Le Monde dans les Livres

Mardi 31 août 2010 à 23:34

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/avecvuesurlamer.jpgAvec vue sur la mer, Didier Decoin
On dit souvent que les livres et leurs histoires sont faits pour s’évader, pour aller à la rencontre de paysages et de personnages inconnus. Lire c’est se dépayser ; lire c’est décoller ; lire c’est rencontrer. Mais avec ce roman là, lire, c’était renouer. Renouer avec une région que j’aime, des noms dont les sonorités m’évoquent des paysages et des sensations, des odeurs de varech, le bruissement des vagues, les épines des mûriers, les petits chemins et les galets des plages. Les roches à pic, le phare de Goury… Toute la Hague est concentrée dans ce livre. Avec ce roman, l’auteur célèbre ce coin trop souvent ignoré, entre la France et l’Angleterre, pourtant bien français, loin de tout et pourtant si proche de la terre et de ses racines ; et proche, surtout, de la mer.
Toutefois, on est loin de l’ode dithyrambique. C’est avec beaucoup d’humour et de dérision que Didier Decoin raconte son coup de foudre enfantin pour cette région où la mer si merveilleuse peut prendre l’apparence d’une "marmite de vomi en ébullition" ou d’un "ogre affamé". Des années plus tard, malgré l'usine (de retraitement des déchets nucléaires) qui a poussé là bas, il n’a qu’une idée en tête : y retourner. Mais l’acquisition de la maison de ses rêves ne sera pas une mince affaire. Avec sa femme, ils écument le coin et les agents immobiliers, mais tout ce qu’on leur propose, ce sont des granges insalubres ou des habitations un peu sordides qui sont dépourvues de l’essentiel : cette fameuse « vue sur la mer ». Car contre toute attente, dans la Hague, les maisons à vendre se font plus rares que tout le reste. De cette région dont le nom signifie « enclos », les hommes ne partent guère… Toutefois un jour, un peu comme par magie – mais tout n’est-il pas un peu fantastique dans la Hague, région aux multiples légendes et aux paysages surréalistes- ils découvrent, dans le hameau La Roche, la maison idéale et … à vendre.
Reste ensuite à la bichonner, cette maison qui devient comme une amante que l’on se doit de combler. Ici réside le charme de l’écriture de Didier Decoin : donner une âme aux choses inertes. Sous sa plume, la maison prend des allures de grand corps auquel il faut redonner une santé avant de le parer. Chaque pièce, chaque parcelle de terrain à son importance ; tout comme l’environnement. La maison de la Hague est un microcosme à l’équilibre vaillant, résistant aux tempêtes les plus violentes, mais qui nécessite tous les égards. Un havre de paix, ça se cultive.
Cette maison qui sent la figue, dont le jardin est  une reproduction en miniature du paysage de la Hague – avec ces murets de pierre caractéristiques-, qui est traversée par les lumières des phares et bercée par les vents, est certainement le lieu idéal pour travailler et s’inspirer. Les paysages ont quelque chose de magique dans leurs contrastes, le ciel prend des éclats de palette et de peinture à l’huile, la mer côtoie la terre en une harmonie digne des plus grands tableaux. On ne peut que se sentir artiste dans ce lieu où les herbes de la lande, les fleurs des bruyères, et les bleus du ciel et de la mer se marient si bien, où le vent qui souffle nous traverse, où les pierres dissimulent une histoire. Tout semble parler à l’âme, à qui tend l’oreille, à qui ouvre les yeux.
Plus que l’autobiographie en creux d’un écrivain, plus que le récit d’une recherche et d’une rencontre amoureuse entre une maison et ses habitants, ce roman, lu d’une traite, est pour moi le roman de la reconnaissance.
Je ne sais si je le conseillerais à ceux qui ne connaissent pas la Hague. Allez-y d’abord ; lisez ensuite. Ou inversement peut-être…

Quoi qu’il en soit, en passant au hameau La Roche, je penserai à ce livre, à cet auteur. A cet Académicien aussi, que j’imaginais déjà en train de lire ces piles de livre, ces futurs Goncourt, dans une chaise longue, sous un palmier. Grâce à ce livre, je vois les piles, la véranda, la pièce de travail avec vue sur la mer, la petite palmeraie et les figuiers de la façade. Et peut-être qu’un jour, mes yeux, vraiment, verront. Alors, une autre image se superposant à celles que j’ai déjà formées, le tableau de la petite maison de la Hague sera terminé. Mais un paysage de la Hague peut-il être achevé ? Il me semble bien plutôt que, tels les séries impressionnistes, ils sont des instants fugaces que l’on saisit sans jamais les revoir… et sûrement que jamais, moi non plus, je ne pourrai terminer le tableau!

