Fort comme la mort, Maupassant
Le jour tombait dans le vaste atelier par la baie ouverte du plafond. C’était un grand carré de lumière éclatante et bleue, un trou clair sur un infini lointain d’azur, où passaient, rapides, des vols d’oiseaux.
Mais à peine entrée dans la haute pièce sévère et drapée, la clarté joyeuse du ciel s’atténuait, devenait douce, s’endormait sur les étoffes, allait mourir dans les portières, éclairait à peine les coins sombres où, seuls, les cadres d’or s’allumaient comme des feux. La paix et le sommeil semblaient emprisonnés là-dedans, la paix des maisons d’artistes où l’âme humaine a travaillé. En ces murs où la pensée habite, où la pensée s’agite, s’épuise en des efforts violents, il semble que tout soit las, accablé, dès qu’elle s’apaise.
Ainsi commence ce roman de Maupassant, plus connu pour ses nouvelles, et qui réussit avec brio à nous tenir en haleine tout au long de cette œuvre relativement courte (250 pages). Mais ce texte se distingue de la nouvelle en ce que l’auteur nous offre de nombreuses descriptions de l’âme humaine et des sentiments de ses personnages. Tout est énormément développé, mais sans trop de longueurs. L’incipit est un exemple de ces pages brillantes qui jalonnent le roman.
La frontière entre nouvelle et roman est selon moi sensible. L’intrigue est relativement simple : Olivier Bertin, peintre à la renommée déjà bien affirmée, s’éprend d’une femme rencontrée lors d’un dîner mondain : la comtesse de Guilleroy. Il lui propose de faire son portrait, et peu à peu ils s’éprennent l’un de l’autre. La comtesse déploie alors tous ses atouts pour continuer, pendant douze ans, à plaire à son amant. Ils filent une romance secrète sans heurts pendant quelques années, jusqu’au jour où la fille de la comtesse, Annette, revient à Paris après avoir séjourné auprès de sa grand-mère à la campagne. Annette, c’est Anne en miniature, une magnifique jeune fille en devenir, fraîche, vive et belle. On imagine sans peine ce qui se passe alors dans le cœur du peintre quinquagénaire quand il rencontre cette jeune fille, réincarnation de sa maîtresse.
Elle s’appuya sur le bras d’Olivier et ils rentrèrent, marchant ainsi, lui entre elles, sous les arbres noirs. Ils ne parlaient plus. Il avançait, possédé par elles, pénétré par une sorte de fluide féminin dont leur contact l’inondait. Il ne cherchait pas à les voir, puisqu’il les avait contre lui, et même il fermait les yeux pour mieux les sentir. Elles le guidaient, le conduisaient, et il allait devant lui, épris d’elles, de celle de gauche comme de celle de droite, sans savoir laquelle était à gauche, laquelle était à droite, laquelle était la mère, laquelle était la fille.
Any, la comtesse, tremble alors qu’elle sent l’amour grandir dans le cœur d’Olivier. Elle ne cesse de se regarder dans le miroir pour observer le passage du temps sur son visage, alors qu’à côté d’elle, sa fille ne cesse d’embellir. Est né un amour fort comme la mort. Olivier est nerveux, jaloux, malheureux. Il ne peut s’empêcher de voir en Annette, alors qu’elle porte la toilette noire du deuil, le portrait de la comtesse réalisé dix ans plus tôt. La force de cet amour né de la confusion est sans mesure et la souffrance sans remède. Il est condamné à aimer. Seule la mort pourrait mettre un terme aux douleurs de son cœur. Mais quelle mort ? Celle de la comtesse, qui permettrait à Olivier de réaliser sa passion pour Annette ? L’être aimé surmontant en quelque sorte l’obstacle de la mort en laissant son double sur terre, et offrant ainsi à Olivier la possibilité de revivre une seconde jeunesse auprès de son seul mais double amour ? S’eût pu être une bonne histoire, un peu fantastique… Mais voyez plutôt ce que ce professionnel de la chute nous réserve…
Avec sa plume lucide et sensible, Maupassant nous délecte de ce drame d’amour, de ce drame des passions, mais aussi de scènes de la vie publique et artistique de l’époque. L’analyse est juste et directe. Le personnage d’Olivier est étonnant : un artiste à l’automne de sa gloire, toujours célibataire, et qui connaît tout de même les caprices de la passion. On est davantage habitué aux histoires d’idylles naissant entre deux jeunes gens, rarement entre un presque vieillard et une jeune fille de dix-huit ans. Mais Annette, de toute manière, n’aime Olivier que comme un bel-ami, qu’il n’est pas… (C’est une réflexion sur le passage du temps et le vieillissement que nous propose ici l’auteur…)
Un sympathique roman, dont la fin m’a cependant un peu déçue ; en outre, Maupassant prend le temps de poser son intrigue, et les cent premières pages sont un peu frustrantes. Il ne s’épanche pas sur le récit de l’idylle entre le peintre et la comtesse, et laisse le temps à la passion de Bertin pour Annette de s’installer, à mots couverts, tout doucement, sentiment né de la confusion et du refus de voir le passage du temps. C’est comme si le texte mimait cette avancée subtile de la passion lorsqu’elle s’immisce dans le cœur de l’homme. Mais aussi beau que cela soit, on attend que quelque chose se passe… Heureusement tout s’accélère à partir de la deuxième partie, et la suite se lit très rapidement. Ces lenteurs narratives et les brusques accélérations de l’intrigue font selon moi de ce roman un genre un peu hybride, entre le roman et la nouvelle.
Les personnages d’Olivier et de la comtesse sont très développés, le romancier nous donnant même accès à leur intériorité. Mais beaucoup d’autres personnages ne sont que des esquisses, comme le conte de Guilleroy, qui n’a rien du mari jaloux de Vaudeville, et qui semble aveugle à tout. De même, le marquis, futur mari d’Annette, est sans substance. Cette dernière ne semble par ailleurs exister dans le texte que comme ce qu’elle est, un reflet de sa mère, pâle reflet pour le lecteur, étincelant aux yeux du peintre, puisque symbole de cette jeunesse perdue pour lui.
En résumé, un roman agréable, simple mais si bien écrit… Du Maupassant ! Toutefois, on pourrait reprocher à certains passages d’être comme inachevés, à d’autres de ne pas être assez développés, alors que certains flirtent avec le trop… Un esquisse de pleins et de déliés, qui laisse finalement libre court à l’imaginaire du lecteur.
(toute petite image, mais j'essaie toujours de mettre la couverture du roman tel que je l'ai lu, et là, c'était une vieille édition...)