Le Monde dans les Livres

Jeudi 26 août 2010 à 15:11

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/villatriste.jpgVilla Triste, Patrick Modiano
Mon premier Modiano. Cet auteur dont j’entends souvent parler, mais qui n’est, à mes oreilles, qu’un nom. Avec ce roman, il a pris de l’épaisseur. Mais je sais qu’il me reste encore beaucoup à connaître de lui. Car ce roman, écrit alors qu’il avait 28 ans, marque une rupture dans l’œuvre de l’auteur. D’un style aux accents céliniens, il pousse avec ce livre les portes du souvenir, et nous livre un texte aux notes proustiennes. Néanmoins, bien qu’on suggère qu’il ait inventé l’autofiction (Magazine Littéraire n°490, octobre 2009), ce roman ne semble pas autobiographique. Certes, nombre des romans de cet auteur sont centrés sur la quête de l'identité. Et pour ce faire, il tient à retranscrir ses souvenirs avec autant de précison que possible. Certains pages seraient travaillées afin qu'on les pense écrites par un détective. 
Ici, il s’agit d’une succession de cartes postales, qui s’enchaînent, telles des diapositives du souvenir de ces vacances exceptionnelles. C’est à peine si le narrateur les commente. Il décrit, et le « je » lyrique tend souvent à s’effacer. Mais à travers ces lieux disparus - Ils ont détruits l’Hôtel de Verdun : ainsi commence le roman -, ravivés par le souvenir, Modiano nous offre à sentir toute l’atmosphère d’une époque. Un été des années 60, dans une petite ville française près de la frontière suisse. Alors que la guerre d’Algérie gronde au loin, le narrateur a trouvé refuge dans cette station balnéaire. Il fuit. Il fuit cette époque qui l’effraie, ce Paris et cette modernité qui l’angoissent. On se croirait alors revenu dans un film des années cinquante. Les diapositives seraient alors encore en noir et blanc.
Bon, et l’histoire dans tout ça ? C’est un roman tout de même !
Et bien non, pas d’histoire. Il ne se passe rien ; ou presque.
Ce narrateur qui a peur, c’est Victor Chmara, le comte Chmara comme il aime qu’on l’appelle. Il aurait des origines nobles, et russes. Enfin c’est ce qu’il prétend ; on n’en sait rien. Alors qu’il passe ses vacances dans cette ville frontalière, où il se sent en sécurité, loin du monde et de l’actualité, il rencontre Yvonne.
Elle était assise dans le hall de l’Hermitage, sur l’un des grands canapés du fond et ne quittait pas des yeux la porte-tambour, comme si elle attendait quelqu’un. J’occupais un fauteuil à deux ou trois mètres d’elle et je la voyais de profil.
Cheveux auburn. Robe de chantoung vert. Et les chaussures à talons aiguilles que les femmes portaient. Blanches.
Un chien était allongé à ses pieds. Il baillait et s’étirait de temps en temps.
Une rencontre. Une histoire d’amour dont on sait peu de choses. Des cartes postales noir et blanc des années cinquante. Une actrice de cinéma avec son dogue allemand. Et la couleur, rendue par les mots. Modiano peint la toile du souvenir, et suggère une ambiance.
Notons également le souci du détail, cette description précise, la fiche d'un détective, la volonté de ne rien omettre, de tout saisir pour que rien n'échappe et que, peut-être, un élément se détache et fasse mouche...
Son style est puissant, vibrant, profond. Imagé, lumineux, photographique. Jugez vous-même…
Sa peau avait pris une teinte opaline. L’ombre d’une feuille venait tatouer son épaule. Parfois elle s’abattait sur son visage et on eut dit qu’elle portait un loup. L’ombre descendait et lui bâillonnait la bouche. J’aurais voulu que le jour ne se levât jamais, pour rester avec elle recroquevillé au fond de ce silence et de cette lumière d’aquarium.
Cette impression cotonneuse, de tiède abandon, parcourt l’ensemble du roman. Yvonne, ses manières d’actrice, son chien, ont profondément marqué le narrateur. Meinthe aussi, ce soi-disant docteur qui croit être la réincarnation de la Reine Astrid. Rien n’est sûr, tout semble mouvant. De la poudre aux yeux. Il ne reste d’ailleurs plus grand-chose de ces instants de vie loin du monde. Simplement des images, comme ces cartes postales qu’on garde en souvenir des moments heureux, ensolleilés…
Aujourd’hui, quand je pense à elle, c’est cette image qui me revient le plus souvent. Son sourire et ses cheveux roux. Le chien blanc et noir à côté d’elle. La Dodge beige. Et Meinthe que l’on distingue à peine derrière le pare-brise de l’automobile. Et les phares allumés. Et les rayons de soleil.
Une ambiance tiède et languissante, légère, mais toujours teintée d’une certaine amertume, d’une vague tristesse…Voilà qu’enfin, aux trois quarts du roman, elle apparaît vraiment, la VILLA TRISTE.
En effet, elle ne respirait pas la gaieté, cette villa. Non. Pourtant, j’ai d’abord estimé que le qualificatif « triste » lui convenait mal. Et puis, j’ai fini par comprendre que Meinthe avait eu raison si l’on perçoit dans la sonorité du mot « triste » quelque chose de doux et de cristallin. Après avoir franchi le seuil de la villa, on était saisi d’une mélancolie limpide. On entrait dans une zone de calme et de silence. L’air était plus léger. On flottait.
Malgré la douceur de vivre qu’il ressent aux côtés d’Yvonne, Victor sait qu’il n’est qu’en sursit. Yvonne semble l’aimer, comme on aime un gentil compagnon. Un comte, finalement, pour une actrice, c’est comme un dogue allemand. Il n’ose demander sa main…
 
