Le Monde dans les Livres

Jeudi 11 novembre 2010 à 22:48

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lacarteetleterritoire.jpgLa carte et le territoire, Michel Houellebecq
Les œuvres d’art naissent d’une intuition. C’est ce qu’affirme le premier artiste de cet œuvre, Jed Martin. C’est peut-être, probablement, ce que ressent aussi un Michel Houellebcq devant sa table d’écriture. C’est en tout cas un peu ça, cet appel, que j’ai ressenti aujourd’hui, journée où j’ai lu, d’un trait, La carte et le territoire (non non, je ne suis pas mégalo!). Je devais le lire pour en parler ici. Et c’est ce que je vais m’efforcer de faire, sans spoiler, si possible…
Jed Martin est un artiste dont la cotte monte en flèche. Après avoir débuté dans la photographie d’objets industriels, il lui vient l’idée lumineuse de photographier des cartes Michelin. Et là, c’est la consécration. Il rencontre tout à la fois la notoriété, une femme (magnifique, logique), l’argent, le showbiss, les galeries, le grand Paris –plus ou moins-artistique. Et puis Michel Houellebecq. Il a besoin de lui pour écrire la plaquette de son expo. Bizarre ce type tout de même ; très bizarre… Il adore la charcuterie, et vit reclus en Irlande, sans voir personne. Nous sommes en 2030, quelque chose du genre. Houellebecq vieillit. Jed Martin, lui, est au sommet, mais plane encore… Il ne se rend pas trop compte de ce qui lui arrive. Il crée, et puis voilà. Ils sont un peu semblables tous les deux finalement…
Cet artiste que Houellebecq (le vrai !) met en scène dans son roman, c’est peut-être finalement un peu lui-même. Un artiste qui commence par vouloir voir ce qu’il y a au-delà des choses, au-delà de ce que l’œil voit, ce qui fait l’architecture du territoire français. La carte importe plus que le territoire. Et cet auteur, Houellebcq, qui quand même a eu le prix Goncourt, et bien que nous montre-t-il ? Peut-être ce qui se cache derrière l’image de la France, les routes sous-terraines de ce qui fait rouler les wagons du pays. L’argent, l’alcool, mais surtout les magouilles. La modernité en somme. Et comment faire entrer la modernité dans un roman ? En juxtaposant. Il fait des collages Houellebecq. Des tas de digressions, sur des sujets souvent très hétéroclites. Il paraît même qu’il aurait plagié Wikipédia… Enfin bref, le monde est entré dans le roman. Et puis pas n’importe(s) quel(s) monde(s) : celui de l’art, d’abord, et puis la France profonde, le terroir, avec à côté le showbiss (les deux se conciliant en la personne de Jean-Pierre Pernault, qui nous invite à un réveillon chez lui, ahlàlà c’est sympa la vie d’artiste quand même !), et puis le crime, la mort, enfin…
Ça brille la vie d’artiste, on rencontre des jolies femmes et tout, mais à côté de ça, il y a la vie, la vraie, avec les ruptures, les parents malades (le père de Jed, en l’occurrence), la mort, le sexe (pas trop ici d’ailleurs…)
Un jour, Jed abandonne la photo et les cartes. Il va peindre. Peindre les gens et leurs métiers. Il s’intéresse à l’humain, après s’être intéressé à son milieu de vie, à son territoire. Son travail est davantage celui d’un ethnologue que d’un commentateur politique. N’est-ce pas ce que fait Houellebecq ? Dans ce roman, qu’on (la critique comme la doxa) trouve différent des autres (je ne peux trop me prononcer là-dessus, n’ayant lu pour l’instant que les Particules Elémentaires), l’auteur fait preuve d’humanité. Il est moins cynique, plus empathique. Ce roman est presque tragique. On suit le héros dans une longue déchéance, dont toutefois il ne semble pas souffrir. On pénètre dans les lieux de demain, peut-être aussi d’aujourd’hui, des lieux glauques souvent. La vie moderne, avec eros et thanatos, comme toujours.
 