Mercredi 8 septembre 2010 à 23:52

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/rosescreditnylon.jpgRoses à crédit, Elsa Triolet
Notre histoire commence à l’âge de pierre ; ceci n’est pas un abus de langage de ma part, même si elle se situe au milieu XXème siècle. En effet, la cabane où vivent Martine et sa famille, après la guerre, n’a rien à envier aux habitations des hommes de la préhistoire. Sordide, sale, répugnante ;  les enfants et les rats pataugeant dans la même gamelle ; des draps froids, jamais changés ; et j’en passe… Martine en fait des syncopes de toute cette saleté, elle qui rêve de jolies toilettes et d’ongles manucurés. Mais un beau jour, Mam’ Donzert, la coiffeuse du coin, l’emmène avec elle et sa fille Cécile à Paris. Paris, la capitale de la beauté, du confort, de la propreté. Paris, en ces années glorieuses, patrie du plastique et du cosy-corner. Le lieu idéal pour Martine, cette jeune fille au physique de mannequin, à laquelle tout va. Parce que « Tout lui va à Martine ». Devenue manucure dans un salon huppé, elle n’a plus rien à voir avec Martine-perdue-dans-les-bois, comme on l’appelait là-bas. Et puis à Paris, elle a retrouvé Daniel. Ce garçon qu’elle a toujours aimé, sans qu’il le sache, sans qu’il la voie. Elle n’attendait que lui, et il est venu. Ils se sont croisés dans les rues parisiennes ; ce fut le début d’une passion. Comme Martine aimait Daniel ; comme Martine était belle ! Belle comme les roses que le jeune homme affectionne tant. Il a d’ailleurs une ambition : créer scientifiquement un hybride de rose, qui ait la fragrance d’une rose ancienne, et l’aspect d’une rose moderne. Mais Martine n’aime pas les roses. Elle n’aime que le nylon, le plastique, le rotin et les machines à laver. Elle n’a pas d’argent, mais elle achète tout à crédit. C’est bien le crédit, on peut acheter ce qu’on veut même quand on n’a pas d’argent… Mais un beau jour, les excès aussi, ça réserve des surprises… ! Tel un collant en nylon brillant dont une maille se brise, la belle vie impeccable de Martine va commencer à se filer. Les mailles s’effilochent une à une ; l’image sur papier glacé se ternit. Martine devient plus pauvre et plus laide que sa mère, elle qui avait tout, la beauté, le confort, le bonheur – pour un temps. Sa mère, elle, vivait dans une cabane sordide ;  mais elle, toute sa vie a été comblée par l’amour des hommes. Alors que pour Martine, même les roses de Daniel étaient comme à crédit...
Une pie noire qui devient, pour un temps, une jolie hirondelle s’envolant vers la tour Eiffel, avant de tomber à ses pieds et de redevenir noire. Une pie attirée par tout ce qui brille. Voilà ce qu’est Martine, sa personne, sa vie.
[…]elle préférait le confort à ses bras. Dans le noir, Daniel se fâchait, vexé et triste… L’absence d’une salle de bains à la ferme décidait de leur vie commune. Elle était tout de même un peu folle, Martine. Se tuer de travail pour acheter un ensemble-cosy. Daniel avait beau être distrait, cet ensemble-là l’avait étonné plus que s’il avait trouvé dans l’appartement de Martine un de ces singes au derrière nu, comment les appelez-vous déjà ?
C’est avec un regard tendre et un peu moqueur que l’auteur nous fait la chronique de la vie de ce jeune couple des années 50, touché par la frénésie de la consommation. Les roses et le plastique, Nature et Culture, science et société de consommation ; tout oppose Daniel et Martine. Elsa Triolet n’est pas tendre avec cette jeune femme qui a connu la misère et qui n’aspirait qu’à une vie plus propre, plus aseptisée. L’exode rural dans tous ses excès ; un être sorti de son milieu et s’ébrouant parmi les démons du marketing. Une femme des cavernes devenant une Bourgeoise. Bourgeoise, avec toutes les acceptions péjoratives que peut revêtir le terme. Pauvre Martine… celle des livres illustrés de l’époque avait probablement plus de chance qu’elle…
Avec ce roman réaliste et pourtant poétique, Elsa Triolet met en scène une Emma Bovary moderne, en quête d’un bonheur qui s’avère illusoire. Pathétique mais touchant, ce roman, en plus de son caractère réaliste, a quelque chose du conte fantastique et merveilleux, et propose des récits enchâssés inspirés de contes pour enfants. Un livre comme un bonbon au papier coloré, une pomme d’amour recouverte de sucre Candy, mais que la société semble pourrir. Le ver était-il pourtant dans le fruit ?
Un roman fort sympathique, qui n’est pas sans rappeler, par certains côté, les livres de la Bibliothèque Rose, mais dont le thème et la morale sont des plus sérieux et engagés. Il s’agit pour Elsa Triolet de dénoncer la société de l’après-guerre. Par ailleurs, ce roman m’a permis de découvrir le style étonnement limpide de l’Elsa d’Aragon, cette femme russe maîtrisant si bien la belle langue de son époux. Un bonbon, vous dis-je…