En bref... : Une succession de diapos. Une intrigue ténue. Une zone de calme et de silence. En ouvrant les pages de ce roman, on pénètre dans une villa triste… Mais une villa, n’est-ce pas charmant ? N’est-ce pas dépaysant ? C’est en tout cas ce que je pense de ce roman, qui me laissait sceptique au début, mais que j’ai adoré, savouré, assise au creux d’ un lourd et moelleux fauteuil, fleurant bon le temps passé. Un fauteuil comme celui de la couverture.
La (re ?)création brillamment réussie d’une atmosphère aux charmes surannés. Un livre que je conseille vivement, en admiratrice du style, de Proust et du thème du souvenir. Il me tarde de lire La place de l'étoile, que je sais être un des grands romans de Modiano.
 

Samedi 4 septembre 2010 à 10:54

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/danslecafedelajeunesseperdue.jpg A la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue.   Guy Debord
(citation mise en exergue de l'oeuvre) 

Le titre, déjà ; rien que le titre…
Dans le café de la jeunesse perdue, Patrick Modiano
 Ce titre est envoutant, prometteur, poétique à souhait. Ce titre et cette couverture ont agi sur moi comme un aimant. A peine avais-je ouvert le roman que le charme a opéré. Une nouvelle fois, j’ai été plus que séduite par cette ambiance que Modiano parvient à créer, avec de simples mots. Dès les premières pages, on est plongé dans l’ambiance de ce café de la bohême parisienne du VIème arrondissement, là où la jeunesse est avide d’art, de littérature, de succès, mais aussi de plaisirs menant aux paradis artificiels. Des personnages aux noms et à la personnalité énigmatiques, venus d’horizons divers, qui se retrouvent tous autour d’une table, le soir, tard, au Condé. Et il y a Louki.
Oui, elle a commencé à fréquenter le Condé en automne. Et cela n’est sans doute pas le fait du hasard. Pour moi, l’automne n’a jamais été une saison triste. Les feuilles mortes et les jours de plus en plus courts ne m’ont jamais évoqué la fin de quelque chose mais plutôt une attente de l’avenir. Il y a de l’électricité dans l’air, à Paris, les soirs d’octobre à l’heure où la nuit tombe. Même quand il pleut. Je n’ai pas le cafard à cette heure là, ni le sentiment de la fuite du temps. J’ai l’impression que tout est possible. L’année commence au mois d’octobre.
 
