Le Guépard, Giuseppe Tomasi Di Lampedusa
Les yeux qui se ferment trop vite, les mots frappés et noirs qui dansent sous les paupières, les idées qui s’embrouillent, le rêve du récit qui se mêle aux images des prémices de l’endormissement… C’est ainsi que j’ai vécu la lecture du Guépard, un grignotage somnambule, teinté de fresque historique vaporeuse (historiquement parlant, la foudre de la guerre n’anime pas mes méninges…)…
Et pourtant je sentais à chaque phrase que ce roman est un grand roman. C’est d’ailleurs bien pour ça que je l’ai grignoté. Si ça n’est pas bon, autant avaler les bouchées rapidement, sans mâcher, pour en finir au plus vite, parce que quand même il faut bien manger, et ici parce que quand même, ça a été au programme des TL il n’y a pas si longtemps, et puis parce que, surtout, Aragon a dit que c’était « un des plus grands romans de ce siècle » (entendez bien sûr le XXème). Si Aragon a dit, alors forcément…
C’est assez formidable le Guépard, tant du point de vue de l’histoire que de la forme narrative. Il y a des scènes quasi théâtrales, presque du monologue intérieur, des alternances de point de vue, des symboles, des clins d’œil intertextuels (ça c’est chouette, genre j’ai cru apercevoir Julie et Saint-Preux dans leur buisson, un moment donné…(La Nouvelle Héloïse, de Rousseau)), et puis surtout, des personnages hauts en couleur !
Surtout un en fait, le second fil rouge de ce roman fortement passé à l’encre de l’histoire. En bref, ça raconte 1860 en Italie, Garibaldi, les Deux-Siciles et l’unification, la révolution, avec surtout, point focal du roman, la fin de l’aristocratie, et l’avènement de la bourgeoisie. L’aristocratie en déclin, en roue libre sur la pente de sa fin, bref bref… Et donc, pour en revenir aux personnages, la figure de proue est bien entendu don Fabrice Salina, aux lourdes et puissantes pattes de guépard. Un guépard un peu vieillissant, plus très souple, pas vraiment belliqueux, plus sérieux que gouailleur. Un guépard puissant mais à l’arrêt ; un guépard empaillé, ou presque. Il en a conservé l’allure, la noblesse, la forme de la puissance ; mais en matière de faits, il n’y a plus rien. Comme les habitants de Palerme, il attend. Pourtant, cet astronome jadis fin amateur de femmes va faire beaucoup pour son pays. Loin de s’opposer à l’unification et à la fin de la domination des Bourbons, il va bénir l’alliance entre l’aristocratie et la bourgeoisie en frac. Une alliance symbolique pensez-vous ? Non pas ! Il va marier Tancrède, son protégé, le vaillant et séduisant Tancrède, qui embobine tout le monde et surtout son oncle Salina, le guépard dur et impassible, le même qui va donner son assentiment à un coup de foudre…
Angélique est belle, sensuelle, vive et palpitante ; et surtout, elle est riche. Son père, don Calogero Sedara, est mal habillé, mais bourgeois. Pour parvenir, épousons-la ! En plus, il n’est pas désagréable de se rouler dans la paille ou les tapisseries du palais en sa compagnie, pendant des heures de cavalcades dignes d’une pastorale fanée et entre quatre murs. Le vieux Prince serait presque jaloux de cette beauté… Lui aussi a été jeune et fougueux… Mais le guépard vieillit.
De l’histoire, une histoire d’amour, un mariage, beaucoup de talent littéraire, de belles pages, des symboles, des bobines de métaphores,… que demander de plus ?
Un livre que je relirai avec plaisir, un livre tantôt gai tantôt triste, avec un personnage central des plus attachant, qu’on suit jusque dans son bain, jusque dans ses errances psychiques au cours du bal (oui oui il y a un bal) et jusque dans cet hôtel où…
Et le pauvre Bendico, le chien fidèle, affectueux, double animal de celui qui est déjà un guépard, qui fini empaillé…et enfin, jeté par la fenêtre ! Et la pauvre Concetta (non, ça n’est pas une servante !) qui meurt d’amour pour Tancrède, avant que ce ne soit d’amertume et de jalousie…
Je n’ai pas parlé de tous les personnages, encore moins de tout ce qu’il se passe dans ce roman, tout simplement parce que seules quelques images me restent, des belles images, et puis parce que je sais qu’un jour je le relirai, puisque dans ce roman, ce qui est beau en plus du reste, c’est que chaque mot compte, et participe à la création de cette belle tapisserie aux couleurs surannées, une de ces tapisseries que d’un seul coup de dent le rat de La Fontaine pourrait faire s’écrouler. Parce « qu’une maille rongée emporta tout l’ouvrage »…