J'oubliais de dire que Roses à Crédit était le premier volet d'un cycle intitulé L'Age de Nylon. Lesdeux autres romans, qui peuvent être lus séparément, s'intitulent L'Ame et Luna Park. Je voulais également ajouter que je n'ai pas réussi à trouver sur internet l'image de la couverture qui était celle de mon édition. Dommage, car elle avait un petit quelque chose de ces images de filles de couverture de magazines pour adolescentes des années 50-60. Une couverture comme une histoire dissimulant cette vérité bien dure que la couverture de l'édition la plus récente dévoile par la figure de l'icône brisée, ou de la rose piétinée...

De Mignonne allons voir si la rose... à Une charogne, il n'y a qu'un pas!

Samedi 11 septembre 2010 à 12:33

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/immoraliste.jpgL’immoraliste, André Gide

D'emblée je l'annonce : ce billet va être teinté de petites phrases, destinées à ceux qui veulent approfondir les choses. Pour le reste, j'ai essayé de faire en sorte que mon ton n'en pâtisse pas...!

Gide l’annonce dès la préface : il ne prend pas parti pour ou contre son héros. Il ne s’agit pas pour lui de faire l’apologie de quoi que ce fut, encore moins acte d’accusation. Il se contente d’offrir au lecteur un texte qui, il l’espère, avance des idées très pressantes et d’intérêt très général ; si ça n’était pas le cas, la faute en serait à l’auteur. Le problème qu’il soulève dans ce récit (Gide y tient, ce n’est pas un roman, mais un récit ! Tout comme Isabelle et La Porte-Etroite, dont l’Immoraliste pourrait être le pendant opposé, quoi que cela demande réflexion…), problème qui n’est est pas véritablement un puisqu’en art il n’y a pas de problème dont l’œuvre d’art ne soit la suffisante solution, est celui de l’individualisme et de la singularité de l’être humain se positionnant par rapport aux autres hommes. Pour mieux comprendre cela, cela va de soi, résumé :
L’ensemble du texte est constitué du récit que le narrateur, Michel, fait à ses amis qu’il n’a pas vu depuis trois ans. Dans la nuit du désert, l’azur disparu, il leur conte l’histoire de sa vie depuis son mariage… (nb : l’ensemble de ce récit est en fait rapporté dans une lettre qu’un des amis de Michel écrit à son frère, le Président du Conseil).
Michel est orphelin de mère (ahahah grand problématique du Roman en général, cela nous met la puce à l’oreille : attention, Gide réfléchit sur le genre roman, d’ailleurs en perte de vitesse à l’époque où il publie l’Immoraliste, en 1902, suite à l’émergence du naturalisme et de la sociologie). Puritain, élevé par son père dans le culte protestant et la passion de l’Histoire, il mène une vie sans heurts jusqu’ à ses vingt-cinq ans. Alors que son père lui aussi s’apprête à passer dans l’autre monde, il épouse, pour lui rendre sa fin plus heureuse, une jeune fille qu’il n’aime ni ne désire : Marceline. Au cours de leur voyage de noces en Orient (ahah grand motif romantique que le voyage en Orient ! cf Nerval, Chateaubriand,etc…), Michel tombe malade. La tuberculose. Cette maladie qui tache les mouchoirs, et détruit l’être… Marceline, qui semble aimer son époux en dépit du fait que celui-ci ne le lui rende pas, promet de le soigner. Elle s’occupe de lui, le cajole, le nourrit, et surtout, prie. Michel, quant à lui, se promet de guérir sans l’aide de Dieu. Et il guérit, peu à peu ! Cette guérison lui donne un goût pour la vie que jamais auparavant il n’avait eu. Il se sent vivant. La compagnie des jeunes garçons est comme pour lui un élixir de vie. Il semble qu’à leurs côtés, il renaisse au monde. Par ailleurs, il se prend d’affection pour l’un d’eux, qu’il surprend en train de voler une paire de ciseaux. A partir de ce moment, Michel affirme son inclinaison pour les êtres marginaux et, comme lui, immoraux. Il prend peu à peu de la distance par rapport à son ancienne vie. Loin de désirer renouer avec le passé –les ruines, qu’il aimait tant, ne l’intéressent plus- il se tourne avec avidité vers le présent, les populations locales, les jardins (locus amoenus) et les beaux garçons (homosexualité et pédophilie pointent le bout de leur nez…ou bien est-ce une volonté de renouer avec la pastorale et les églogues virgiliennes…). (NB : tout l’inverse Chateaubriand, qui ne s’intéressait pas aux populations locales, préférant écouter son cœur et jouir de la mélancolie que la contemplation des ruines éveillaient en lui). Il se rase, se baigne dans une fontaine : un véritable renouveau, un nouveau baptême, impie celui-là.  