Excentrée à l’orée du café, à une table dans un coin sombre, elle est pourtant le point focal du roman, le centre de l’étoile que forment les cinq chapitres et les quatre narrateurs. L’un d’entre eux est la jeune fille elle-même. Mais qui mieux que le personnage lui-même peut nous éclairer sur son mystère ? Pourtant, malgré tous les indices que nous donnent ces divers points de vue (un jeune étudiant de l’école des Mines, une espèce de détective privé, un amoureux délaissé…) l’identité, l’image, le passé de Louki, ou Jacqueline, ne sont que fragments. Des fragments de cette étoile qu’on parvient, tant bien que mal, à reconstituer. En effet, Modiano sollicite toute l’acuité du lecteur, qui doit se faire enquêteur attentif et sagace, pour ne manquer aucun des indices qu’il dépose sur son chemin, entre les pages. Et ça, c’est tout Modiano : construire un récit aussi précis que possible, où chaque détail compte ; des pages de carnet de détective. etpuis, forcément, des blancs...
 De son point de vue que je trouve photographique, il nous livre des descriptions en manière de cliché, qui figent une expression à jamais, comme elle l’est dans l’esprit du narrateur, mais aussi ensuite dans l’esprit du lecteur.
Et puis un après-midi de brise et de soleil sur les quais, en face de Notre-Dame…je regardais les livres dans les boîtes des bouquinistes en les attendant toutes les deux. […] Dans l’une des boîtes vertes des bouquinistes, je suis tombé sur un livre de poche dont le titre était Un Bel Eté. Oui, c’était un bel été puisqu’il me semblait éternel. Et je les ai vues, brusquement, sur l’autre trottoir du quai. Elles arrivaient de la rue des Grands-Degrés. Louki m’a fait un signe du bras. Elles marchaient vers moi dans le soleil et le silence. C’est ainsi qu’elles apparaissaient souvent dans mes rêves, toutes les deux, du côté de Saint-Julien-le-Pauvre… Je crois que j’étais heureux, cet après-midi là.
Mais les divers points de vue brouillent les pistes. Dans ce roman, finalement, tout est flou et mystérieux. Louki se prend de passion pour l’ésotérisme et l’astronomie ; elle quitte son mari, épousé elle ne sait pourquoi ; elle traîne au café. Figure fantomatique de ces « zones neutres » qu’Edouard – son amant, à ce qu’on peut supposer- s’efforce de décrire. Avec elle il parcourt les rues de Paris, avec une préférence pour ces zones où le temps semble comme figé, où l’on se sent comme immunisé. Par fragments, grâce aux diverses voix qui s’expriment, on parvient à reconstruire le passé de Louki. Une vie étrange, à peine effleurée semble-t-il. Un personnage attachant, que j’ai vraiment eu envie de connaître. Mais elle est restée insaisissable, toujours dans l’ombre, toujours dans la retenue. Elle ne disait pas grand-chose, n’osant pas se laisser aller. Jusqu’au jour où…
Ahah suspense, mais ne nous emballez pas, cela ne vaut que pour la fin du roman. En résumé, un gros coup de cœur. J’ai adoré ce livre avant même de l’avoir lu. Cependant, c’est surtout la première voix, celle de « l’élève qui a quitté l’école des Mines », qui m’a émue. Modiano restitue à travers son regard l’ambiance de ce café de bohême dans les années cinquante, avec son zinc, ses habitués, ses liqueurs, sa chaleur quand dehors, il pleut. Et puis ce cahier, où celui qu’on appelle le Capitaine transcrit toutes les allées et venues, tenant le registre des clients du Condé. Un courant d’air, des bruissements de pages, tout l’atmosphère de cette petite salle de café bohême du VIème, où se réunit la jeunesse artiste, la « jeunesse perdue ».
Toutefois, je vais tout de même poser un bémol sur cette partition qui débute sans fausse note aucune, et dont la douce musique nous berce, telle une ballade de ces années là, un air de jazz peut-être… Enfin quoi qu’il en soit, à partir du second chapitre, l’atmosphère change. Tout se concentre autour de Louki, sa disparition, l’enquête etc… presque des accents de roman policier (ceci dit, ça n’a pas tellement été pour me déplaire. Je me suis même surprise à me dire que les romans policiers ne sont peut-être pas si peu littéraires que cela… enfin ceci est une autre histoire). En résumé, j’ai été déçue que le décor du roman ne reste pas le café… Néanmoins, les rues de Paris, c’est agréable aussi, d’autant que Modiano fait évoluer ses personnages dans des « zones neutres » et des quartiers pittoresques. Mais avec ce titre, je m’étais attendue à autre chose…
Ceci étant dit, je reviens sur ma première impression, et m’obstine : ce livre m’a époustouflée, émue, emportée. Je n’avais qu’une hâte, m’y plonger. J’ai conscience que Modiano ne fait pas l’unanimité parmi les lecteurs, d’autant que j’ai souvent lu qu’il écrivait un peu toujours la même chose. Dans le café de la jeunesse perdue est le deuxième de ses romans que j’ai lu, et franchement, je n’ai qu’une envie, continuer à le découvrir.

Ps : J’espère ne pas être déçue par lui au bout d’un certain temps, comme ça a été le cas dernièrement avec Philippe Djian… Eh oui, j’ose le dire, j’ai lu les 100 premières pages d’Echine (qu’on m’avait pourtant chaudement recommandé…) et j’ai déposé le livre… déçue, très déçue… j’ai trouvé que Djian finissait par toujours écrire un peu la même chose, en mettant en scène ce même personnage d’écrivain blessé… et puis le personnage de ce roman m’a beaucoup moins touchée que d’autres. Il semble trop facilement surmonter les épreuves qui se présentent à lui ; or j’aime quand les personnages semblent plus humains encore (ce que réalise souvent Djian avec brio !). Je reprendrai peut-être ce roman plus tard. En attendant, avec Djian, je fais une pause  (ses personnages le font bien avec toutes leurs conquêtes !) ; il ne m’en voudra pas, je pense !
 

