Le Monde dans les Livres

Dimanche 24 octobre 2010 à 15:27

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/IngridBetancourtdecritsesanneesdecaptivitedansMemelesilenceaunefinreference.jpgMême le silence a une fin, Ingrid Betancourt
Me voici arrivée au bout des sept cent pages du livre-témoignage d’Ingrid Betancourt. Me voici arrivée à la fin d’un long périple. Non pas que le livre soit long à lire ; non pas que sa lecture soit laborieuse. Si l’on est heureux d’en finir, c’est parce qu’on sait que pour elle, le calvaire est terminé. Totalement terminé. Enfermé dans ces lignes, dans ces pages douces au toucher, mais qui décrivent la plus grande souffrance. Celle d’être séparée des siens, celle d’être enfermée, celle de ne pas être libre. En privant les otages de la liberté, les FARC les privent de leur dignité, et par extension, de leur humanité. Sans volonté, sans s’accrocher, ils perdraient toute identité. C’est ce qui m’a frappée dans ce livre : tout ce qu’Ingrid Betancourt raconte, ce sont ces marches au bord du précipice, alors qu’elle et ses compagnons manquent de perdre ce qu’ils sont, et ces tremplins vivifiants vers une humanité sauvegardée. Rien de « trash », rien qui ne mette le lecteur en position de voyeur. Juste le récit du parcours d’une femme dans une jungle hostile où tout était fait pour qu’elle perde son identité, son humanité, sa dignité. Le passage le plus dur, le plus terrible, le plus humiliant, est comme rejeté au début. Vomi. Honni. Mais comme toutes les autres horreurs qu’on devine, entre les lignes, Ingrid Betancourt utilise la litote pour mieux les dire. Les grandes émotions sont inexprimables, et elle montre, en ne les effleurant qu’à peine de sa plume, qu’ils sont réels, et doivent être restitués dans toute leur violence. Dans ce cas, l’écriture est de trop ; cette écriture salvatrice mais qui pourtant stylise le réel, le transforme. Ecrire cette souffrance était impossible. Cela aurait été la trahir.  Peut-être que j’extrapole, peut-être n’a-t-elle pas pensé à cela… Mais c’est ce l’impression que me donne son texte.
Un texte qui s’ouvre, in medias res, sur une fuite. Une tentative d’évasion. On ne comprend pas tout. On est entraîné dans cette course effreinée vers la liberté. Une liberté dont on ne saisit pas non plus tout de suite le prix. Mais un chapitre qu’on comprend ensuite, comme étant plus que nécessaire. Un chapitre qui a permis de commencer à écrire, dans une langue offrant la mise à distance. Ecrire suppose de poser des mots le réel ; de se le remémorer avant de le mettre en mots. L’espagnol était la langue des émotions ; le français a été celle de la maîtrise. Transformer le réel en espagnol eut probablement été une trahison trop grande…
Attention toutefois, je ne dis pas que ce qu’elle écrit est fallacieux, mensonger ! Pas du tout ! Je dis simplement que quand on écrit, fatalement, on sélectionne, on transforme, on grossit ou on omet. D’autant plus quand il s’agit de raconter plus de six ans de captivité. Et ce qui est captivant, frappant, c’est que, comme je l’ai dit, ce ne sont pas tous ces détails sordides que l’auteur raconte, tous ces détails qui ont du ponctuer cette vite dans la jungle, entourée de geôliers plus mesquins les uns que les autres le plus souvent, des hommes en plus, enfin bref… ce n’est pas cela qu’elle raconte le plus. Malgré les petites bêtes piquantes, malgré les blessures, malgré la saleté et le manque de nourriture, ce qu’on retient de ce livre, ce sont tous ces moments d’humanité, tous ces tremplins salvateurs qui lui ont permis de survivre. Tout ce qui touchait à la liberté, si infime soit-elle, tout ce qui avait trait à l’amitié, à la culture, tous ces stratagèmes pour tromper le désoeuvrement, bref, tous ces effrots surhumains pour, justement, rester humain dans un environnement qui n’avait nullement, lui, visage humain.
La jungle, ou la prison naturelle. Au milieu de cette jungle, un campement. Nomade le campement. Forcément, il ne faut pas se faire attraper par l’armée colombienne. Et dans ce campement, des baraquements, et souvent, trop souvent, des chaînes. Si l’on continue à ouvrir les poupées russes, ce qu’on trouve, c’est une humanité enchaînée, enchaînée à des hommes qui ont droit de vie ou de mort sur elle, enchaînée à des instincts de survie, mais parfois, aussi, enchaînée plus que tout à l’espoir. Parce que la plus petite poupée, celle qui est enfermée dans tout ça, c’est le cœur, le cœur capable d’aimer, de compatir, cherchant à ne jamais flancher. La dignité, le désir de liberté, voilà ce qui le meut. Moteur de toute vie, il est ce qui a permis à Ingrid Betancourt et ses compagnons de survivre. Malgré la pluie, malgré les nuits d’insomnie, malgré les mauvais traitements. Et ce sont les moments où ce cœur était à l’unisson des instants d’humanité que l’esprit a, semble-t-il, le mieux gardés en mémoire.
La vie en captivité est une vie terrible, mais une vie quand même. Il y a les compagnons qui se succèdent, la politesse faisant place à la jalousie, la jalousie à l’exaspération, l’exaspération à la réclusion. Parmi ces compagnons, il peut y avoir des amis. Lucho et Marc, la famille qui fut la sienne dans la jungle. Et puis les gardes, les sergents, les guerrilleros, les guerrillera, les FARC qui s’occupaient d’eux, les gardaient, indifférents, mais parfois se confiant, améliorant le quotidien, riant, et même, pour certains, ayant soif d’apprendre. Ils vivent aussi leur vie, une vie étrange, dans la jungle. Mais c’est leur vie ; une vie quand même. Ingrid s’attache à évoquer ces hommes, ces femmes, qui eux aussi rêvaient de liberté, s’étant enchaînés de leur plein gré à la vie militaire pour échapper à la rudesse de la vie civile. On cherche tous une vie meilleure. Certains se contentent de la jungle, alors que pour d’autres, l’espoir est ailleurs. Autant de destins croisés, autant d’hommes et de femmes emprisonnés.
La spiritualité et les mots ont aidé Ingrid Betancourt à survire dans la jungle. Encore une fois, les mots lui ont permis de se tourner toute entière vers sa nouvelle vie.
Est-ce la peine de vous dire que j’ai beaucoup aimé ce livre ? Admirablement écrit – quand on sait que la langue maternelle de l’auteur n’est pas le français-, dans une volonté de justesse et de précision, sans chercher à faire dans le sordide commercial, c’est une œuvre qui émeut et fait réfléchir à la fois. On ne s’apitoie pas sur le sort des otages, mais on vibre avec eux de cette volonté qui ne les lâche pas et les conduit, chaotiquement mais inexorablement, vers la liberté.
Je ne pouvais ni ne voulais résumer ces sept cent pages. Ingrid le fait, de toute manière, mieux que moi. Le plus intéressant étant, ce me semble, de réfléchir sur le combat d’une femme, qui lutte alors qu’autour d’elle, tout est silence.

