Le Monde dans les Livres

Jeudi 11 novembre 2010 à 22:48

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lacarteetleterritoire.jpgLa carte et le territoire, Michel Houellebecq
Les œuvres d’art naissent d’une intuition. C’est ce qu’affirme le premier artiste de cet œuvre, Jed Martin. C’est peut-être, probablement, ce que ressent aussi un Michel Houellebcq devant sa table d’écriture. C’est en tout cas un peu ça, cet appel, que j’ai ressenti aujourd’hui, journée où j’ai lu, d’un trait, La carte et le territoire (non non, je ne suis pas mégalo!). Je devais le lire pour en parler ici. Et c’est ce que je vais m’efforcer de faire, sans spoiler, si possible…
Jed Martin est un artiste dont la cotte monte en flèche. Après avoir débuté dans la photographie d’objets industriels, il lui vient l’idée lumineuse de photographier des cartes Michelin. Et là, c’est la consécration. Il rencontre tout à la fois la notoriété, une femme (magnifique, logique), l’argent, le showbiss, les galeries, le grand Paris –plus ou moins-artistique. Et puis Michel Houellebecq. Il a besoin de lui pour écrire la plaquette de son expo. Bizarre ce type tout de même ; très bizarre… Il adore la charcuterie, et vit reclus en Irlande, sans voir personne. Nous sommes en 2030, quelque chose du genre. Houellebecq vieillit. Jed Martin, lui, est au sommet, mais plane encore… Il ne se rend pas trop compte de ce qui lui arrive. Il crée, et puis voilà. Ils sont un peu semblables tous les deux finalement…
Cet artiste que Houellebecq (le vrai !) met en scène dans son roman, c’est peut-être finalement un peu lui-même. Un artiste qui commence par vouloir voir ce qu’il y a au-delà des choses, au-delà de ce que l’œil voit, ce qui fait l’architecture du territoire français. La carte importe plus que le territoire. Et cet auteur, Houellebcq, qui quand même a eu le prix Goncourt, et bien que nous montre-t-il ? Peut-être ce qui se cache derrière l’image de la France, les routes sous-terraines de ce qui fait rouler les wagons du pays. L’argent, l’alcool, mais surtout les magouilles. La modernité en somme. Et comment faire entrer la modernité dans un roman ? En juxtaposant. Il fait des collages Houellebecq. Des tas de digressions, sur des sujets souvent très hétéroclites. Il paraît même qu’il aurait plagié Wikipédia… Enfin bref, le monde est entré dans le roman. Et puis pas n’importe(s) quel(s) monde(s) : celui de l’art, d’abord, et puis la France profonde, le terroir, avec à côté le showbiss (les deux se conciliant en la personne de Jean-Pierre Pernault, qui nous invite à un réveillon chez lui, ahlàlà c’est sympa la vie d’artiste quand même !), et puis le crime, la mort, enfin…
Ça brille la vie d’artiste, on rencontre des jolies femmes et tout, mais à côté de ça, il y a la vie, la vraie, avec les ruptures, les parents malades (le père de Jed, en l’occurrence), la mort, le sexe (pas trop ici d’ailleurs…)
Un jour, Jed abandonne la photo et les cartes. Il va peindre. Peindre les gens et leurs métiers. Il s’intéresse à l’humain, après s’être intéressé à son milieu de vie, à son territoire. Son travail est davantage celui d’un ethnologue que d’un commentateur politique. N’est-ce pas ce que fait Houellebecq ? Dans ce roman, qu’on (la critique comme la doxa) trouve différent des autres (je ne peux trop me prononcer là-dessus, n’ayant lu pour l’instant que les Particules Elémentaires), l’auteur fait preuve d’humanité. Il est moins cynique, plus empathique. Ce roman est presque tragique. On suit le héros dans une longue déchéance, dont toutefois il ne semble pas souffrir. On pénètre dans les lieux de demain, peut-être aussi d’aujourd’hui, des lieux glauques souvent. La vie moderne, avec eros et thanatos, comme toujours.
 