Mercredi 22 septembre 2010 à 15:03

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/Unejeunesse.jpgUne jeunesse, Patrick Modiano
Deux êtres abandonnés, laissés pour compte, orphelins. Des naufragés, et jeunes avec ça. La jeunesse est partout, même où on ne la cherche pas (Brossier redevenant étudiant). Ce n’est peut-être pas tant une jeunesse, mais des jeunesses que nous raconte ce roman de Modiano.
Louis et Odile. Lui, un garçon qui sort du service militaire ; Odile, une jeune fille qui a trop chaud dans sa chambre, parce que la molette du radiateur est cassée. Malgré ces différences, des parcours convergents. Des naufragés secourus par Nausicaa. Par de bonnes âmes, dont le nom, commençant chaque fois par un « B » (Bellune, Brossier, Bejardy) rime aussi avec Belzébuth. Des cafés (décor apprécié de l’auteur), des rencontres fortuites (c’est tellement plus charmant !), la charité parfois intéressée.
Odile, dix-neuf ans, n’a ni père ni mère. Elle trouve en la personne de Gustave Bellune un impressario et un père. Il veut l’aider à percer dans la chanson. Mais c’est trop beau pour être vrai, alors forcément, ça finit mal. Puis elle rencontre Louis, ou plutôt c’est lui qui la ramasse, lui-même pris sous l’aile de ce mentor qu’est Brossier. Véritable initiateur à la Vautrin (mais moins machiavélique, d’autant que Louis n’est pas dupe), il lui apprend l’alcool, les femmes, les affaires.
Convergence des destins, innocence perdue ; tous deux vendent leur jeunesse. Innocente jeunesse, instrumentalisée au profit des escrocs. Mais le tout sur un air lent et doux. Jamais un mot plus haut que l’autre. Un roman dont l’essence serait un précipité des plus purs (métaphore de Jonathan Coe, dans une interview du Magazine Littéraire). Une atmosphère enjôleuse, des personnages principaux discrets (étonnant !) et attachants, en demi-teinte, mais plaisants. Des figures à l’huile sur une toile grossière, entourés de figures machiavéliques. Mais ils subliment tout, ils illuminent l’ensemble. Le regard du lecteur est irrésistiblement attiré, bercé par leur douceur, leur fausse naïveté.
L’ouverture m’a posé question. Je ne savais pas trop où l’auteur voulait en venir. Je n’ai d’ailleurs pas tellement apprécié l’incipit… J’avais l’impression que les personnages étaient vieux, fanés, alors qu’il est stipulé qu’ils n’ont que trente-cinq ans… Mais je pense mieux comprendre maintenant. Ils ont grandi trop vite ; leur jeunesse a été consommée, consumée sur l’autel des escrocs. Les personnages, finalement, sont doux, oisifs, disponibles je dirai. Disponibles pour rendre service (aux pires machinations…), supporter le poids de l’intrigue et de la tonalité du livre. Il y a de nombreux dialogues dans ce roman d’ailleurs ; et pourtant, leur voix reste blanche, timide.
- Je me demande ce qu’on fait là, dit Louis.
Depuis quelques instants, dans cette chambre, il éprouvait ce même sentiment de dépendance et d’étouffement qui avait été le sien au collège et à l’armée. Les jours se succèdent et on se demande ce que l’on fait là, et l’on a peine à croire que l’on ne restera pas toujours prisonnier.
- On devrait partir, dit Odile.
Partir. Mais oui. Bejardy n’avait aucune prise sur lui. Aucune. Il n’avait pas de comptes à lui rendre. Rien ni personne n’avait eu de prise sur lui. Même la cour du collège et celle de la caserne lui semblaient maintenant irréelles et inoffensives comme le souvenir d’un square.
Des personnages déposés là, on ne sait trop pourquoi. Mais irrésistiblement attachants (attachants pour moi en tout cas, parce qu'en demi teinte, parce que l'auteur nous laisse les imaginer, remplir les blancs...). Un couple simple, à la Paul et Virginie, sans ostentation, sans passion. De l’amour simple ; un duo.
Une valse lente, avec ses ruptures de rythme qui glacent les sangs, parce que quand même, on s’y attache à ces personnages ! Du Modiano comme je l’aime, vraiment, un bon moment. Plus j’y pense, plus j’ai la nostalgie de cette lecture
Le téléphone sonna et Bejardy se dirigea vers l’autre bout de la pièce pour répondre. Louis s’était assis en face de Nicole Haas. Elle ne disait rien mais elle lui souriait, le visage encore un peu ensommeillé. Et ce sourire, ces yeux clairs fixés sur lui, l’ondulation rêveuse des rideaux sous le vent, le bruit de moteur d’une péniche, tout cela composait l’un de ces instants dont il reste le souvenir.
Par moments, comme des flashs, ces fameux instantanés, effets du regard photographe du souvenir, que j’apprécie tant (photo en trois dimensions, couleur, formes et sons…). Et celle-ci ne serait qu’une mise en abîme de l’ensemble, puisque tout le roman est un souvenir de jeunesse, une photo en mouvement, bref, le film d’une jeunesse qu’on aime à se repasser.
Jusqu’à quand restèrent-ils dans cette chambre, sur ce lit étroit ? Elle portait une cicatrice à l’épaule, en forme d’étoile, que Louis ne pouvait s’empêcher de parcourir des lèvres. Le souvenir d’une chute de cheval. Le soir est tombé. On entendait des claquements de sabots, un hennissement, et la voix aigüe du marquis, lançant des ordres à intervalles de plus en plus longs comme reviendrait, clair et désolé, un motif de flûte.
Passage troublant… Odile et Louis s’aiment éperdument, mais on ne sait pas si leur relation a quelque chose de charnel. Louis a alors un rapport ambigu aux autres femmes. Le texte présente un amour chaste entre les deux héros ; pas du tout avec les autres. Des figures de soie brodées sur une sac de patates.