Enfin, las de cette vie orientale, il retourne avec sa femme dans leur propriété de Normandie. Là-bas, il se prend d’affection pour un jeune homme de dix-sept ans. Aux côtés de ces garçons, de plus en plus vieux, son « nouvel être » grandit. D’enfant, son nouveau « moi » devient adolescent, puis adulte. Lui, dont la santé était si fragile, en vient à ne presque plus dormir, passant ses nuits à courir dans les rues avec un ami marginal et cynique, alors que sa femme, la robuste Marceline, est en train de mourir de la tuberculose. Il s’attache à prendre soin d’elle, mais on peut se demander s’il ne souhaiterait pas sa mort…
Son goût pour les marginaux, pour les individus sans foi ni loi, s’exacerbe :
J’en venais à ne goûter plus en autrui que les manifestations les plus sauvages, à déplorer qu’une contrainte quelconque les réprimât. Pour un peu je n’eusse vu dans l’honnêteté que restrictions, conventions ou peur. Il m’aurait plu de la chérir comme une difficulté rare ; nos mœurs en avaient fait la forme mutuelle et banale d’un contrat. En Suisse elle fait partie du confort.
Ceci m’amène à me poser une question : ne peut-on, comme Michel, penser que toute cette morale, ces règles, ces mœurs, ne sont qu’hypocrisie ? L’immoralisme ne serait-il pas ici gage de sincérité ? Ceci permet de voir combien Gide ne prend parti ni pour l’un ni pour l’autre. Ces questions que son texte soulève sont ce qui font de lui un grand texte. L’écrivain n’aura pas échoué dans sa tache !
Par ailleurs, une autre chose m’a frappée : bien que le titre semble programmatif (thématique dirons-nous…) la morale ne semble pas totalement absente de ce récit (d’abord parce qu’on peut tirer des leçons de ce texte, du moins des questions, car en aucun cas il ne s’agit d’un récit à vertu didactique ! je n’ai cherché de rien prouver, mais de bien peindre et d’éclairer ma peinture.) Mais il s’agirait plutôt pour moi d’une morale poétique, une manière de voir la vie, des phrases qui parlent à l’âme…comme celle-ci :
Mais je crois qu’il est un point de l’amour, unique, et que l’âme plus tard, ah ! cherche en vain à dépasser ; que l’effort qu’elle fait pour ressusciter son bonheur, l’use ; que rien n’empêche le bonheur comme le souvenir du bonheur. Hélas ! Je me souviens de cette nuit…
Gide prend ici le contre-pied de l’idéal romantique : ce ne sont plus les ruines qui font naître en lui la mélancolie, ce ne sont pas les vieille pierres antiques d’un temps révolu, mais les souvenirs de sa propre vie, ce passé qu’il cherche dans le présent. Gide se positionne ainsi dans une réflexion sur l’homme, le bonheur, la vie.
Les derniers mots de Michel sont déchirants. Alors que sa femme est morte, qu’il est libéré de toute contrainte, libre de poursuivre cette renaissance suite à la maladie – du sang de ses poumons est né un nouvel être- il ne sait plus que faire :
Ce qui m’effraie c’est, je l’avoue, que je suis encore très jeune. Il me semble parfois que ma vraie vie n’a pas encore commencé. Arrachez-moi d’ici à présent, et donnez-moi des raisons d’être. Moi je ne sais plus en trouver. Je me suis délivré, c’est possible ; mais qu’importe. Je souffre de cette liberté sans emploi.
Ici, un article très éclairantsur ce récit qui, je dois dire, est assez prenant, et que j’ai lu d’une traite !
PS : Qu’on me pardonne ce billet un peu trop académique à mon goût, mais j’ai de bonnes raisons de l’avoir rédigé ainsi.
 