Et Houellebecq qui fait mourir Houellebecq ! ça c’est étonnant ! Une troisième partie est entièrement consacrée à relater sa disparition (les fameux italiques, ironiques ?), une partie aux accents policiers d’ailleurs. C’est ce qui m’a frappée dans ce roman : le foisonnement. Logique me direz-vous, c’est un roman. Oui, mais quand même. Là, c’est assez énorme. Des juxtapositions on l’a dit, mais aussi une brève histoire d’amour (sans trop de sexe, ça reste en coulisses pour une fois), des digressions quasi balzaciennes, un héros quasi balzacien mais sans beaucoup d’énergie (Lucien de Rubempré, ou presque) – un héros qui finit par dialoguer avec son chauffe-eau, c’est pas si terrible que ça… , une épopée artistique, et puis une énigme quasi policière. Avec un prologue et un épilogue. Le tout dans une langue irréprochable, tantôt soutenue, phrases longues un peu charnues, tantôt cool et presque prosaïques, à la limite du discours indirect libre. Une langue et un contenu érudit aussi, qui mêlent littérature classique, nostalgies historiques, et célébrités du PAF. Une réflexion sur l’art qui côtoie le vin (de champagne avec ses paillettes, ou rouge, Chardonnais) et le saucisson. La modernité incarnée. Est-ce pour cela qu’il a obtenu le prix Goncourt ? Parce que le monde est entré dans son livre ? peut-être… En tout cas une chose est sûre : on est happé, et on n’en sort pas. Jusqu’à la fin, un peu pathétique quand même. Bref, au Goncourt ils n’ont pas tord : un grand roman !

Mais est-ce que j'ai aimé? Je l'ai lu très vite, ça c'est certain. Après j'ai préféré certains passages à d'autres, et ai été surprise, souvent dans le bon sens. Donc oui, j'ai aimé, pas adoré, mais apprécié, surtout qu'
esthétiquement, c'est assez extraordinaire!
 