Samedi 16 octobre 2010 à 18:57

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/particuleselemetaires.jpgLes particules élémentaires, Michel Houellebecq

Je ne ferai pas de résumé de ce livre ; remarquez, c’est souvent ce que je ne fais pas, un résumé, parce que souvent, je n’y arrive pas. Les idées viennent, et avec elles, les illustrations. C’est peut-être du au fait que pour moi, un livre est une lecture du monde, une manière de le voir, de l’appréhender, de le donner au lecteur…
Sauf que là le narrateur se place dans un temps reculé… En 2050, passé…  Il raconte l’histoire des hommes, de cette espère humaine qui, comme on le comprend à la fin, est en voie de disparaître. Et cette espèce humaine obsolète, et bien, c’est nous. Nous, hommes et femmes des années 90, des années 2000, bientôt 2010. Particules élémentaires de la vie à venir… Gamètes et désirs, angoisses et plaisir, vie et mort…
A travers les deux demi-frères qu’il met en scène, Houellebecq nous présente toute l’espèce humaine. L’un s’appelle Michel (hasard ?) ; biologiste, encéphalogramme du désir plat. L’autre, c’est Bruno, incarnation d’Eros, obsédé par sa bite (pardonnez l’expression, crudité du texte oblige) et la volonté de soulager ses pulsions. Et de les soulager si possible dans la douceur féminine…Parce que d’égoïste qu’il est, l’homme cherche toujours une attache, un autre avec qui parcourir la voie difficile et impitoyable de l’existence. On raconte leur enfance – des plus glauques pour Bruno, pensionnat et mère absente…-, leur découverte de la sexualité, leurs tentatives pour trouver le bonheur. Un bonheur bien morose pour Michel, s’il en est, puisqu’il ne s’intéresse à rien d’autres qu’à ses recherches en biologie. Bonheur dans la chaleur d’une femme pour Bruno, qui peu à peu sombre dans la folie. Avec Bruno, c’est sea, sex and sun à longueurs de pages. L’homme qui pense avec son sexe. Au contraire, Michel, c’est celui qui pense uniquement – ou presque- avec son cerveau. Tout les oppose, et pourtant ils sont à moitié frères. Pour moitié issus des mêmes particules élémentaires, de gamètes (j’ai conscience de ne pas user du vocabulaire physique à bon escient). Et tellement différents… L’homme a cela de particulier qu’il est unique. Il peut développer sa personnalité comme il l’entend. Or à la fin, Michel considère que la reproduction, par les dégradations qu’elle provoque dans le patrimoine génétique et les cellules (pardonnez mon imprécision…), est ce qui mène inexorablement vers la mort. Or en créant un patrimoine génétique totalement stable, on parviendrait à créer des hommes et des femmes immortels et identiques, qui vivraient dans l’union et la concorde, hors de tout désagrément causé par les désirs ou les volontés individuels.
L’humanité devait disparaître ; l’humanité devait donner naissance à une nouvelle espèce, asexuée et immortelle, ayant dépassé l’individualité, la séparation et le devenir.
Ces désirs qui font que même un père et son fils peuvent devenir l’un pour l’autre des prédateurs…
Pour l’anniversaire de Bruno, l’année de ses dix ans, Victor avait calligraphié sur une feuille de Canson, en grosses lettres multicolores : « PAPA JE T’AIME ». Maintenant c’était fini. C’était réellement fini. Et, Bruno le savait, les choses allaient encore s’aggraver : de l’indifférence réciproque, ils allaient progressivement passer à la haine. Dans deux ans tout au plus, son fils essaierait de sortir avec des filles de son âge ; ces filles de quinze ans, Bruno les désirait lui aussi. Ils approchaient de l’état de rivalité, état naturel des hommes. Ils étaient comme des animaux se battant dans la même cage, qui était le temps.