Mardi 26 octobre 2010 à 22:05

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/surlalectureMarcel.jpgSur la lecture, Marcel Proust

Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré.
Rien que cette phrase est magnifique. Comme toujours, Proust parvient à envoûter les mots, à rendre le texte mélodique et évocateur. Dès la première phrase donc, on est envoûté. Et puis de toute façon, Marcel parlant de lecture, ça ne peut être que brillant, éclatant...
C’est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des beaux livres […] que pour l’auteur ils pourraientt s’appeler « Conclusions » et pour le lecteur « Incitations ». Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs.
Plus que cela même, puisque la belle et grande idée de Proust, dans ce qui constituait à l’origine une préface à la traduction de Sésame et les Lys de Ruskin, est que lorsqu’on lit, on se souvient du lieu où l’on se trouvait au moment de la lecture, plus que du livre en lui-même. […]ce qu’elles laissent surtout en nous, c’est l’image des lieux et des jours où nous les avons faites. Qui mieux que Proust le dirait ? C’est d’ailleurs ce que le texte suggère avant même que l’idée ne soit formulée. Proust ne parle pas des livres du jeune Marcel, mais de la salle à manger, de l’attente fébrile du dîner qui signifie qu’on le forcera à fermer son livre, du goûter dans la campagne, au pied des aubépines, et de ses stratagèmes pour se cacher et poursuivre sa lecture. Et enfin, le soir, la lecture sous les draps, à la bougie, quand papa et maman sont couchés. Ce livre, c’est le Capitaine Fracasse. Mais peut importe finalement. Ce qui compte, plus que tout, c’est le lieu.
Mais pendant la lecture, ce qui touche aussi, ce sont les personnages. Ces êtres pour lesquels on a plus tremblé que pour n’importe quel membre de notre famille, n'importe quel ami. Ces êtres qui nous ont fait vibrer pendant quelques heures, et pour lesquels on a eu plus d’angoisses et d’affection que pour tout autre. Ces êtres, de papier malheureusement, qui ne naissent ni ne meurent vraiment, mais apparaissent et s’évanouissent aussi vite que nos yeux balaient le papier. Un clignement, une page tournée, et ils ne sont plus là…
Et puis la lecture est une amitié. Une amitié sans contrepartie, une amitié sincère, pure et calme, qu’on choisit, et où personne ne nous juge. Pas de souci de plaire ou de déplaire ; puisque notre interlocuteur, c’est un mort. Mais quel mort ! Un grand auteur, de préférence ancien (leur phrasé ressemble à ces belles choses qui ne se font plus…) dont les mots nous ouvrent les yeux…
Tant que la lecture est pour nous l’initiatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n’aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. Il devient dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l’esprit, la lecture tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l’effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle, déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres et que nous n’avons qu’à prendre la peine d’atteindre dans les rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un parfait repos de corps et d’esprit.
Proust nous met en garde contre la lecture lettrée, la lecture intellectuelle (rappelons-nous cette méfiance qu’il a envers les intellectuels, et qu’il proclame au début du Contre-Sainte Beuve). Il ne s’agit pas de consommer, d’incorporer une vérité toute faite prise entre les pages des livres que nous lisons, mais d’user de sa capacité de réflexion, de sa propre sensibilité, du sens que nous lui donnons en propre. La faire sienne, voilà ce qu’il faut faire. Plus que la consommer, l’incorporer, l’ingérer, la transformer. Ce qu’on n’a lu n’est alors plus la vérité, une espèce de corps étranger, ce qu’on a retenu en lisant, mais ce qui a pu faire germer en nous l’ébauche d’une idée, d’un désir, d’une réflexion que nous seul pourrons poursuivre.
L’auteur est donc un passeur, un initiateur, un embrayeur. Proust lui-même est cela, et encore plus. En lui on se retrouve, et encore davantage ; on réfléchit sur ce moi que l’on a l’impression de découvrir. Certes l’identification est limitée. Mais cependant, ce chez-soi que je ressens à chaque lecture de Proust, ces images qu’il évoque en moi, je continue ensuite à les tisser.