Et Houellebecq qui fait mourir Houellebecq ! ça c’est étonnant ! Une troisième partie est entièrement consacrée à relater sa disparition (les fameux italiques, ironiques ?), une partie aux accents policiers d’ailleurs. C’est ce qui m’a frappée dans ce roman : le foisonnement. Logique me direz-vous, c’est un roman. Oui, mais quand même. Là, c’est assez énorme. Des juxtapositions on l’a dit, mais aussi une brève histoire d’amour (sans trop de sexe, ça reste en coulisses pour une fois), des digressions quasi balzaciennes, un héros quasi balzacien mais sans beaucoup d’énergie (Lucien de Rubempré, ou presque) – un héros qui finit par dialoguer avec son chauffe-eau, c’est pas si terrible que ça… , une épopée artistique, et puis une énigme quasi policière. Avec un prologue et un épilogue. Le tout dans une langue irréprochable, tantôt soutenue, phrases longues un peu charnues, tantôt cool et presque prosaïques, à la limite du discours indirect libre. Une langue et un contenu érudit aussi, qui mêlent littérature classique, nostalgies historiques, et célébrités du PAF. Une réflexion sur l’art qui côtoie le vin (de champagne avec ses paillettes, ou rouge, Chardonnais) et le saucisson. La modernité incarnée. Est-ce pour cela qu’il a obtenu le prix Goncourt ? Parce que le monde est entré dans son livre ? peut-être… En tout cas une chose est sûre : on est happé, et on n’en sort pas. Jusqu’à la fin, un peu pathétique quand même. Bref, au Goncourt ils n’ont pas tord : un grand roman !

Mais est-ce que j'ai aimé? Je l'ai lu très vite, ça c'est certain. Après j'ai préféré certains passages à d'autres, et ai été surprise, souvent dans le bon sens. Donc oui, j'ai aimé, pas adoré, mais apprécié, surtout qu'
esthétiquement, c'est assez extraordinaire!
 

Samedi 13 novembre 2010 à 12:02

Bon alors, une fois n'est pas coutume, je vais parler d'autre chose que des livres. Mais de quoi puis-je parler mis à part des livres? Je suis un peu butée dans mon genre... mais là je me suis dit que ce serait intéressant. Je vais parler de ceux qui font les livres; les auteurs.
Il s'agit de lister les quinze auteurs que l'on préfère (ça s'appelle le tag des quinze auteurs, ça me fait penser au club des quinze (enfin des cinq...!)). Le but serait de recenser les auteurs préférés de la biblioblogosphère (j'invente le mot, je ne sais pas si c'est cela...). Quinze c'est beaucoup...parce qu'il s'agit d'aimer vraiment quand même
Alors je me lance :

Marcel (Proust), parce qu'il me fait me souvenir
Aragon, parce ses romans sont d'une richesse fabuleuse et éclatante
Balzac, parce que c'est le grand auteur que j'ai le premier rencontré
Djian, parce qu'il est met de la poésie dans le trash
Modiano, parce que lu aussi, il me fait souvenir, et aussi ressentir
Simone (de Beauvoir), parce que son style et ses romans me plaisent
Nerval, parce que lui aussi, il plonge dans le souvenir
Flaubert, parce qu'il y a Salambô
Stendhal, parce qu'il avait du génie
Sartre, parce que j'aime l'idée de l'existentialisme
Rimbaud, parce qu'il est infernal
Racine, parce que c'est toujours grand
Laclos, parce qu'il y a les Liaisons Dangereuses
Philippe Roth, parce que j'aime l'univers américain
David Lodge, parce que j'ai passé de bons moments

Finalement, quinze, ça ne suffit pas...

Je vais quand même ajouter Charles Juliet, parce que je l'ai découvert il y a peu, que je vais le rencontrer, et que, je crois, je vais l'aimer.