Malgré ses déviances sexuelles, ses obsessions, ses démangeaisons perpétuelles, Bruno est celui qui parvient à, semble-t-il, trouver une forme de bonheur. Il fréquente les lieux New Age, où la nudité, le sexe et les plaisirs inhérents sont à l’honneur…
Ce qui surprend malgré tout c’est que des activités sexuelles aussi diversifiées, largement plus excitantes que ce qui est représenté dans n’importe quel film pornographique, puissent se dérouler sans engendrer la moindre violence, ni même le plus léger manquement à la courtoisie.
C’est Bruno qui écrit cela, dans un article que lui inspirent ces séjours. Car sous ses obsessions bestiales, Bruno est un homme de lettres, émotif, émouvant, cynique mais sensible à ce qui l’entoure. Il écrit des poèmes, publiés par Debord ! Comme Bruno, Houellebecq aime à introduire des passages descriptifs quasi scientifiques. Il propose des réflexions scientifiques et philosophiques poussées, ayant pour média ses personnages. De là cette écriture qu’on qualifie de clinique…
 A côté de lui, la vie de Michel semble plus que morose.
Il avait en lui quelque chose d’atrocement triste, devait déclarer Walcott, je crois que c’est l’être le plus triste que j’aie rencontré de ma vie, et encore le mot de tristesse me paraît bien faible : je devrais plutôt dire qu’il y avait en lui quelque chose de détruit, d’entièrement dévasté.
Revenons sur cette écriture qu’on dit clinique… Oui et non je dirais. Il est vrai que certains passages sont d’une précision scientifique étonnante. On se croirait presque face à un article de vulgarisation. Toutefois, la poésie a large part dans ce roman, les titres sont explicitement romanesque (malgré le titre de l’œuvre, ambigu). Il y a un prologue, un épilogue, un « Royaume perdu », des « Moments étranges », et l’œuvre est largement polyphonique (mêlant poésie, discours scientifique, sociologique, avec quelque chose du roman d’apprentissage, …) L’incipit du roman (le début de la première partie, pas le prologue), m’a interpellée ; je l’ai relu plusieurs fois. Je vous le donne :
Le 1er juillet 1998 tombait un mercredi. C’est donc logiquement, quoique de manière inhabituelle, que Djerzinsky (Michel) organisa son pot de départ un mardi soir. Entre les bacs de congélation d’embryons et un peu écrasé par leur masse, un réfrigérateur de marque Brandt accueillit les bouteilles de champagne ; il permettait d’ordinaire la conservation des produits chimiques usuels.
J’ai été frappée par l’impression d’entre-deux palpable, réalisé par les mots. Cette incise de la logique inhabituelle, du réfrigérateur entre-deux mais écrasé, de son usage à contre-emploi, toute cette logique du paradoxe, de l’inhabituel, du malaise se retrouve dans ces mots. Un incipit programmatif, bien que décalé. On s’attend en effet à suivre l’histoire de Djerzinskky, de façon chronologique. Certes on la connaît un peu… et puis c’est lui qui fait les découvertes génétiques à la fin. Cepedant la chronologie est morcellée. Et surtout, il partage la vedette avec son demi-grère Bruno. Et en définitive, ce qu’on retient, c’est la vie sexuelle débridée et finalement malheureuse de ce dernier. Il est comme un bacille sous la loupe du scientifique. Sauf que Michel ne s’occupe pas de lui ; tout ce qui est