de la louange. En écrivant cette autobiographie déguisée, l’auteur n’en dresse pas moins une icône de la mère et l’enfant.
Un livre-hommage donc, et un livre dur aussi ; le deuil, la mort, le jamais plus. Le tout sur ce ton un peu grandiloquent et emphatique qui m’a énormément plu. Ce style d’écriture à la limite du sacré suscite l’envie d’en découvrir plus sur Albert Cohen. En outre, ce livre à la mère a fait écho aux Lambeaux de Charles Juliet. Ici un hommage à la mère, figure idéalisée ; là lettre à la mère, figure inventée puisque jamais connue, ou trop vite partie. Le lien matriciel comme encre de la plume
 

Samedi 15 janvier 2011 à 22:50

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/ladouleur.jpgLa douleur, Marguerite Duras
Des feuillets dans un cahier ; un journal ; des mots, quelques dates. Elle ne sait trop d’où cela vient, quand est-ce qu’elle a pu l'écrire. Des mots au milieu de la douleur, qui sont passés inaperçus. Des mots qui sans doute, ont permis de continuer à avancer malgré le poids accablant de la douleur.
La douleur
… cette manière qu’a le titre de distinguer cet état de souffrance physique et morale est étonnante, déroutante, écrasante et presque éprouvante (j’allais dire douloureuse…). Le titre nous fait peine, peut-être même peur. On sait que ça va être dur ; qu’un auteur, qu’on suppose être Marguerite Duras, va nous parler de sa douleur. C’eut put être un essai ; ce n’en est pas un. Elle nous dit que c’est un journal ; je ne la crois pas. Pour moi, c’est une autofiction. Elle romance ce qu’elle a vécu, encore une fois. Rien que le titre, généralisant, sent le mentir-vrai, la fausse monnaie, la fiction. Pourtant il y a Robert L. Robert Antelme. Il est allé dans les camps ; il en est revenu. Il a souffert. La douleur physique et morale, là-bas ; mais aussi la douleur physique du rétablissement. Il y a Duras aussi qui a fait de la résistance. Dans ce livre elle se compromet, d’accord ; elle a résisté, c’est vrai. Elle est intervenue dans la vie publique et elle le dit ; elle écrit ce qui d’ordinaire reste de l’ordre de l’intime, du caché. Elle expose sa douleur avec impudeur.
Mais bon sang, de quelle douleur parle-t-elle alors, si ça n’est pas de celle de son mari fait prisonnier ? Elle parle de la douleur de l’attente, l’attente fébrile, l’attente auprès du téléphone, dans les bureaux, auprès des rescapés. L’attente d’une lettre, d’une voix, d’un nom prononcé. Il doit revenir mais elle ne le voit pas, n’en entend pas parler, ne comprend pas. Elle porte cette attente d’un être qu’elle voit mort, parfois, par flashs, cette attente qui l’accable, la vampirise, la laisse au bord de la folie. On se demande quand est-ce qu’elle a pu écrire ce journal. Elle aussi se le demande, dans la préface (ou bien la déclaration d’intention, qui se veut pacte de sincérité, mais l'incertitude, l’oubli hyperbolique sèment le doute, avec force…)
J’ai retrouvé ce journal dans deux cahiers des armoires bleues de Neauphle-le-Château.
Je n’ai aucun souvenir de l’avoir écrit.
Je sais que je l’ai fait, que c’est moi qui l’ai écrit, je reconnais mon écriture et le détail de ce que je raconte, je revois l’endroit, la gare d’Orsay, les trajets, mais je ne me vois pas écrivant ce Journal. […] Ce qui est évident, c’est que ce texte-là, il ne me semble pas pensable de l’avoir écrit pendant l’attente de Robert L.
Comment ai-je pu écrire cette chose que je ne sais pas encore nommer et qui m’épouvante quand je la relis. […] La douleur est une des choses les plus importantes de ma vie. Le mot « écrit » ne conviendrait pas. […] Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature m’a fait honte.
 
Duras, dans ces pages, nous raconte les jours de la libération, quand les corps épuisés, vides et flottants sont ramenés dans la capitale. Cette douleur qu’elle lit sur les visages, elle la ressent aussi au fond d’elle-même. La douleur de l'attente mais aussi de la honte; la honte d'attendre un opposant politique. Peut-être qu’en décrivant sa douleur elle parle de celle des autres. En rendant compte de son histoire personnelle, sans toutefois s’appesantir –d’ailleurs, de cette douleur, elle en parle peu, très peu ; elle se laisse deviner, insidieuse, entre les mots, dans les blancs pourquoi pas, quand elle empêche d’écrire… bref en racontant l’attente, en rapportant les évènements, les menus faits, de cette écriture lapidaire qui dissèque, précise, laissant mots et phrases à vif, derrière lesquels tremblent la douleur, elle nous dit quelque chose de l’être humain. Derrière cette vérité prétendue, par la préface, par la précision des lieux et des dates, Duras veut peut-être nous faire croire à la Vérité. Cependant on sait qu’avec elle, et surtout en littérature, la vérité est impossible, surtout quand on parle de soi. Elle retrouve ici des traces laissées en elle par le passé, que le temps, sa mémoire, l’imaginaire et les mots ont transformé. Et de ces multiples éléments, véridiques ou mensongers, peu importe, émerge alors une vérité qui dépasse la description d’une histoire individuelle pour atteindre à l’universel.
Pour elle, l’histoire de nos vies, l’histoire de sa vie, n’existe pas. Le roman de sa vie, de nos vies, existe, oui, mais pas l’histoire. C’est dans la reprise des temps par l’imaginaire que le souffle est rendu à la vie.
On peut la croire quand elle dit qu’elle a retrouvé ces lignes, qu’elle n’y a pas touché, que la littérature n’y a rien ajouté; mais on peut aussi, je pense, ne pas la croire. Moi je ne la crois pas. D’autant qu’écrire, rien qu’écrire, ce comme elle le dit, a postériori et pas sur le vif, c’est transformer. Par l’imaginaire, le souvenir, le mensonge et le style. Des mots justes qui, je pense, s’approchent de la vérité sans jamais l’atteindre.
Et puis finalement, quelle importance ? Que l’histoire coïncide avec les données objectives, que l’on puisse accoler le passé historique et son fac-simile, quelle importance ? Qu’est ce qui importe vraiment, sinon les sensations, les émotions, les sentiments qui saturent le livre, qui le saturent autant que les corps qui reviennent sont vides de vie ? On s’en fiche que ce soit vrai ou pas ; ce qui compte, c’est le livre, ses mots et les images, souvent terribles, qu’il nous laisse. Terrible mais aussi follement émouvantes, flirtant avec l’espoir et l’abandon.
Un très beau témoignage, roman, épanchement, ce que vous voulez… Surtout la première partie ; celle qui raconte l’attente. La seconde lui est antérieure, chronologiquement. Encore un détour qui met la puce à l’oreille… Ou pas… De toute façon…
 J'ai oublié de dire que ce texte contient la description quasie organique du retour à la vie d'un déporté. Un témoignage(on pourrait encore discuter ce terme!) étonnant, rare et poignant.

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