Mardi 16 novembre 2010 à 19:07

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/unromanfrancais.jpgUn roman français, Frédéric Beigbeder
Longtemps, je me suis décrété que je l'aimais pas, Beigbeder. Pour qui, pour quoi ? Je ne sais pas trop… Souvenir d’enfance occulté ? peut-être… Enfin n’exagérons rien, quand j’étais petite, je ne crois pas qu’il écrivait beaucoup encore (je ne voudrais pas le vieillir outre mesure, je crois qu’il a la petite quarantaine (c’est même sûr en fait, cf incipit ! lequel je vous laisse consulter). Bref bref bref, Beigbeder n’était pas ma tasse de thé. Alors que je n’y avais même pas goûté. Mais un junki à la mode, un écrivain people, beurk, ça ne me disait rien. J’étais snob (à la mode sur les Nouveaux Chemins de la Connaissance cette semaine d’ailleurs :p)… je le suis toujours un peu d’ailleurs, élitiste littéraire que je suis… mais bon, une apnée dans les classiques n’est peut-être pas si mal.
Et puis il y a eu Djian. Carrère. (ouhlàlà des contemporains !! Attention, où vais-je mettre les pieds !)Et plus récemment Houellebecq. Et puis maman qui m’a dit « tu devrais lire un Roman Français ! » Mué, Beigbeder… « C’est son autobiographie ! » Ah, autobiographie… et puis jeu de titre avec celui de Carrère (russe, lui… le titre hein, pas Carrère…). Je me suis dit qu’il devait il y avoir quelque chose. Et puis détail tout bête : il est court (un peu plus de 200 pages (oui je vous l’ai dit, je suis snob, 200 pages c’est assez court !)). Donc voilà, une soirée, quelques petites heures de train…
Un junki, je le savais ! Il sniffe de la coke sur le capot d’une voiture, et avec un Poète, le snob !!! C’est de là que part tout son récit. Une faute sur la voie publique. La recherche des paradis artificiels, ça se termine en enfer. En enfer dans une vilaine boîte bien crade, où l’on devient claustrophobe, et du même coup, enfant. Quand on n’a rien d’autre à faire, on pense. Alors Frédéric le junki pense, et ce qui lui vient dans la tête, c’est son enfance. Cette enfance dont il dit ne pas se souvenir. « Je n’ai pas de souvenir d’enfance ». C’est pas un peu snob ça ?
Bien évidemment, vous le devinez, vous sentez ces pages sous vos doigts, ce n’est pas du vent, elles existent ! Et bien ses souvenirs c’est pareils, ces mots qui sont écrits ce sont eux, formés, informés, déformés probablement. Ecrire lui a permis, comme il l’espérait en fait, de se trouver. De comprendre pourquoi il pensait ne pas avoir de souvenirs.
J’ai horreur des règlements de compte familiaux, des autobiographies trop exhibitionnistes, des psychanalyses déguisées en livres et des lavages de linge sale en public. Mauriac, au début de ses Mémoires Intérieurs, nous donne une leçon de pudeur. S’adressant tendrement à sa famille, il se sacrifie : « Je ne parlerai pas de moi, pour ne pas me condamner à parler de vous. » Pourquoi n’ai-je pas moi aussi la force de rester coi ? Un peu de dignité est-elle possible quand on tente de savoir qui l’on est et d’où l’on vient ? Je pense que je vais devoir embarquer ici de nombreux proches […].
Il doit se souvenir pour vieillir.
Détective de moi-même, je reconstitue mon passé à partir des rares indices dont je dispose.
Finalement on est bien content qu’il ait réussi à se souvenir. Le récit de son enfance -plein d’auto-dérision, heureusement, manquerait plus qu’il soit complaisant le junki !- alterne avec celui de la fameuse garde à vue à l’origine de tout. L’embrayeur du souvenir, c’est de la coke sur un capot de voiture. Il y a pas un souci là ? Non, c’est juste la vie, et après, c’est de la littérature. En tout cas c’est un récit prenant, qu’on lit d’une traite (alors 200 pages, vous pensez !) parce que c’est vivant, drôle, réflexif et gentiment descriptif. Un peu tout en fait. C’est spontané. Ce récit, il l’a écrit dans sa cellule, dans sa tête (des fois c’est la même chose, pas là…).
Au début, il fait tout pour ne pas parler de lui. Il nous raconte ses grands-parents, ses parents, leurs rencontre par la fenêtre, le chemin Damour (non non ça n’est pas une fiction !)… Et puis fatalement, après l’amour viennent les pleurs…
Ceux du bébé évidemment ! Et puis le bébé grandit, et finalement… il est bien plaisant ce texte, parce qu’il ressuscite une époque de changements, les années 70, où le divorce de ses parents a fait qu’il a alterné entre richesse et aristocratie, et pauvreté de désargenté. Parfois il liste ce qu’il aimait, les joux-joux, les films, les bonbons, les livres (bien sûr !), la musique et les filles. Un adolescent comme les autres en fait.