sentiment humain lui est étranger. Il l’écoute, parle avec lui du meilleur des mondes. Mais il ne compatit pas. Impossible. Car Michel c’est cela : un homme parmi les hommes, mais un peu entre-deux, un peu écrasé, vivant seul. Un réfrigérateur qu’on voudrait emplir de champagne (je pense à son amoureuse, Annabelle) alors qu’il l’est habituellement de fioles multicolores… Un personnage qui n’en est pas vraiment un et qu’on tord à cet emploi. Un homme qui s’efforce de vivre comme les autres hommes, mais qui en est, en définitive, incapable. C’est Bruno qu’on connaît, dont on connaît toute l’intimité, présentée de la plus crue des manières. On le connaît jusqu’à l’écœurement. Michel, lui, on ne le connaît pas, il nous ferait presque pleurer mais on ne le connaît pas, parce qu’il ne fait rien. Rien d’autre que de penser, rien d’autre que de calculer. Et à la fin, ce serait grâce à lui qu’on trouverait cette nouvelle espèce d’hommes, qui connaîtrait le bonheur… Un instrument vous dis-je.
Il m'a semblé que le roman opérait une boucle sur la fin, avec un retour aux origines pour beaucoup, et une folie enfantine pour l'un des personnages. Un retour au paisible après la frénésie de la vie, la quête épuisante de l'asouvissement des désirs, de ces désirs qui jamais ne cessent de croître et qui nous accablent de leur poids infini...
C'est peut-être aussi ainsi (hihi) qu'il faut saisir cette image de l'homme véhiculée par le roman : un entre-deux. Entre le fou de désirs (blessé par la vie toutefois) et le scientifique insensible (sur le visage duquel les larmes peuvent couler). Un homme ordinaire, cet homme auquel le narrateur dit rendre hommage dans le prologue, c'est peut-être lui, l'homme coincé entre deux. Une relecture du moi freudien, en sandwich entre le surmoi intellectuel et le ça sexuel...
En bref (si on peut dire...) : La thèse de Houellebecq est contestable (une humanité asexuée et immortelle peut-elle réellement aspirer au bonheur, en dehors de toute diversité ?) ; son livre est sulfureux, c’est vrai ; ses descriptions des pratiques sexuelles sont quasi cliniques, ça on peut le dire. Pourtant, il y a de la poésie. Pourtant c’est de la littérature. Parce qu’aujourd’hui ce ne sont plus les mœurs et l’ambition qu’on écrit. Tous ces travers humains, nous ne les connaissons que trop bien. Ce qu’on écrit de la modernité, c’est l’intimité, et l’intimité la plus profonde, celle des désirs et du malheur, Eros et Thanatos, tels qu’ils s’expriment en chacun de nous. Houellebecq serait peut-être bien l’écrivain de la modernité… Entre Djian et Werber… Modernité sulfureuse, glauque, mais qui pourtant a la même ambition que toujours : trouver le bonheur.
Je ne dirais pas que j’ai aimé ce livre ; je l’ai lu rapidement, certes ; toutefois certains passages étaient arides ; d’autres véritablement écœurants, presque révoltants. Mais le pire, c’est que ce que Houellebecq décrit, je crois que c’est la vie moderne…
C'est une histoire qui tient en haleine, avec de la joie et des larmes, des passages touchants (on ne sort pas non plus les violons, ça reste du Houellebecq, donc à distance le pathos tout de même!), du trash et pas de glam'... Pas non plus une vie à la Djian dans Impuretés... et pourtant, comme vous le voyez, il m'a fait gloser!
En résumé, je suis heureuse d’avoir enfin lu Houellebecq ; il me tarde de lire la Carte et le Territoire, pour me faire une idée sur celui qui pourrait prétendre au Goncourt cette année.