Et l’on tissait dans sa mémoire
Une tapisserie sans fin
Qui figurait son histoire.
In « L’émigrant de Landor Road », Alcools, Apollinaire

Merci à cette amie qui m'a prêté ce livre minuscule dans l'oeuvre, mais merveilleux!

Mercredi 27 octobre 2010 à 21:31

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/ruedeboutiquesobscures.jpgRue des Boutiques Obscures, Patrick Modiano

Je ne suis rien. Rien qu’une silhouette claire, ce soir là, à la terrasse d’un café.
Etrange début de roman… Pas si étrange toutefois me direz-vous, puisqu’on retrouve l’atmosphère qu’affectionne tant Modiano : le clair-obscur, le café, et la question de l’identité. Guy Roland a certes un nom et une place au début du roman, mais il l’affirme lui-même : il n’est rien. Narrateur de son histoire, il va également se faire détective de sa propre personne. Amusant non, un détective en herbe qui enquête sur l’individu qu’il serait sensé le mieux connaître au monde ! Un détective dont l’objet d’enquête n’est autre que lui-même !
Et c’est ce qui décuple la saveur de ce roman, qui fait qu’il est plus qu’un roman policier. L'amnésie de Guy est à l'origine de sa quête. Héros sans qualités, il part à la recherche du Graal moderne : son identité. Il ne s’agit pas de recherche l’identité d’un assassin, d’un quelconque malfrat, mais simplement un nom ; et puis pourquoi pas une adresse ; pourquoi pas des relations ; pourquoi pas un passé.
C’est vers ce passé que le narrateur se sent attiré. Un passé qu’il construit dans sa tête, à la manière d’un roman. Parfois les ébauches – ce ne sont que des ébauches qu’il nous laisse percevoir, des flashs. Je pense d’ailleurs que ce roman eut été merveilleux à écrire en monologue intérieur…- bref, les ébauches de ce passé qui aurait pu être le sien, et qu’il calibre au rythme de ses rencontres, s’évaporent aussi vite qu’elles sont arrivées au début. Puis peu à peu, un réseau se crée. Des photos (ah Modiano et les photos, ces descriptions cartes-postales…), des visages, des noms griffonnés au dos, des numéros de téléphone, des adresses… De visages en visages, de noms en noms, il se faufile dans le canevas de son passé, enfile des perles bout à bout, faisant et défaisant le collier. Il rencontre des gens qu’il devait avoir connus, qui parfois ne le reconnaissent pas, parce qu’ils ne sont que les amis des amis du jeune homme inconnu ; et ceux-ci, quand par chance ils le reconnaissent, lui donnent des boîtes remplies de nouveaux souvenirs. Toujours des boîtes… A croire que la vie d’une personne tient dans une boîte de petits Lu en métal rouillée…
Peu à peu, il lui semble que le nom qu’il cherche, son nom à lui, son ancien nom, ce pourrait être Pedro McEvoy. Mais il n’en est pas trop sûr… peut-être même était-ce un pseudonyme. Toujours est-il que celui-là habitait Rue des Boutiques Obscures (là, le cœur du lecteur tressaute)… Toujours du clair-obscur ; souvent des indices venues de fenêtres qui brillent dans le noir. Les ombres ont plus de choses à nous dire qu’on ne croit.
Toutefois tout s’ébauche, se fait et se défait. On flotte dans un passé aux contours obscurs, flous, indécis. On ne saura jamais s’il était ce Pedro dont notre narrateur nous fournit la fiche signalétique. Une fiche signalétique parmi tant d’autres. Des noms, des lieux, des numéros. Des vies réduites à des petits cartons. Des souvenirs confinés dans des boîtes à chaussures.
Elle a déjà tourné le coin de la rue, et nos vies ne sont-elles pas aussi rapides à se dissiper dans le soir que ce chagrin d’enfant ?
Dans la vie on passe, on oublie, on est oublié. On cherche mais on ne trouve pas. Pareil dans ce roman. On ne sait d’ailleurs pas ce qui a pu causer l’amnésie du narrateur. On ne saura pas non plus qui il était. C’est peut-être parce que cela n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est que dans la vie, on n’est rien. Rien qui ne compte vraiment, rien qui reste à jamais. On fait partie de la vie des gens à un moment donné ; puis on disparaît. De leur carnet d’adresses, de leur répertoire, et enfin de leurs souvenirs. La vie passe, s’ébauche et s’effiloche.
Et dans cette quête sans fin, au cours de laquelle le narrateur tente de reconstruire le roman de sa vie, n’oublie-t-il pas quelque chose ?
Je dirais, tout simplement, qu’il en oublie de vivre…