Mardi 16 novembre 2010 à 19:07

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/unromanfrancais.jpgUn roman français, Frédéric Beigbeder
Longtemps, je me suis décrété que je l'aimais pas, Beigbeder. Pour qui, pour quoi ? Je ne sais pas trop… Souvenir d’enfance occulté ? peut-être… Enfin n’exagérons rien, quand j’étais petite, je ne crois pas qu’il écrivait beaucoup encore (je ne voudrais pas le vieillir outre mesure, je crois qu’il a la petite quarantaine (c’est même sûr en fait, cf incipit ! lequel je vous laisse consulter). Bref bref bref, Beigbeder n’était pas ma tasse de thé. Alors que je n’y avais même pas goûté. Mais un junki à la mode, un écrivain people, beurk, ça ne me disait rien. J’étais snob (à la mode sur les Nouveaux Chemins de la Connaissance cette semaine d’ailleurs :p)… je le suis toujours un peu d’ailleurs, élitiste littéraire que je suis… mais bon, une apnée dans les classiques n’est peut-être pas si mal.
Et puis il y a eu Djian. Carrère. (ouhlàlà des contemporains !! Attention, où vais-je mettre les pieds !)Et plus récemment Houellebecq. Et puis maman qui m’a dit « tu devrais lire un Roman Français ! » Mué, Beigbeder… « C’est son autobiographie ! » Ah, autobiographie… et puis jeu de titre avec celui de Carrère (russe, lui… le titre hein, pas Carrère…). Je me suis dit qu’il devait il y avoir quelque chose. Et puis détail tout bête : il est court (un peu plus de 200 pages (oui je vous l’ai dit, je suis snob, 200 pages c’est assez court !)). Donc voilà, une soirée, quelques petites heures de train…
Un junki, je le savais ! Il sniffe de la coke sur le capot d’une voiture, et avec un Poète, le snob !!! C’est de là que part tout son récit. Une faute sur la voie publique. La recherche des paradis artificiels, ça se termine en enfer. En enfer dans une vilaine boîte bien crade, où l’on devient claustrophobe, et du même coup, enfant. Quand on n’a rien d’autre à faire, on pense. Alors Frédéric le junki pense, et ce qui lui vient dans la tête, c’est son enfance. Cette enfance dont il dit ne pas se souvenir. « Je n’ai pas de souvenir d’enfance ». C’est pas un peu snob ça ?
Bien évidemment, vous le devinez, vous sentez ces pages sous vos doigts, ce n’est pas du vent, elles existent ! Et bien ses souvenirs c’est pareils, ces mots qui sont écrits ce sont eux, formés, informés, déformés probablement. Ecrire lui a permis, comme il l’espérait en fait, de se trouver. De comprendre pourquoi il pensait ne pas avoir de souvenirs.
J’ai horreur des règlements de compte familiaux, des autobiographies trop exhibitionnistes, des psychanalyses déguisées en livres et des lavages de linge sale en public. Mauriac, au début de ses Mémoires Intérieurs, nous donne une leçon de pudeur. S’adressant tendrement à sa famille, il se sacrifie : « Je ne parlerai pas de moi, pour ne pas me condamner à parler de vous. » Pourquoi n’ai-je pas moi aussi la force de rester coi ? Un peu de dignité est-elle possible quand on tente de savoir qui l’on est et d’où l’on vient ? Je pense que je vais devoir embarquer ici de nombreux proches […].
Il doit se souvenir pour vieillir.
Détective de moi-même, je reconstitue mon passé à partir des rares indices dont je dispose.
Finalement on est bien content qu’il ait réussi à se souvenir. Le récit de son enfance -plein d’auto-dérision, heureusement, manquerait plus qu’il soit complaisant le junki !- alterne avec celui de la fameuse garde à vue à l’origine de tout. L’embrayeur du souvenir, c’est de la coke sur un capot de voiture. Il y a pas un souci là ? Non, c’est juste la vie, et après, c’est de la littérature. En tout cas c’est un récit prenant, qu’on lit d’une traite (alors 200 pages, vous pensez !) parce que c’est vivant, drôle, réflexif et gentiment descriptif. Un peu tout en fait. C’est spontané. Ce récit, il l’a écrit dans sa cellule, dans sa tête (des fois c’est la même chose, pas là…).
Au début, il fait tout pour ne pas parler de lui. Il nous raconte ses grands-parents, ses parents, leurs rencontre par la fenêtre, le chemin Damour (non non ça n’est pas une fiction !)… Et puis fatalement, après l’amour viennent les pleurs…
Ceux du bébé évidemment ! Et puis le bébé grandit, et finalement… il est bien plaisant ce texte, parce qu’il ressuscite une époque de changements, les années 70, où le divorce de ses parents a fait qu’il a alterné entre richesse et aristocratie, et pauvreté de désargenté. Parfois il liste ce qu’il aimait, les joux-joux, les films, les bonbons, les livres (bien sûr !), la musique et les filles. Un adolescent comme les autres en fait.