Lundi 27 septembre 2010 à 19:49

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/anneeeveil.jpgL'année de l'éveil, Charles Juliet

Ouahou. Je viens de terminer L’Année de L’Eveil , de Charles Juliet. Et je ne peux rien dire d’autre que wahou. Je crois que je suis ébranlée. Ebranlée par ce récit au présent, à la première personne. L’histoire d’un gamin de treize ou quatorze ans, d’un enfant de troupe, dans une caserne à Aix-en-Provence.
Une autobiographie comme on en voit peu. Rien sur la naissance, l’origine. Rien ou presque sur l’enfance. Ces biographèmes (épisodes que l'on retrouve de manière récurente dans les autobiographies) sont inexistants dans cette œuvre de Charles Juliet, qu’il publie avant Lambeaux. Mais il y en a d'autres.
 Que raconte-t-il alors ?
Cette deuxième année de caserne à Aix fut l’année de l’éveil. Eveil à l’amour, à la passion, aux grandes questions de l’existence ; mais aussi à la violence et à l’injustice. Ce passage de l’enfance à l’adolescence se fait dans la douleur. C’est cette violence et cette douleur permanentes, qui suintent entre les pages, entre les mots, qui rendent la lecture éprouvante. Ce n’est d’ailleurs en aucun cas le style. Un style épuré, simple, presque enfantin. Des mots originels, presque naïfs. Les épisodes sont narrés en synchronie, avec le personnage, celui qui dit « je ». On sait qu’il s’agit de Charles Juliet enfant. Mais les faits sont racontés de telle manière qu’on croirait à une fiction. Jamais l’auteur ne se montre ; jamais l’auteur n’analyse. Toujours il nous livre ce qui s’est passé, à ce moment là, et ce que l’enfant qu’il été a pensé.
En aucun cas ce qu’il a dit. Il y a peu de paroles rapportées dans ce livre. Ce livre est douloureux comme une bouche qui s’ouvre, non sans peine, après un long mutisme. Les lèvres scellées sont ankylosées, brûlantes, minéralisées. Chaque mot est une douleur.
Enfant, il ne parlait que peu. Quand il fait la connaissance de la femme du chef, celle qui va l’aimer, lui apprendre l’amour, il ne sait que lui dire ; et jamais il ne saura quoi lui dire. Pourtant, dans l’enthousiasme de cette rencontre, les mots lui viennent, avide qu’il est de raconter.
En revivant cette journée avec des mots, je remarque que mes émotions sont plus intenses que lorsque je les ai éprouvées pour la première fois. Je goûte maintenant une joie des plus vives, et c’est sans doute pourquoi je leur parle de la femme du chef avec un tel enthousiasme.
 Avec elle, il découvre l’amour, mais aussi les lettres ; les mots qui disent l’amour.
En fin d’étude, je les laisse tous descendre, et lorsque je me retrouve seul, je parcours en toute hâte ces lignes qui tremblent sous mes yeux. Mais je suis comme ivre, et je ne comprends rien à ce que je lis. Cependant les mots retentissent en moi, et je réalise soudain que je tiens une lettre d’amour dans mes mains. Et cette lettre, on me l’a donnée. C’est pour moi que ces mots d’amour ont été écrits.
Mais que faire de ces feuillets ? […]
Les feuillets que je tiens enfouis dans ma poche, je les porte à ma bouche. Me mets à les mâcher et les avaler. Pour n’avoir pas à me séparer de ce qui m’est venu d’elle. Pour la sentir vivre en moi. Pour faire passer ses mots dans mon sang.
Si les mots ne viennent pas de lui, ils entrent en lui.
En classe, il étudie, mais reste muet quand il s’agit de réaliser un exposé devant les autres. Face aux anciens ou à ses supérieurs, les mots lui échappent. A cause d’eux, il subit les pires punitions, les pires humiliations. Ajoutons à cela le froid, la faim, la pénibilité des contraintes. Il a peur de devenir un voyou ; il a besoin de la voir pour qu’elle lui dise qu’il n’en est pas un. Cette passion de la boxe qui l’a rapproché du chef, bientôt il la détestera autant que lui. Cette bêtise, cette révolte qui est la sienne, il va s’en débarrasser, comme il se débarrasse de la crasse qui macule sa tenue lorsqu’il est de corvée de latrines.
Mis à part tous les détails de la vie en caserne, de ses difficultés, de l’oppression et des sévices, ce livre exprime la douleur des mots, de leur mauvais usage, de leur quête dans un monde qui est l’opposé de la littérature. Les mots qui brûlent les lèvres, les mains, les pides, les jambes, tout le corps qui brûle à cause des mots, parce qu'on a été puni à cause d'eux, parce qu'on a été insolent. Ces mots douloureux, il les grave dans le bois de sa paillasse alors qu’il est au trou pour avoir trop parlé…Et ce, plusieurs dizaines d’années avant de pouvoir les coucher sur le papier.
Mais avant de s’exprimer à la face du monde, bien avant de vouloir nous parler, c’est à elle qu’il veut clamer son amour, son désir, à elle qu’il veut dire ce qu’il ressent.
Sans répit je pense à elle. Ces mots que je voudrais un jour lui murmurer, ils me viennent en abondance, et dans le noir, avec mon index, je lui écris sur le mur des lettres ardentes et désespérées.
L’écriture est mutique, la parole presque autant. Mais tout finit par s’épancher, parfois quand il ne le faut pas, sinon, quand la nécessité s’en fait sentir. Charles Juliet a mis des années avant de pouvoir écrire ; avant d’oser écrire. C’est ce qu’il m’intéresse de comprendre, et j’ai le sentiment que ce livre est l’une des clés.
 