J’ai acheté des Malabars jaunes à dix centimes l’unité au kiosque de la grande plage et léché mon bras pour me tatouer leurs décalcomanies sur le poignet. J’ai été ce petit garçon parfumé à l’eau de Cologne Bien-Etre, en culotte bavaroise, décoiffé dans le jardin de la Villa Navarre ou du château de Vancouvert, à Quinsac. En jean New Man de velours côtelé rouge vif, j’ai grimpé entre les hêtres en pente de la forêt d’Iraty, roulé dans les vallées moelleuses assorties à mes yeux et vomi mes macarons de chez Adam et le chocolat chaud de chez Dodin dans l’Aston Martin qui nous emmenait.
Une adolescence pleine de contrastes bariolés. Un carnaval. C’est plutôt sympa à lire. A vivre je ne sais pas…Avec un grand frère despotique, une mère insatisfaite et un père « aux Etats-Unis » (bien plutôt dans d’autres paradis mais chut, il faut pas le dire ! Argh, les secrets de famille… source des oublis, ou plutôt des occultations volontaires…), Frédéric ne sait pas trop où se mettre. Il saigne du nez sans cesse et sans raison, il est maigrichon, anémique, et il n’intéresse pas les filles. Pour se faire une idée du bonhomme, regardez la couverture, qu’il nous dit. Et oui, le petit angelot de la couverture, c’est lui à 9 ans. Il a une moue un peu effrayée mais bon…
Toutes les enfances ne sont peut-être pas des romans, mais la mienne en est un. Une fiction triste, une histoire d’amour ratée dont mon frère et moi sommes les fruits. Nous avons vécu un bonheur Canada Dry. C’est une vie qui a l’apparence du bonheur : Neuilly, les beaux quartiers de Paris, de grandes villas à Pau, la plage de Guéthary ou de Bali… ça ressemble au bonheur, on dirait du bonheur, mais ça n’est pas du bonheur. On devrait être heureux, on ne l’est pas. Alors on fait semblant.
Un angelot malheureux donc, qui, pour s’évader du monde, commence à lire des livres de science-fiction (les frères Bogdanov, ce sont les amis de Papa, alors vous pensez, on va à l’émission et tout !), Pif Gadget (normal), puis on nous conseille San Antonio…
En 1979, San Antonio m’a mené à Blondin, puis Blondin m’a conduit à Céline, et Céline à Rabelais, donc à tout l’univers.
Un joli parcours…
Depuis je n’ai cessé d’utiliser la lecture comme un moyen de faire disparaître le temps, et l’écriture comme un moyen de le retenir.
Pas mal pour un junki finalement… même si ça reste un peu snob. Mais écrire, c’est souvent snob… Et puis toutes ces considérations métadiscursives qui ponctuent l’œuvre, c’est pas mal ; intéressant. Fort en autobiographèmes et autres souvenirs. Mais cet oubli de tout ce qui précède les vingt ans, c’est étrange quand même… même si ça revient, avec l’écriture, et puis qu’on le réinvente, c’est étrange, pas commun… littérairement intéressant néanmoins !
Il a longtemps cru que l’on commençait à vivre dès lors qu’on se séparait de sa famille. Jusqu’à ce jour de janvier 2008. Alors il a dit bonjour au petit garçon qu’il était, et qu’il avait caché sous sa barbe. Mal taillée, la barbe. Et aujourd’hui, derrière sa fille, il se retrouve...
Il cite Proust (forcément, je le trouve moins snob là, même si c’est ultra snob de citer Proust !) : « Rien qu’un moment du passé ? Beaucoup plus peut-être ; quelque chose qui, commun à la fois au passé et au présent, est beaucoup plus essentiel qu’eux deux. » C’est vrai ça… (Proust a toujours raison de toute façon !) quand on entend un air, qu’on goûte ou sent quelque chose, il se passe ce petit phénomène qui s’appelle la réminiscence, et qui relie le passé avec le présent. Un pont d’or…
Toutes ses premières fois, il les revit avec elle. Comme quand elle goûte pour la première fois des Chamonix à l’orange. Ou encore quand elle fait de la balançoire et qu’elle s’écorche les genoux. Et les bonbons. Et le cinéma après-midi… Encore une farandole acidulée. C’est joli, niais, mais ça fait du bien.
Et puis l’épilogue, intéressant. On en aura appris des choses dans cette cellule qui sent le vomi et le sang séché ( si le sang séché sent quelque chose…), enfin bon, passons, en tout cas ce sont un peu les miasmes de l’enfance qui reviennent, alors peut-être que ça aide… pour se souvenir… Chacun sa madeleine !
Le temps envolé ne ressuscite pas, et l’on ne peut revivre une enfance enfouie. Et pourtant…
Ce qui est narré ici n’est pas forcément la réalité mais mon enfance telle que je l’ai perçue et reconstituée en tâtonnant. Chacun a des souvenirs différents. Cette enfance réinventée, ce passé recréé, c’est ma seule vérité désormais. Ce qui est écrit devenant vrai, ce roman raconte ma vie véritable, qui ne changera plus, et qu’à compter d’aujourd’hui je vais cesser d’oublier.
J’ai rangé ici mes souvenirs comme dans une armoire. Ils ne bougeront plus d’ici. Je ne les verrai plus autrement qu’avec ces mots, ces images, dans cet ordre ; je les ai fixés comme quand, petit, je jouais à Mako moulage, sculptant des personnages avec du plâtre à prise rapide.
(encore un souvenir qui revient… on ne peut plus l’arrêter !)
 