J’ai acheté des Malabars jaunes à dix centimes l’unité au kiosque de la grande plage et léché mon bras pour me tatouer leurs décalcomanies sur le poignet. J’ai été ce petit garçon parfumé à l’eau de Cologne Bien-Etre, en culotte bavaroise, décoiffé dans le jardin de la Villa Navarre ou du château de Vancouvert, à Quinsac. En jean New Man de velours côtelé rouge vif, j’ai grimpé entre les hêtres en pente de la forêt d’Iraty, roulé dans les vallées moelleuses assorties à mes yeux et vomi mes macarons de chez Adam et le chocolat chaud de chez Dodin dans l’Aston Martin qui nous emmenait.
Une adolescence pleine de contrastes bariolés. Un carnaval. C’est plutôt sympa à lire. A vivre je ne sais pas…Avec un grand frère despotique, une mère insatisfaite et un père « aux Etats-Unis » (bien plutôt dans d’autres paradis mais chut, il faut pas le dire ! Argh, les secrets de famille… source des oublis, ou plutôt des occultations volontaires…), Frédéric ne sait pas trop où se mettre. Il saigne du nez sans cesse et sans raison, il est maigrichon, anémique, et il n’intéresse pas les filles. Pour se faire une idée du bonhomme, regardez la couverture, qu’il nous dit. Et oui, le petit angelot de la couverture, c’est lui à 9 ans. Il a une moue un peu effrayée mais bon…
Toutes les enfances ne sont peut-être pas des romans, mais la mienne en est un. Une fiction triste, une histoire d’amour ratée dont mon frère et moi sommes les fruits. Nous avons vécu un bonheur Canada Dry. C’est une vie qui a l’apparence du bonheur : Neuilly, les beaux quartiers de Paris, de grandes villas à Pau, la plage de Guéthary ou de Bali… ça ressemble au bonheur, on dirait du bonheur, mais ça n’est pas du bonheur. On devrait être heureux, on ne l’est pas. Alors on fait semblant.
Un angelot malheureux donc, qui, pour s’évader du monde, commence à lire des livres de science-fiction (les frères Bogdanov, ce sont les amis de Papa, alors vous pensez, on va à l’émission et tout !), Pif Gadget (normal), puis on nous conseille San Antonio…
En 1979, San Antonio m’a mené à Blondin, puis Blondin m’a conduit à Céline, et Céline à Rabelais, donc à tout l’univers.
Un joli parcours…
Depuis je n’ai cessé d’utiliser la lecture comme un moyen de faire disparaître le temps, et l’écriture comme un moyen de le retenir.
Pas mal pour un junki finalement… même si ça reste un peu snob. Mais écrire, c’est souvent snob… Et puis toutes ces considérations métadiscursives qui ponctuent l’œuvre, c’est pas mal ; intéressant. Fort en autobiographèmes et autres souvenirs. Mais cet oubli de tout ce qui précède les vingt ans, c’est étrange quand même… même si ça revient, avec l’écriture, et puis qu’on le réinvente, c’est étrange, pas commun… littérairement intéressant néanmoins !
Il a longtemps cru que l’on commençait à vivre dès lors qu’on se séparait de sa famille. Jusqu’à ce jour de janvier 2008. Alors il a dit bonjour au petit garçon qu’il était, et qu’il avait caché sous sa barbe. Mal taillée, la barbe. Et aujourd’hui, derrière sa fille, il se retrouve...
Il cite Proust (forcément, je le trouve moins snob là, même si c’est ultra snob de citer Proust !) : « Rien qu’un moment du passé ? Beaucoup plus peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu’eux deux. » C’est vrai ça… (Proust a toujours raison de toute façon !) quand on entend un air, qu’on goûte ou sent quelque chose, il se passe ce petit phénomène qui s’appelle la réminiscence, et qui relie le passé avec le présent. Un pont d’or…
Toutes ses premières fois, il les revit avec elle. Comme quand elle goûte pour la première fois des Chamonix à l’orange. Ou encore quand elle fait de la balançoire et qu’elle s’écorche les genoux. Et les bonbons. Et le cinéma après-midi… Encore une farandole acidulée. C’est joli, niais, mais ça fait du bien.
Et puis l’épilogue, intéressant. On en aura appris des choses dans cette cellule qui sent le vomi et le sang séché ( si le sang séché sent quelque chose…), enfin bon, passons, en tout cas ce sont un peu les miasmes de l’enfance qui reviennent, alors peut-être que ça aide… pour se souvenir… Chacun sa madeleine !
Le temps envolé ne ressuscite pas, et l’on ne peut revivre une enfance enfouie. Et pourtant…
Ce qui est narré ici n’est pas forcément la réalité mais mon enfance telle que je l’ai perçue et reconstituée en tâtonnant. Chacun a des souvenirs différents. Cette enfance réinventée, ce passé recréé, c’est ma seule vérité désormais. Ce qui est écrit devenant vrai, ce roman raconte ma vie véritable, qui ne changera plus, et qu’à compter d’aujourd’hui je vais cesser d’oublier.
J’ai rangé ici mes souvenirs comme dans une armoire. Ils ne bougeront plus d’ici. Je ne les verrai plus autrement qu’avec ces mots, ces images, dans cet ordre ; je les ai fixés comme quand, petit, je jouais à Mako moulage, sculptant des personnages avec du plâtre à prise rapide.
(encore un souvenir qui revient… on ne peut plus l’arrêter !)
 
