L’écriture ou la vie, Jorge Semprun
En littérature, il y a le « comment dire » techniciste, celui qui taraude tout auteur, ce comment dire qui se veut le plus juste, le plus près du monde, de soi, mais aussi le plus original, cherchant à revêtir la tunique la plus ajustée mais aussi la plus saillante parce que bien sûr, il faut plaire…
La question qu’on se pose moins, c’est comment oser dire. La possibilité du dire. Les mots trop pesants, les mots qui lestent le cou et font tomber, chute de pierres qui entraînent l’ange, au fond du trou noir de la mémoire. Dire ce qui est trop dur, dire la racine du mal. Dire plus que l’horreur, plus que l’inhumanité.
[…] un doute me vient sur la possibilité de raconter. Non pas que l’expérience vécue soit indicible. Elle a été invivable, ce qui est tout autre chose, on le comprendra aisément. Autre chose qui ne concerne pas la forme d’un récit possible, mais sa substance. Non pas son articulation, mais sa densité. Ne parviendrons à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique, un espace de création. Ou de recréation. Seul l’artifice d’un récit maîtrisé parviendra à transmettre partiellement la vérité d’un témoignage.
Ce n’est pas seulement à Buchenwaldt que nous emmènent les mots de Jorge Semprun, dans les recoins sombres, terribles de l’âme humaine, dans les efforts surhumains de survie, ou dans les bas-fonds de l’inhumain… Bien sûr il y a tout ça, en creux, dans la lumière de l’ombre de la fiction, dans la prétérition. Bien sûr il y a les camps, puisque les camps, c’est la vie, la vraie. Le reste n’est que rêve. Cela paraît terrible. Pourtant, ces dix-huit mois, cette vingtième année, c’est ainsi que l’auteur l’a vécue, comme les seuls mois réels de sa vie. Ces instants de mort. Dix-huit mois d’Enfer, dix-huit mois pour traverser le Styx et le reste. Jorge Semprun est mort une fois, à Buchenwaldt. Il a vécu sa mort. Une expérience impossible et pourtant…
Ne croyez pas qu’il y a quelque chose d’ésotérique là-dedans. C’est juste poétique. Il a vécu sa mort, il en est revenu. Nouvel Orphée ? Nouveau ça oui, puisqu’au lieu de créer, sa première mort le rend littérairement aphasique. Il ne peut chanter la vie, puisque le bonheur lui semble un rêve. Il ne peut raconter son cauchemar, ou plutôt ses dix-huit mois de vie, puisque l’écriture le fait replonger dans les souvenirs de l’horreur. L’écriture ou la vie. Il faut choisir. Pendant vingt ans, il va choisir ; ce sera la vie. Et puis après…
Le livre est là, avec ses mots. Il a choisi l’écriture. Ou peut-être plutôt s’est-elle imposée à lui. Il a écrit. Sur lui, sa libération, ces derniers jours de vie dans le camp, son chez-lui, quelques jours de liberté, chez lui. Il raconte l’épouvante dans le regard des autres. Il raconte les mélodies qui scandent ces instants interminables de souffrance et d’errance, au milieu des corps obnubilés, débiles. Une idée en amène une autre, des plans se figent, pour laisser place à la mémoire. La mémoire se met elle-même en abyme. Il se souvient d’une scène, d’un personnage…il le raconte. Il fige alors la scène, digresse, se souvient encore, reprend. Des fils lancés, qui peu à peu se mettent à recréer un canevas, le canevas du mal, le canevas oppressant de l’écriture, mais qui finalement permet de se retrouver soi-même, de coïncider à nouveau avec soi, en reconnaissant cet autre qu’on est toujours.
L’abandon de l’écriture pour rester soi-même. Je suis devenu un autre, pour pouvoir rester moi-même. Il a choisi l’oubli, la vie. Et puis finalement, l’écriture.
C’est plus qu’une méditation sur les camps ; ce sur quoi on rêve, en lisant ce livre, c’est sur l’écriture. Comment les mots peuvent être de trop, mais indispensables. Comment tout est dicible, mais nécessite le passage par l’art. Pas forcément le recours à la fiction, mais à la recréation par les mots et la forme littéraire. Ce livre est une œuvre d’art. Une tapisserie qui se donne à voir, à sentir, à entendre. Leitmotiv, images terribles, odeur de chair brûlée. Des chansons, des poèmes, des airs ; des descriptions inévitables, des épisodes indispensables, sur la mort surtout.
Des femmes aussi, des plaisirs, du rêve. Mais du cauchemar plus réel que le rêve.
Il y a des obstacles de toute sorte à l’écriture. Purement littéraires certains. Car je ne veux pas d’un simple témoignage. D’emblée, je veux éviter, m’éviter, l’énumération des souffrances et des horreurs. […] Il me faut donc un « je » de la narration, nourri de mon expérience mais la dépassant, capable d’y insérer de l’imaginaire, de la fiction… Une fiction qui serait aussi éclairante que la vérité, certes. Qui aiderait la réalité à paraître réelle, la vérité à être vraisemblable.
S’il n’y a pas du « mentir-vrai » là-dessous… En plus, à la fin de la guerre, il rencontre Aragon…
Jamais l’auteur n’en parle en tout cas ; il évoque, illustre, dispose. Il est philosophe avant tout, ne l’oublions pas. Il réfléchit sur la vie, la mort, l’écriture. La poésie passe un peu après. Il en parle d'ailleurs très rarement de la poésie. Pourtant, il est un peu, beaucoup orphique… un peu nervalien… Il a une fois vainqueur traversé l’Achéron. Qu’il le veuille ou non, ses mots sont une modulation sur la lyre, une recréation (poésie vient de poeïn, création en grec), un assemblage de souvenirs et de faits, une composition qui fait appel à tous les sens, et même au-delà. On entend, on voit, on sent, on est ému. Un livre formidable, tant pour sa part autobiographique, de témoignage, que pour la réflexion qu’elle offre sur la littérature. Un objet dense mais léger, lu d’une traite (ou deux…), corné mais sublime, sublime parce que corné (je corne les pages pour retrouver les passages clés ahlàlà je sais j’abîme le livre, mais au moins il vit ! L’écriture a choisi la vie !). Le témoignage le plus émouvant que j’ai pu lire sur les camps. Le plus littéraire aussi. Le plus complet parce qu’il n’a pas de détails. Le plus riche parce qu’il est le plus pauvre en atrocités.
Un livre complet, merveilleux. On ne rit pas, mais c’est formidable.
L'écriture ou la vie, Jorge Semprun, éd. Gallimard, coll. Folio, Paris, 1994, 397p.