L’écriture peut servir de révélateur, au sens photographique du terme. C’est pour cela que j’aime l’autobiographie : il me semble qu’il y a, enfouie en nous, une aventure qui ne demande qu’à être découverte, et que si l’on arrive à l’extraire de soi, c’est l’histoire la plus étonnante jamais racontée.
« Un jour, mon père a rencontré ma mère, et puis je suis né, et j’ai vécu ma vie. » Waow, c’est un truc de maboul quand on y pense. Le reste du monde n’en a probablement rien à foutre, mais c’est notre conte de fées à nous. Certes, ma vie n’est pas plus intéressante que la vôtre, mais elle ne l’est pas moins. C’est juste une vie, et c’est la seule dont je dispose. Si ce livre a une chance sur un milliard de rendre éternels mon père, ma mère et mon frère, alors il méritait d’être écrit. C’est comme si je plantais dans ce bloc de papier une pancarte indiquant : « ICI, PLUS PERSONNE NE ME QUITTE ».
 
En fait, j’aime vraiment bien le ton décalé du junki snobinard…
 

Mardi 16 novembre 2010 à 23:55

Rencontre(s) avec Charles Juliet

Nous avons eu la chance de rencontrer Charles Juliet en novembre. C'était une rencontre mémorable et impressionnante... autant en garder une trace, dont je vous propose un bref résumé, fort peu complet, subjectif et maladroit, mais, tout de même, une trace!