L’écriture peut servir de révélateur, au sens photographique du terme. C’est pour cela que j’aime l’autobiographie : il me semble qu’il y a, enfouie en nous, une aventure qui ne demande qu’à être découverte, et que si l’on arrive à l’extraire de soi, c’est l’histoire la plus étonnante jamais racontée.
« Un jour, mon père a rencontré ma mère, et puis je suis né, et j’ai vécu ma vie. » Waow, c’est un truc de maboul quand on y pense. Le reste du monde n’en a probablement rien à foutre, mais c’est notre conte de fées à nous. Certes, ma vie n’est pas plus intéressante que la vôtre, mais elle ne l’est pas moins. C’est juste une vie, et c’est la seule dont je dispose. Si ce livre a une chance sur un milliard de rendre éternels mon père, ma mère et mon frère, alors il méritait d’être écrit. C’est comme si je plantais dans ce bloc de papier une pancarte indiquant : « ICI, PLUS PERSONNE NE ME QUITTE ».
 
En fait, j’aime vraiment bien le ton décalé du junki snobinard…
 

Lundi 20 décembre 2010 à 19:26

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/Rosacandida.jpgRosa Candida, Audur Ava Olafsdottir
On prend sa respiration et on essaie de prononcer le nom de cet auteur islandais. C’est d’ailleurs la première fois qu’on en entend parler (ou plutôt balbutier) en France, puisque c’est la première fois qu’il est traduit ici. Pourtant ce roman, son premier roman, a plus de dix ans. Il le publie en 1998.
Mais de quoi ça parle, Rosa Candida ? D’un jeune homme de vingt-deux ans, dont je ne saurais vous retrouver le prénom, d’ailleurs peu mentionné. Il a perdu sa mère, il vit avec son père et son frère jumeau mais mutique, travaille sur un chalutier jusqu’au jour où il décide de partir tenter sa chance à l’étranger, dans le jardin d’une abbaye. Parce que sa passion dans la vie, c’est le jardinage. Les roses et le jardinage. Un road trip s’engage, avec ses quelques chaos (pas beaucoup, on n’est pas chez Balzac, tout est plutôt rose ici, c’est le cas de le dire), quelques égratignures, des filles qui passent, la timidité faisant le reste. C’est un personnage attachant, modeste, léger et un peu nuageux. On a du mal à s’en saisir, de lui comme de ses pensées. Peu à peu tout s’éclaire, on comprend où il veut en venir, les leitmotive esquissés deviennent de petits concertos. Sa mère, son père, son frère, et puis Flora Sol, cette petite rose dont il va apprendre à prendre soin, plus que des autres.
Un roman modeste, au résumé modeste, au personnage modeste, un peu candide (ahlàlà on trouve quand même un petit réseau métaphorique m’enfin c’est comme le reste, léger léger !) une mousse sur laquelle on souffle, ça fait des bulles, c’est joli, ça apaise et puis au bout d’un moment ça éclate, mais il y aura toujours un peu de mousse, ça n’est pas un monde de brutes ce petit village haut perché on ne sait où, où on parle un dialecte on ne sait lequel, avec des moines alcooliques et cinéphiles, qui ont peur de se mouiller les pieds et d’éternuer. On fait la cuisine, on visite l’église, on voit des roses partout. Il y a malgré tout, je l’ai dit, des bulles qui ont éclaté, hein, tout n’est pas rose non plus, même si sa vie devient un peu une bonbonnière.
Le but de cet article n’est ni de donner envie de le lire, ni de le déconseiller, ce petit bouquin léger et coloré. Maman me l’a conseillé, je l’ai lu ; elle m’a dit que c’était rafraîchissant, moi j’ai cherché un autre qualificatif ; on a trouvé modeste, je me suis dit que c’était pas mal. C’est joli, c’est vrai. Il n’y a pas de blanc et de noir, c’est coloré, pas manichéen ; c’est la vie, avec ses heurts, et l’homme, avec sa psychologie, ses fantasmes et ses peurs. Mais ici c’est un homme profondément bon et gentil, dévoué et sensible. En résumé, ça fonctionne, on est conquis, même si ça n’est pas (selon mes goûts et mon minime avis) de la grande littérature.

