Une jeunesse, Patrick Modiano
Deux êtres abandonnés, laissés pour compte, orphelins. Des naufragés, et jeunes avec ça. La jeunesse est partout, même où on ne la cherche pas (Brossier redevenant étudiant). Ce n’est peut-être pas tant une jeunesse, mais des jeunesses que nous raconte ce roman de Modiano.
Louis et Odile. Lui, un garçon qui sort du service militaire ; Odile, une jeune fille qui a trop chaud dans sa chambre, parce que la molette du radiateur est cassée. Malgré ces différences, des parcours convergents. Des naufragés secourus par Nausicaa. Par de bonnes âmes, dont le nom, commençant chaque fois par un « B » (Bellune, Brossier, Bejardy) rime aussi avec Belzébuth. Des cafés (décor apprécié de l’auteur), des rencontres fortuites (c’est tellement plus charmant !), la charité parfois intéressée.
Odile, dix-neuf ans, n’a ni père ni mère. Elle trouve en la personne de Gustave Bellune un impressario et un père. Il veut l’aider à percer dans la chanson. Mais c’est trop beau pour être vrai, alors forcément, ça finit mal. Puis elle rencontre Louis, ou plutôt c’est lui qui la ramasse, lui-même pris sous l’aile de ce mentor qu’est Brossier. Véritable initiateur à la Vautrin (mais moins machiavélique, d’autant que Louis n’est pas dupe), il lui apprend l’alcool, les femmes, les affaires.
Convergence des destins, innocence perdue ; tous deux vendent leur jeunesse. Innocente jeunesse, instrumentalisée au profit des escrocs. Mais le tout sur un air lent et doux. Jamais un mot plus haut que l’autre. Un roman dont l’essence serait un précipité des plus purs (métaphore de Jonathan Coe, dans une interview du Magazine Littéraire). Une atmosphère enjôleuse, des personnages principaux discrets (étonnant !) et attachants, en demi-teinte, mais plaisants. Des figures à l’huile sur une toile grossière, entourés de figures machiavéliques. Mais ils subliment tout, ils illuminent l’ensemble. Le regard du lecteur est irrésistiblement attiré, bercé par leur douceur, leur fausse naïveté.
L’ouverture m’a posé question. Je ne savais pas trop où l’auteur voulait en venir. Je n’ai d’ailleurs pas tellement apprécié l’incipit… J’avais l’impression que les personnages étaient vieux, fanés, alors qu’il est stipulé qu’ils n’ont que trente-cinq ans… Mais je pense mieux comprendre maintenant. Ils ont grandi trop vite ; leur jeunesse a été consommée, consumée sur l’autel des escrocs. Les personnages, finalement, sont doux, oisifs, disponibles je dirai. Disponibles pour rendre service (aux pires machinations…), supporter le poids de l’intrigue et de la tonalité du livre. Il y a de nombreux dialogues dans ce roman d’ailleurs ; et pourtant, leur voix reste blanche, timide.
- Je me demande ce qu’on fait là, dit Louis.
Depuis quelques instants, dans cette chambre, il éprouvait ce même sentiment de dépendance et d’étouffement qui avait été le sien au collège et à l’armée. Les jours se succèdent et on se demande ce que l’on fait là, et l’on a peine à croire que l’on ne restera pas toujours prisonnier.
- On devrait partir, dit Odile.
Partir. Mais oui. Bejardy n’avait aucune prise sur lui. Aucune. Il n’avait pas de comptes à lui rendre. Rien ni personne n’avait eu de prise sur lui. Même la cour du collège et celle de la caserne lui semblaient maintenant irréelles et inoffensives comme le souvenir d’un square.
Depuis quelques instants, dans cette chambre, il éprouvait ce même sentiment de dépendance et d’étouffement qui avait été le sien au collège et à l’armée. Les jours se succèdent et on se demande ce que l’on fait là, et l’on a peine à croire que l’on ne restera pas toujours prisonnier.
- On devrait partir, dit Odile.
Partir. Mais oui. Bejardy n’avait aucune prise sur lui. Aucune. Il n’avait pas de comptes à lui rendre. Rien ni personne n’avait eu de prise sur lui. Même la cour du collège et celle de la caserne lui semblaient maintenant irréelles et inoffensives comme le souvenir d’un square.
Des personnages déposés là, on ne sait trop pourquoi. Mais irrésistiblement attachants (attachants pour moi en tout cas, parce qu'en demi teinte, parce que l'auteur nous laisse les imaginer, remplir les blancs...). Un couple simple, à la Paul et Virginie, sans ostentation, sans passion. De l’amour simple ; un duo.
Une valse lente, avec ses ruptures de rythme qui glacent les sangs, parce que quand même, on s’y attache à ces personnages ! Du Modiano comme je l’aime, vraiment, un bon moment. Plus j’y pense, plus j’ai la nostalgie de cette lecture…
Le téléphone sonna et Bejardy se dirigea vers l’autre bout de la pièce pour répondre. Louis s’était assis en face de Nicole Haas. Elle ne disait rien mais elle lui souriait, le visage encore un peu ensommeillé. Et ce sourire, ces yeux clairs fixés sur lui, l’ondulation rêveuse des rideaux sous le vent, le bruit de moteur d’une péniche, tout cela composait l’un de ces instants dont il reste le souvenir.
Par moments, comme des flashs, ces fameux instantanés, effets du regard photographe du souvenir, que j’apprécie tant (photo en trois dimensions, couleur, formes et sons…). Et celle-ci ne serait qu’une mise en abîme de l’ensemble, puisque tout le roman est un souvenir de jeunesse, une photo en mouvement, bref, le film d’une jeunesse qu’on aime à se repasser.
Jusqu’à quand restèrent-ils dans cette chambre, sur ce lit étroit ? Elle portait une cicatrice à l’épaule, en forme d’étoile, que Louis ne pouvait s’empêcher de parcourir des lèvres. Le souvenir d’une chute de cheval. Le soir est tombé. On entendait des claquements de sabots, un hennissement, et la voix aigüe du marquis, lançant des ordres à intervalles de plus en plus longs comme reviendrait, clair et désolé, un motif de flûte.
Passage troublant… Odile et Louis s’aiment éperdument, mais on ne sait pas si leur relation a quelque chose de charnel. Louis a alors un rapport ambigu aux autres femmes. Le texte présente un amour chaste entre les deux héros ; pas du tout avec les autres. Des figures de soie brodées sur une sac de patates.