Il a de belles mains. Voilà la première chose que j’ai observée, quand j’ai pu le voir d’assez près. Je l’entendais par contre, dès que je suis entrée dans la salle. Il parle avec une voix basse, un peu faible, mais assurée. Un sage. Et il a de belles mains. Malgré la violence qu’elles ont subi, les coups, le froid, les engelures, elles sont belles et fines. Des mains qui ont écrit.
Charles Juliet a de belles mains, une belle voix, et un sourire. Un sourire qui met en confiance. Pas le genre de sourire toutes dents dehors, mais plutôt, presque, un rictus. Rictus, cela fait péjoratif en général, mais là c’est un rictus bienveillant, un rictus dont on retient la première syllabe, un rictus qui rit, rit comme irradie, ou rayonne… pas non plus un sourire qui rit en fait… Quelque chose de profond en tout cas.
Il raconte son histoire, qui est aussi celle de son œuvre. A un mois, il a été séparé de sa mère. Or une telle séparation est insurmontable pour l’enfant. Il était l’enfant de trop. Après l’avoir mis au monde, ce quatrième, ce surnuméraire, sa mère ne l’a pas supporté, et est tombée en dépression. Internée. Elle est décédée là-bas, de mal nutrition. C’est le moyen qu’ont trouvé les nazis pour exterminer ces indésirables. Charles Juliet paraît ému ; il dit qu’ils finissaient par manger des couvertures, de la terre. Pourtant il continue, il raconte. Il dit qu’il se sentait responsable de la mort de sa mère. Que plein de choses se passaient dans son inconscient. Il avait besoin d’en prendre conscience pour dissoudre ce sentiment de culpabilité, pour s’en libérer. S’en libérer comme on dépose un fardeau. Il avait besoin de l’écriture. Celle-ci s’est imposée à lui, telle quelle ; jamais il n’a eu le choix. Il lui fallait écrire.
Lambeaux, nous dit-il, a été écrit en deux temps, séparés par deux années. La première fois, l’écriture est née d’une impulsion. Ensuite, par hasard, il a rencontré un paysan qui avait connu sa mère. Alors de cette lettre qu’il voulait initialement écrire à cette mère qu’il n’avait jamais connue, est né Lambeaux. Et puis finalement, après avoir écrit sur sa mère, il a voulu parler de son autre mère, celle qui l’a élevé. Et de fil en aiguille, tout naturellement, il en est venu à parler de lui.
Quand on lui demande s’il est gêné de parler ainsi de sa vie, de son intimité, il dit que non, qu’il est habitué, qu’il a pris la distance nécessaire.
Il dit avoir toujours eu en lui cette passion de l’écriture. Il ne pouvait pas lui laisser voir le jour alors qu’il était enfant de troupe, mais elle était là. Et encore aujourd’hui, malgré l’épuisement, elle demeure.
Il nous parle de l’écriture. Pour lui, elle est un instrument qui lui permet d’intervenir sur lui-même. Il cherche à traduire ce qu’il y a en lui avec le plus de vérité et de simplicité possible. Il lui faut beaucoup de travail pour parvenir à cette simplicité. Parfois, il fait des insomnies, et alors il compose une page ainsi, dans sa tête, dans ce moment d’entre-deux où on oublie le corps et le monde, et où la pensée flotte. C’est presque comme s’il écoutait une voix intérieure, quelque chose de refoulé. Et puis il s’endort, et le lendemain, les mots sont là, intacts, dans sa tête. Ou encore il aime composer des poèmes en marchant dans la rue. Il effectue alors des ratures mentales. Pourtant, le poème, le plus souvent, se compose de lui-même sur la page, avec son rythme. Pas besoin de ponctuation. Il y a comme une pré-élaboration dans l’inconscient, et le poème surgit. Il est à l’écoute de lui-même…
Il dit avoir effectué une psychanalyse par lui-même. On lui a dit que c’était impossible ; cependant il est parvenu à renverser la position normale de l’œil, cet outil qui permet de nous voir et de nous percevoir. Il a inversé le regard intérieur, de manière à ce que cet œil, qui fait partie intégrante de ce qu’il a à explorer, puisse se mettre à distance de ce magma, de cette réalité interne, et observer ce d’où il émane. Il faut pour cela que la vision s’affranchisse de ce qui la détermine. Il est ainsi passé du « moi » au « soi ». Pour aimer, il faut sortir de soi-même ; de même que pour se connaître, il faut se mettre à distance.
Le journal l’a aidé à commencer cela. Au début, il lui a été difficile de se déployer. Les mots formaient des concrétions, il fallait enlever toutes ces pierres qui bloquaient l’accès à la source. Les années ont passé. L’Année de l’éveil, sa première autobiographie, lui a permis de creuser davantage encore. Il a également rencontré des peintres, écrits sur leur œuvre. Pendant vingt ans, il a souffert, beaucoup.