Mercredi 22 décembre 2010 à 16:04

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lEmbrasure.jpgL’embrasure, Douna Loup
Je ne devais pas lire ce roman. Et puis finalement j’ai lu la première page, j’ai continué, et finalement j’ai dépassé les cinquante premières pages, et puis, au bout d’un moment, un court moment, c’était la fin.
La fin du livre mais le début de quelque chose. La fin de l’ambiance feutrée et poétique de l’intériorité célibataire. La progression sensuelle de l’approche de la bête, qu’on ne cherche pas à tuer, sous le couvert des arbres, mais à apprivoiser.
Et surtout, ce roman, c’est selon moi le roman de la Femme. Certes le narrateur est un homme ; vingt-cinq ans, orphelin, chasseur et travaillant en usine pour pouvoir retrouver sa forêt le week-end. Son grand-père l’y a initié, et ce Lou des bois (facile je sais… !) il le retrouve souvent, pour parler de lui, de la chasse, de ses parents. Il vit seul, sort peu, et n’a qu’une femme dans sa vie : la forêt.
Comme toutes les femmes, elle est tentatrice et castratrice. Elle porte en elle Eros, mais son double Thanatos n’est jamais bien loin. Alors un jour, en pleine partie de chasse, le narrateur tombe sur un mort…
Ce mort le hante, un peu. Il est perturbé. Il prend des vacances et sort dans les bars. Dans l’un d’eux il rencontre Eva, ou Zora, on ne sait pas, en tout cas elle, elle ne veut plus être Zora. Il la rencontre, l’emmène chez lui ; elle, elle le menace d’une arme. Il ne comprend pas pourquoi elle fait ça… Finalement il reste avec elle. Finalement ils restent ensemble ; malgré ce qu’il s’était toujours promis ; malgré le fait que toujours il avait dit qu’il ne se chargerait pas d’une femme…
Avec elle je peux vivre dans un seul espace sans me sentir à l’étroit, je peux apprécier ce qu’elle me donne de présence et lui dire aussi la solitude dont j’ai besoin sans qu’elle s’écroule, parce qu’elle est forte. Forte en elle-même. Je ne me sens pas dans la dépendance ni les minauderies des femmes qui se prétendent amoureuses. Eva sera ma femme sœur qui me comprend, me révèle, sans chercher à m’enfermer. Entre nous, il n’y aura que le meilleur.
Elle est tout, Eva : la Diane chasseresse, la femme paysage, la femme citadine, la femme fatale, la femme idéale et même la femme-sœur. Derrière elle il y a toutes les femmes, elle est de tous les mythes et surtout de  tous les poèmes.
La femme sœur de Baudelaire, quand le poète l’invite au Voyage… (même si là c’est elle qui l’invite, et qu’il n’est pas poète, juste chasseur, mais la poésie, elle est partout, saturant le texte de ses collages inattendus...)
Mon enfant, ma sœur, songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble
 
…la femme idéale du Rêve Familier, de Verlaine
Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant
D’une femme inconnue et que j’aime et qui m’aime
Et qui n’est chaque fois ni tout à fait la même
Ni tout à fait une autre, qui m’aime et me comprend
 
Car elle me comprend, et mon cœur transparent,
Pour elle seule, hélas, cesse d’être un problème
Pour elle seule ……….
 
Une femme dont il ne sait trop ce qu’il va faire, avec qui il ne sait trop que faire, et que peu à peu il va apprendre à aimer. Une femme dans l’embrasure, qui lui apparaît comme unique et comme indispensable. Une femme-embrasure, qui n’attendait que lui, qui n’attendait que ça, que de s’installer là, avec lui, tranquillement…
Parce que c’est ça une embrasure, dans le bâtiment : une fente dans la largeur du mur, faite dès la construction, en attente d’une porte ou d’une fenêtre. Eva a été cette porte, ou plutôt cette fenêtre.
En plus de cela, il y a plein de métaphores comme je les aime dans ce roman, on peut construire des réseaux, des liens, des ponts… Il y a la solitude, l’idéal, la mort, la forêt, la femme, j’en passe… Il y en a sûrement plein d’autres que je n’ai pas vues. Bref, un roman qui souffle la poésie, un texte magnifique, que je relirai avec plaisir, presque comme un recueil.
Je crois que l’auteur est suisse. Je ne sais pas si elle a lu Baudelaire. Je pense. En tout cas, je l’ai vu souvent, entre les mots. Et même, le narrateur, c’est peut-être un peu un poète.