Mercredi 10 novembre 2010 à 10:45

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/juliet.jpgLambeaux, Charles Juliet
Des morceaux de tissus en charpie ; un déchirement originel, un cri. Un lapsus : A trois mois, après mon suicide… Avec cet ouvrage, Charles Juliet plonge dans les abysses de ses origines, plonge dans la mine des mots à la conquête de ce qu’il est.
Toutefois, ce récit n’est pas authentiquement autobiographique. Certes l’auteur écrit pour se trouver ; mais ce qui motive l’écriture, c’est la reconstruction. Déchiré qu’il est, le texte, même s’il est parcellaire (esthétique du fragment!), lui aussi en lambeaux, permet de tisser quelque chose de neuf. Puisque tu ne t’aimes pas, il t’appartient de te transformer, de te recréer.
Cette reconquête de soi n’est pas sans exigences. Il s’agit pour lui de reconquérir cette part de lui-même qu’on lui a déchirée à trois mois, quand on l’a séparé de sa mère. Il est comme coupé en deux. Alors rien ne convenait mieux à cette recomposition de soi qu’un récit en deux parties : l’histoire de sa mère, ensuite la sienne.
Tout est bref, fragmentaire, silencieux et sacré. On ne sait rien de trop. Dans une économie pudique, dans une volonté de sacralité et d’exactitude du mot, Charles Juliet nous raconte, se raconte; il lui raconte ce qu’elle été,  il se raconte ce qui fait qu’il est. L’originalité de ce texte, c’est l’usage de cette deuxième personne du singulier. Etonnante, un peu oppressante au début. Il y a quelque chose d’envoûtant. Il s’adresse à sa mère, puis à lui-même, avec l’usage du vocatif. Il s’adresse aussi, beaucoup finalement, à nous. Nous lecteurs, avec qui il installe une intimité des plus grandes. Ce « tu » qu’il emploie rend cette irruption sans détours dans le passé de l’auteur et de sa mère brutale et émouvante. Elle nous atteint au plus profond de ce que nous sommes.
Même si notre vie n’a rien à voir avec la sienne, cette deuxième personne nous engage malgré nous. C’est à nous qu’il s’adresse, autant qu’à lui-même. 
Prêter à autrui les mots dont il a besoin pour avoir accès à lui-même et formuler éventuellement ce qu'il vit.
Il rend sa démarche universelle, sans pour autant avoir recours aux poncifs autobiographiques. Il y a quelque chose du « Tu ne tueras point » biblique, sans la dimension angoissante. Charles Juliet nous fait assister à ce face à face avec lui-même, sans que nous soyons concernés par ce dégoût et cette incompréhension qu’il s’inspire. Bref, une énonciation des plus particulières, qui rend le passé présent, et renforce la confiance entre l’auteur et le lecteur, dans un pacte autobiographique inexprimé.
