Le Monde dans les Livres

Mercredi 27 octobre 2010 à 21:31

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/ruedeboutiquesobscures.jpgRue des Boutiques Obscures, Patrick Modiano

Je ne suis rien. Rien qu’une silhouette claire, ce soir là, à la terrasse d’un café.
Etrange début de roman… Pas si étrange toutefois me direz-vous, puisqu’on retrouve l’atmosphère qu’affectionne tant Modiano : le clair-obscur, le café, et la question de l’identité. Guy Roland a certes un nom et une place au début du roman, mais il l’affirme lui-même : il n’est rien. Narrateur de son histoire, il va également se faire détective de sa propre personne. Amusant non, un détective en herbe qui enquête sur l’individu qu’il serait sensé le mieux connaître au monde ! Un détective dont l’objet d’enquête n’est autre que lui-même !
Et c’est ce qui décuple la saveur de ce roman, qui fait qu’il est plus qu’un roman policier. L'amnésie de Guy est à l'origine de sa quête. Héros sans qualités, il part à la recherche du Graal moderne : son identité. Il ne s’agit pas de recherche l’identité d’un assassin, d’un quelconque malfrat, mais simplement un nom ; et puis pourquoi pas une adresse ; pourquoi pas des relations ; pourquoi pas un passé.
C’est vers ce passé que le narrateur se sent attiré. Un passé qu’il construit dans sa tête, à la manière d’un roman. Parfois les ébauches – ce ne sont que des ébauches qu’il nous laisse percevoir, des flashs. Je pense d’ailleurs que ce roman eut été merveilleux à écrire en monologue intérieur…- bref, les ébauches de ce passé qui aurait pu être le sien, et qu’il calibre au rythme de ses rencontres, s’évaporent aussi vite qu’elles sont arrivées au début. Puis peu à peu, un réseau se crée. Des photos (ah Modiano et les photos, ces descriptions cartes-postales…), des visages, des noms griffonnés au dos, des numéros de téléphone, des adresses… De visages en visages, de noms en noms, il se faufile dans le canevas de son passé, enfile des perles bout à bout, faisant et défaisant le collier. Il rencontre des gens qu’il devait avoir connus, qui parfois ne le reconnaissent pas, parce qu’ils ne sont que les amis des amis du jeune homme inconnu ; et ceux-ci, quand par chance ils le reconnaissent, lui donnent des boîtes remplies de nouveaux souvenirs. Toujours des boîtes… A croire que la vie d’une personne tient dans une boîte de petits Lu en métal rouillée…
Peu à peu, il lui semble que le nom qu’il cherche, son nom à lui, son ancien nom, ce pourrait être Pedro McEvoy. Mais il n’en est pas trop sûr… peut-être même était-ce un pseudonyme. Toujours est-il que celui-là habitait Rue des Boutiques Obscures (là, le cœur du lecteur tressaute)… Toujours du clair-obscur ; souvent des indices venues de fenêtres qui brillent dans le noir. Les ombres ont plus de choses à nous dire qu’on ne croit.
Toutefois tout s’ébauche, se fait et se défait. On flotte dans un passé aux contours obscurs, flous, indécis. On ne saura jamais s’il était ce Pedro dont notre narrateur nous fournit la fiche signalétique. Une fiche signalétique parmi tant d’autres. Des noms, des lieux, des numéros. Des vies réduites à des petits cartons. Des souvenirs confinés dans des boîtes à chaussures.
Elle a déjà tourné le coin de la rue, et nos vies ne sont-elles pas aussi rapides à se dissiper dans le soir que ce chagrin d’enfant ?
Dans la vie on passe, on oublie, on est oublié. On cherche mais on ne trouve pas. Pareil dans ce roman. On ne sait d’ailleurs pas ce qui a pu causer l’amnésie du narrateur. On ne saura pas non plus qui il était. C’est peut-être parce que cela n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est que dans la vie, on n’est rien. Rien qui ne compte vraiment, rien qui reste à jamais. On fait partie de la vie des gens à un moment donné ; puis on disparaît. De leur carnet d’adresses, de leur répertoire, et enfin de leurs souvenirs. La vie passe, s’ébauche et s’effiloche.
Et dans cette quête sans fin, au cours de laquelle le narrateur tente de reconstruire le roman de sa vie, n’oublie-t-il pas quelque chose ?
Je dirais, tout simplement, qu’il en oublie de vivre…

Un roman très beau, palpitant au premier abord, très profond quand on arrive à la fin. Une plongée dans les abysses de la profondeur de l’âme humaine, en quête de son identité. Il m’a semblé que ce roman ne brillait pas tant par la restitution d’une atmosphère (ce qui m’avais d’abord conquise chez Modiano) que par la qualité de la pensée. Du grand Modiano (prix Goncourt lors de sa sortie en 1978 d’ailleurs).


Dans Le Monde du 8 septembre 1978, Bertrand Poirot-Delpech se montre enthousiaste :
« Que reste-t-il d’une vie ? (…) Quelques photos jaunissant dans des boîtes à biscuits, des numéros de téléphone changeant d’abonné, une poignée de témoins qui s’évanouissent à leur tour, et pfuitt ! plus rien, à peine si vous avez existé… C’est ce néant de notre trace sur terre, cette buée, que suggère la Rue des boutiques obscures, avec une économie, une maîtrise, qui en font le plus nécessaire des romans de Modiano, sinon le meilleur. (…)
On reconnaît la réussite d’un roman à son dépouillement maximum pour une signification maximum. Au premier coup d’œil, la Rue des boutiques obscures semble aussi transparent et inhabité qu’un rapport de détective. (…)
D’un simple fichier défaillant naissent des interrogations essentielles : à quoi bon ouvrager nos chers petits « moi », vu ce qu’il en reste ? Ne faut-il pas préférer l’instant radieux au mirage des biographies ronflantes ? Ou encore, cette alternative indécidable : à quoi bon vivre si on ne se souvient pas ! A quoi bon se souvenir si on ne vit pas ! C’est la grâce des grands livres, si minces qu’ils semblent, de peser en secret les grandes questions. »
 
Par magicien le Mercredi 27 octobre 2010 à 22:38
Une bonne lecture. Dommage que les lettres sont trop petites.
Par Code Uber le Samedi 5 septembre 2015 à 18:24
Avez vous un lien pour que je puisse télécharger l'article en PDF ?
Par serrurier paris 15 le Lundi 7 septembre 2015 à 11:22
Excellent article je vous soutient .
 

Et vous, qu'en pensez-vous?









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