Lundi 3 janvier 2011 à 23:10

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lerapport.jpgLe rapport de Brodeck, Philippe Claudel
« Je m’appelle Brodeck, et je n’y suis pour rien. »

Cette phrase, quiconque a été en librairie en 2007, la connaît. Elle enserrait le livre de son bandeau ; aujourd’hui, elle enserre les esprits. Elle est bourrée de culpabilité, et en même temps de douceur infantile. Brodeck, on entend sa voix, mais on ne sait trop qui il est. Un jeune homme, un membre du village, un juif, ça c’est sûr. Il a été dans les camps ; il en est revenu. Et alors il raconte. Mais le rapport de Brodeck ça n’est pas ce livre ; le rapport que le village commande à Brodeck, parce qu’il sait écrire et qu’il n’est pas bête, n’a rien à voir avec le livre que j’avais dans les mains…
Ce livre est avant tout un conte, une fable. On pénètre dans un univers à la limite du fantastique et du merveilleux, une contrée impossible à situer sur une carte, une contrée innommée, dans laquelle se passent des évènements aux consonances étranges mais aux faits familiers. C’est le nazisme, c’est l’intolérance, c’est la Nuit de Cristal et l’extermination transposés chez le Petit Poucet.
Brodeck raconte de mémoire, il tisse le triste canevas de sa déportation, mais surtout celui de l’Ereignise, l’évènement, qui a s’est passé avec l’Anderer. Cet Autre dont on ne sait rien, ou si peu, et qui lui voit tout et comprend tout. Il semble incarner le Mal, alors qu’il ne fait que le dévoiler.
Dans le livre de Brodeck, celui qu’on a sous les yeux, celui qui est ici écrit à la première personne, tout est éclaté. Le récit, les souvenirs, leurs bribes. Les cœurs aussi, les âmes et les corps. C’est la guerre qui écrase tout, comme une pierre. La guerre et l’extermination. Ces papillons de trop, dont on se débarrasse quand la menace pèse. Dont on se débarrasse en les faisant se traîner plus bas que terre. Des beaux papillons redevenant chenilles ; des hommes qui deviennent des chiens.
Je n’affabule pas, c’est dans le livre. Ce livre est une fable ; une fable qui raconte l’intolérance. Si les Allemands (qu’on ne nomme jamais, savamment dissimulés sous un dialecte campagnard) sont intolérants et lâches, ceux du village occupé le sont aussi. Tous ces membres du village que Brodeck raconte, ces hommes, ces femmes, ces vieillards, ces éleveurs de porcs et ces soulards, ce sont tous des lâches et des intolérants. Ils ont peur, alors ils cognent, ils tuent, ils anéantissent. Pire que les camps ou presque, il y a le village de Brodeck.
Je venais d’un pays qui n’existait pas dans leur esprit, un pays qu’aucune carte n’avait jamais mentionné, un pays qu’aucun récit n’avait jamais exprimé, un pays sorti de terre en quelques mois, mais dont les mémoires allaient désormais devoir s’encombrer pendant des siècles.
Ce pays dont parle Brodeck, on sait que c’est le camp ; mais arrivé à la fin du récit, alors qu’il s’éloigne avec sa mémoire pour seul souvenir et son cerveau pour seul papier, Brodeck voit son village disparaître… Deux canevas se superposent et forment une image terrible de l’âme humaine.
C’est la peur qui gouverne le monde. Elle tient les hommes par leurs petites couilles. Elle les serre dans sa main, de temps à autre, pour leur rappeler qu’elle peut les anéantir si elle le veut.
On se dit alors que le curé qui ne buvait que de l’eau et maintenant ne boit que du vin a sans doute, du haut de sa chaire, compris la nature humaine...
Philippe Claudel peint ici une allégorie de la guerre et de l’extermination nazie telle que je n’en avais jamais lu. Pour dire le pire, quoi de mieux que la fable ? La légèreté du conte pour dire la pire noirceur. C’est sans doute ce qui fait qu’on ne referme jamais le livre ; on est happé par cet univers, emmêlé dans les lambeaux de récit que Brodeck déchire peu à peu de sa mémoire pour nous les offrir. J’ai véritablement adoré ce roman ; je l’ai lu très vite, mais ma lecture m’a paru durer. C’est captivant ; on cherche à comprendre, et tout se noue peu à peu. L’indicible devient œuvre, le secret devient papier sur le support de la mémoire. Tout est inscrit dans le cerveau de Brodeck, qui se confie à la chair d’Emélia. La femme du silence violée garde ainsi à jamais les mots de la vérité, dans la mémoire de sa chair.
Une mise en abîme de la noirceur de l'âme humain.
C’est bien mystérieux tout ça n’est-ce pas ? Et bien lisez, vous comprendrez… !
Ce roman a par ailleurs obtenu le Goncourt des Lycéens en 2007.

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