Mercredi 27 octobre 2010 à 21:31

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/ruedeboutiquesobscures.jpgRue des Boutiques Obscures, Patrick Modiano

Je ne suis rien. Rien qu’une silhouette claire, ce soir là, à la terrasse d’un café.
Etrange début de roman… Pas si étrange toutefois me direz-vous, puisqu’on retrouve l’atmosphère qu’affectionne tant Modiano : le clair-obscur, le café, et la question de l’identité. Guy Roland a certes un nom et une place au début du roman, mais il l’affirme lui-même : il n’est rien. Narrateur de son histoire, il va également se faire détective de sa propre personne. Amusant non, un détective en herbe qui enquête sur l’individu qu’il serait sensé le mieux connaître au monde ! Un détective dont l’objet d’enquête n’est autre que lui-même !
Et c’est ce qui décuple la saveur de ce roman, qui fait qu’il est plus qu’un roman policier. L'amnésie de Guy est à l'origine de sa quête. Héros sans qualités, il part à la recherche du Graal moderne : son identité. Il ne s’agit pas de recherche l’identité d’un assassin, d’un quelconque malfrat, mais simplement un nom ; et puis pourquoi pas une adresse ; pourquoi pas des relations ; pourquoi pas un passé.
C’est vers ce passé que le narrateur se sent attiré. Un passé qu’il construit dans sa tête, à la manière d’un roman. Parfois les ébauches – ce ne sont que des ébauches qu’il nous laisse percevoir, des flashs. Je pense d’ailleurs que ce roman eut été merveilleux à écrire en monologue intérieur…- bref, les ébauches de ce passé qui aurait pu être le sien, et qu’il calibre au rythme de ses rencontres, s’évaporent aussi vite qu’elles sont arrivées au début. Puis peu à peu, un réseau se crée. Des photos (ah Modiano et les photos, ces descriptions cartes-postales…), des visages, des noms griffonnés au dos, des numéros de téléphone, des adresses… De visages en visages, de noms en noms, il se faufile dans le canevas de son passé, enfile des perles bout à bout, faisant et défaisant le collier. Il rencontre des gens qu’il devait avoir connus, qui parfois ne le reconnaissent pas, parce qu’ils ne sont que les amis des amis du jeune homme inconnu ; et ceux-ci, quand par chance ils le reconnaissent, lui donnent des boîtes remplies de nouveaux souvenirs. Toujours des boîtes… A croire que la vie d’une personne tient dans une boîte de petits Lu en métal rouillée…
Peu à peu, il lui semble que le nom qu’il cherche, son nom à lui, son ancien nom, ce pourrait être Pedro McEvoy. Mais il n’en est pas trop sûr… peut-être même était-ce un pseudonyme. Toujours est-il que celui-là habitait Rue des Boutiques Obscures (là, le cœur du lecteur tressaute)… Toujours du clair-obscur ; souvent des indices venues de fenêtres qui brillent dans le noir. Les ombres ont plus de choses à nous dire qu’on ne croit.
Toutefois tout s’ébauche, se fait et se défait. On flotte dans un passé aux contours obscurs, flous, indécis. On ne saura jamais s’il était ce Pedro dont notre narrateur nous fournit la fiche signalétique. Une fiche signalétique parmi tant d’autres. Des noms, des lieux, des numéros. Des vies réduites à des petits cartons. Des souvenirs confinés dans des boîtes à chaussures.
Elle a déjà tourné le coin de la rue, et nos vies ne sont-elles pas aussi rapides à se dissiper dans le soir que ce chagrin d’enfant ?
Dans la vie on passe, on oublie, on est oublié. On cherche mais on ne trouve pas. Pareil dans ce roman. On ne sait d’ailleurs pas ce qui a pu causer l’amnésie du narrateur. On ne saura pas non plus qui il était. C’est peut-être parce que cela n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est que dans la vie, on n’est rien. Rien qui ne compte vraiment, rien qui reste à jamais. On fait partie de la vie des gens à un moment donné ; puis on disparaît. De leur carnet d’adresses, de leur répertoire, et enfin de leurs souvenirs. La vie passe, s’ébauche et s’effiloche.
Et dans cette quête sans fin, au cours de laquelle le narrateur tente de reconstruire le roman de sa vie, n’oublie-t-il pas quelque chose ?
Je dirais, tout simplement, qu’il en oublie de vivre…

Un roman très beau, palpitant au premier abord, très profond quand on arrive à la fin. Une plongée dans les abysses de la profondeur de l’âme humaine, en quête de son identité. Il m’a semblé que ce roman ne brillait pas tant par la restitution d’une atmosphère (ce qui m’avais d’abord conquise chez Modiano) que par la qualité de la pensée. Du grand Modiano (prix Goncourt lors de sa sortie en 1978 d’ailleurs).


Dans Le Monde du 8 septembre 1978, Bertrand Poirot-Delpech se montre enthousiaste :
« Que reste-t-il d’une vie ? (…) Quelques photos jaunissant dans des boîtes à biscuits, des numéros de téléphone changeant d’abonné, une poignée de témoins qui s’évanouissent à leur tour, et pfuitt ! plus rien, à peine si vous avez existé… C’est ce néant de notre trace sur terre, cette buée, que suggère la Rue des boutiques obscures, avec une économie, une maîtrise, qui en font le plus nécessaire des romans de Modiano, sinon le meilleur. (…)
On reconnaît la réussite d’un roman à son dépouillement maximum pour une signification maximum. Au premier coup d’œil, la Rue des boutiques obscures semble aussi transparent et inhabité qu’un rapport de détective. (…)
D’un simple fichier défaillant naissent des interrogations essentielles : à quoi bon ouvrager nos chers petits « moi », vu ce qu’il en reste ? Ne faut-il pas préférer l’instant radieux au mirage des biographies ronflantes ? Ou encore, cette alternative indécidable : à quoi bon vivre si on ne se souvient pas ! A quoi bon se souvenir si on ne vit pas ! C’est la grâce des grands livres, si minces qu’ils semblent, de peser en secret les grandes questions. »
 

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