Sa mère, cette femme qui a du renoncer aux études, qui a fondé une famille, pour finir dans un asile. A cause de lui. Le petit dernier. L’enfant de trop ; celui qui deviendra l’enfant de troupe de L’Année de l’éveil. Une femme déchirée elle aussi, à laquelle on a arraché l’amour. Cette femme qui, comme lui sur le bois, écrira sa souffrance sur les murs. Mais qui jettera ses cahiers dans l’eau ; au feu ; à la boue.
Deux faces d’une même médaille. Elle est l’ainée ; il est le petit dernier. Une boucle qui cherche son aboutissement… Lui aussi a un secret ; l’amour qu’il partage avec cette femme, la femme du colonel. Et puis ce besoin impérieux d’écrire. Toujours des questions qui tournent dans sa tête, tous ces mots qu’il rencontre et qu’elle ne pouvait voir. Pour elle, une existence aliénée. Pour lui, une liberté dont il craint de se saisir. Un mutisme s’impose à lui. Il ne sait pas comment dire les choses. Il peut rester des heures à sa table de travail, sans rien écrire. Parce qu’il a voué sa vie à l’écriture ; mais que les mots sont douloureux ! Il faut aller les chercher loin, profond. Et quand on les ramène, ils sont gris, mornes, insuffisants. De plus, pour lui qui au début ne connaissait rien, il a fallu creuser la terre, préparer les sillons, ensemencer. Grappiller les graines aussi. Il n’avait jamais rien lu, jamais rien connu de l’art et de la littérature. Le peu qu’il en avait appris à la caserne n’était pas suffisant. Il avait soif ; alors il s’abreuva…
Tu veux écrire. Tu veux écrire mais tu ignores tout ce que en quoi consiste l’écriture. De surcroît, tu n’as strictement aucune culture. Lorsque tu en prends conscience, tu es accablé et tu comprends que pendant des années, tu vas devoir faire des gammes et dévorer des centaines, peut-être des milliers de livres.
Un ton prophétique (terme imporpre il est vrai, puisqu'on parle du passé...), étrange mais efficace.  
Ce récit est aussi et surtout un tableau à l’eau forte du travail de l’écrivain. Presque une vanité. Ecrire, c’est souffrir ; rester des heures à la recherche d’un mot. La dure vie d’écrivain passée au scalpel. De ce métadiscours, de cette genèse douloureuse de l’œuvre, Charles Juliet ne nous cache rien. Après des heures de travail, parfois infructueux, son corps, son esprit sont en charpies. De ces charpies, de ces lambeaux d’être qui lui restent, il va constituer un texte ; une œuvre. Les tisser ensemble, par l’usage du mot juste, pour qu’à travers les blancs, on puisse recréer l’histoire.
Un texte dans lequel on est embarqué presque malgré soi. Un texte qui fait comprendre la douleur de vivre, la douleur d’écrire, mais finalement, plus que tout, ce que la littérature et les mots ont de salvateur.  

Pour continuer, un magnifique entretien avec Charles Juliet...
 

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