On lui demande alors ce qu’il a pensé des adaptations de ses œuvres, au théâtre, au cinéma. Il est rarement satisfait. Dans le film L’année de l’éveil, la violence n’est pas suffisamment rendue selon lui. Il dit avoir eu sur le tournage de meilleures idées que le metteur en scène. Lequel ne lui a même pas demandé son avis. Il ne se reconnaît pas dans cet enfant, qu’il appelle lui-même le « petit garçon » et qui, « je crois », monte les escaliers en se faisant frapper.
Avant de nous quitter, il nous donne des conseils. Avoir le courage de penser par soi-même, avoir le courage de ses idées, avoir une personnalité. C’est difficile aujourd’hui, on est envahi, obnubilé par toutes les choses qui se passent autour de nous. Mais il faut « prêter attention à notre voix intérieure ». Beaucoup trop de personnes sont étrangères à ce qu’elles sont, ont une trop grande méconnaissance de leur vie intérieure, occultée par la vie extérieure. Voilà ce qu’a dit Charles Juliet aux L3, et à ceux qui étaient là. L’entretien a été filmé, mais je ne sais pas où avoir accès à la vidéo.
Ensuite on le retrouve dans l’amphi, pour la « grande soirée ». Il est souriant, à l’aise. Je lui ai dit que j’étais gênée de lui poser encore des questions sur son autobiographie. Il me dit que ce n’est pas grave. On dirait un gentil grand-père…
On commence par parler du journal. Il dit qu’il avait besoin d’écrire pour cerner sa pensée, la clarifier. Mais ce travail sur soi qu’il effectue demande une grande solitude. Son journal, qu’il écrit régulièrement, est une œuvre qui a pris forme sans qu’il en ait véritablement conscience. Chez lui, tout s’impose, il ne maîtrise rien, ou si peu. Pourtant sa voix ne vient pas d’en haut, elle vient de l’intérieur. Au début il ne peut écrire que par fragments, parce qu’il n’a pas de continuité intérieure. La prose est venue plus tard ; ce qui explique qu’il en soit venu à publier de manière si tardive. Il s’agissait pour lui d’explorer cet égocentrisme et de le dépasser. La naissance à soi-même passe par une mort à soi-même. Il a du écrire l’Année de l’Eveil pour ce libérer de cet enfant qu’il était. Puis il a écrit Lambeaux, la deuxième personne étant la continuité de cette ébauche mentale de lettre qu’il avait initiée. Ce n’est donc pas un procédé littéraire sciemment choisi !
La difficulté quand on écrit, dit-il, c’est de ne dire que ce que l’on veut dire. Il cherche, toujours, le mot juste. Il faut que chaque mot paraisse inévitable. Travailler sur les mots permet de travailler sur soi-même, permet de se clarifier. Et si il continue d’écrire après Lambeaux, l’œuvre qui l’a libéré, c’est parce qu’il cherche à atteindre l’impérissable, l’éternel. Il cherche ainsi à être hors du temps.
Avec son travail sur les auteurs, par exemple sur Giaccometti, il cherche à retranscrire leur parcours, à retrouver leur démarche. Il cherche ce qui fait la vraie singularité de chacun d’eux. Peut-être se cherche-t-il lui-même à travers eux ; c’est même probable.
Pour lui, le travail est comme une ascèse mystique, et la douleur est l’absolu de la vocation artistique.
Pour lui, les mots sont comme des révélateurs, qui donnent ce que nous possédions sans le savoir. on n’invente que ce qu’on a en soi, que ce qu’on a vécu. Ainsi, il rejette l’imagination, et c’est l’autobiographie qui s’impose. Il est toujours en quête de lui-même, même si aujourd’hui ça n’est plus vraiment douloureux.
Il nous a lu un poème, un extrait de son journal, un extrait de Lambeaux. Il a ainsi « prêté à autrui les mots dont il a besoin pour accéder à lui-même et formuler éventuellement ce qu’il vit. »
Un camarade a enregistré la rencontre. Je verrai si je peux mettre un lien.
En tout cas, voilà un grand homme, un grand écrivain. Un écrivain à l’écoute de lui-même, qui est sa propre source d’inspiration. Ça n’est pas si fréquent quand on y pense, en tout cas de manière si flagrante et permanente. Lui et l’œuvre constituent un tout. C’est du Montaigne concentré, sans dilution. Un noyau dur, qui n’est que noyau dur…
J’ai essayé de transcrire tant bien que mal l’essentiel de ce que j’ai retenu. Je n’ai pas pris tant de notes que cela, parce ce qu’il disait, parfois je l’avais lu dans son œuvre, ou bien dans des entretiens disponibles sur internet. Mais quoi qu’il en soit, c’était un grand moment !

Lundi 29 novembre 2010 à 12:18

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/aragonaurelien.jpgAurélien, Louis Aragon
C?est long Aurélien ; long comme un fleuve, long comme un amour, long comme la Seine ; pourquoi pas long comme les cheveux de Bérénice. Des cheveux qu?Aurélien trouve ternes au premier abord. Les cheveux coupés, ça demande des soins constants. Donc ils ne sont pas longs les cheveux de Bérénice, le texte le dit ; ou plutôt Aurélien le dit. Parce que la première fois qu?Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. ÿa commence mal? on glisse peu à peu dans la conscience de ce jeune bougre, qui ne connaît rien à la vie, qui a fait la guerre et rien d?autre. Mais qui connaît les femmes. Du moins, les femmes, elles, le connaissent. C?est ce qu?il semble en tout cas. Pourtant, la seule qui le fera se sentir ainsi, impuissant, oisif et tourmenté, c?est elle, elles qui a les initiales qui suivent les siennes. Aurélien Leurtillois a rencontré Bérénice Morel. Cela n?est-il pas beau ?
Pourtant, pourtant, alors que tout semble devoir les lier, la cousine des Barbentane (je veux dire Bérénice) est mariée? Madame Morel est en vacances à Paris. Monsieur son mari, le pharmacien (je sais ce que vous pensez, c?est Madame Bovary ! et bien oui et non, oui parce qu?elle cherche l?absolu, non parce qu?elle a tout de mêmes des caractères antiques, théâtraux, tragiques, et raciniens, forcément?). Conquérir une femme mariée? Le destin de tout Bel Ami qui se respecte ! Et pourtant, ce n?est pas la performance qu?il cherche Aurélien. Non. C?est juste la sensation enivrante de l?amour. L?amour c?est exaltant. On se sent vivre. On a quelque chose pour occuper ses pensées?
Attention, ce n?est rien vous révéler (ou presque) que de dire que c?est l?histoire de l?amour impossible. Amour impossible tout simplement parce que l?amour-passion, ça ressemble trop à l?égocentrisme. Pensons à Roméo et Juliette : est-ce l?autre qu?on aime, ou bien l?image qu?il nous renvoie de nous-même ? N?est-ce pas soi-même qu?on aime dans le regard de l?autre ? Pour Aurélien et Bérénice, c?est un peu la même chose. Cependant, ce qui est étrange, c?est qu?Aurélien ne voit Bérénice, ne la voit vraiment, que quand elle ferme les yeux? Peut-être parce qu?il reconnaît alors le masque de plâtre qui orne les murs de sa chambre. Mais enfin, cela n?est pas dit? On ne sait pas trop? C?est mystérieux Aurélien, mystérieux comme l?intérieur d?un c?ur. Pourtant les c?urs, ou plutôt les consciences, beaucoup de consciences, on a l?opportunité de les pénétrer. Tout ça, c?est grâce au discours indirect libre. Bien pratique? Parfois c?est presque du monologue intérieur. Enfin bref, c?est chouette Aurélien, c?est foisonnant, plein de voix, de personnages, d?aventures? et surtout, ça parle d?amour?
Il y a aussi la guerre, puisque l?action se passe en 1923. Les personnages sont un peu pris en sandwich par la guerre. A la fin, Bérénice deviendrait-elle l?allégorie de la France déchue ? Peut-être? je vous laisse voir?
En tout cas Aurélien, ça n?est pas vraiment Bel Ami. C?est plutôt un pleutre adepte de l?immobilisme. Il ne fait pas grand-chose, à part aller au Luly?s, passer la nuit avec des femmes ? quoi que plus trop puisqu?il est AMOUREUX !- et puis attendre, attendre encore et encore, que Bérénice l?appelle, que Bérénice vienne le voir? Sinon, pour tous les deux, les têtes à têtes sont relativement peu nombreux. Souvent, on se rencontre au café, au dancing, le soir, tard? ou sur le balcon, chez Aurélien, en face de la scène. La nuit, l?obscurité, le suicide, les yeux fermés, le velouté froid et figé du plâtre. L?amour qui enflamme les consciences, et rien d?autre.
Rien d?autre mais tellement de choses aussi? Raimond et Blanchette, Rose Melrose, le malheureux docteur, et puis tous ces artistes, ceux qu?on ne connaît pas, Paul Denis, Zamora, et ceux qu?on ne connaît que trop, Picasso, Cocteau? Une fresque du Paris-Artiste, avec les actrices qui récitent du Rimbaud dans les salons, des jolies femmes que les hommes se partagent, des femmes trompées aussi? Et au milieu de ce tourbillon, Bérénice. Bérénice qui ne sait pas trop où elle en est. Elle vient de sa Province alors vous pensez, tout ça, Paris? Néanmoins elle aime s?habiller, être élégante, et puis parler art avec les jeunes artistes. On a du mal à la saisir Bérénice, mais pas comme Aurélien. Puisque finalement, celui qu?on connaît le mieux, c?est bien lui. Peut-être parce qu?il ne bouge pas beaucoup, qu?il ne fait pas grand-chose? mais surtout parce qu?il rêve ; plus précisément, il pense sans cesse à l?amour.
Que dire d?autre sans dévoiler le reste ? Je crois qu?il faut lire ce roman pour comprendre en quoi il peut être si marquant. Au final, il ne se passe pas grand-chose. Et pourtant?
Aragon l?a écrit alors qu?Elsa, celle qu?il aime, écrit Le Cheval Blanc. Une écriture en tandem ? Pas tellement puisqu?Aragon le dit, il a écrit ce poème au moment où leur couple a connu quelques dissensus. L?impossibilité du couple, c?est un peu ça le thème d?Aurélien. C?est triste, tragique (normal, il a un souffle, un mistral racinien là-dessous !) et même, ça finit dans le sang (ouh là, on revisite dangereusement le chef-d??uvre de Racine là, puisque ce qui en fait l?originalité justement, c?est l?absence de mort?). Mais je spoile là, alors stop.
C?était la deuxième fois que je lisais Aurélien. Et je n?ai pas été déçue, au contraire. Même s?il ne se passe pas grand-chose, que le roman est long (ce qui explique en partie le temps qu?il ma fallu pour poster cet article?), je me suis sentie bien.
Lisez Aurélien, rien que pour l?incipit. Il la trouve laide, elle ferme les yeux (au bout de 130 pages environ) et alors il l?aime? Une ?uvre unique et formidable.

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