Un roman très beau, palpitant au premier abord, très profond quand on arrive à la fin. Une plongée dans les abysses de la profondeur de l’âme humaine, en quête de son identité. Il m’a semblé que ce roman ne brillait pas tant par la restitution d’une atmosphère (ce qui m’avais d’abord conquise chez Modiano) que par la qualité de la pensée. Du grand Modiano (prix Goncourt lors de sa sortie en 1978 d’ailleurs).


Dans Le Monde du 8 septembre 1978, Bertrand Poirot-Delpech se montre enthousiaste :
« Que reste-t-il d’une vie ? (…) Quelques photos jaunissant dans des boîtes à biscuits, des numéros de téléphone changeant d’abonné, une poignée de témoins qui s’évanouissent à leur tour, et pfuitt ! plus rien, à peine si vous avez existé… C’est ce néant de notre trace sur terre, cette buée, que suggère la Rue des boutiques obscures, avec une économie, une maîtrise, qui en font le plus nécessaire des romans de Modiano, sinon le meilleur. (…)
On reconnaît la réussite d’un roman à son dépouillement maximum pour une signification maximum. Au premier coup d’œil, la Rue des boutiques obscures semble aussi transparent et inhabité qu’un rapport de détective. (…)
D’un simple fichier défaillant naissent des interrogations essentielles : à quoi bon ouvrager nos chers petits « moi », vu ce qu’il en reste ? Ne faut-il pas préférer l’instant radieux au mirage des biographies ronflantes ? Ou encore, cette alternative indécidable : à quoi bon vivre si on ne se souvient pas ! A quoi bon se souvenir si on ne vit pas ! C’est la grâce des grands livres, si minces qu’ils semblent, de peser en secret les grandes questions. »
 

Dimanche 7 novembre 2010 à 19:43

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/madamebovary.jpgMadame Bovary, par Vous savez bien qui...!
Voilà un des grands tourments que je peux rencontrer en publiant sur ce blog : parler des grandes œuvres. Tout a déjà été dit ; alors soit on se tait, soit on essaie d’être un peu original. Ou du moins on fait ce qu’on croit être original parce qu’on n'a pas assez de culture pour savoir que cela existe déjà. Bref, je ne savais pas comment commencer, mais finalement j’ai choisi de vous faire part d’un extrait de critique de Baudelaire, tout simplement intitulée « Madame Bovary, par Gustave Flaubert ». Le poète donne la parole au romancier, et je trouve qu’il y confère un côté incisif et direct assez étonnant. Peut-être est-ce réellement Flaubert qui a parlé ? En tout cas, voici ce que, selon Baudelaire, il aurait pu dire :
« Quel est le moyen le plus sûr de remuer toutes ces vieilles âmes ? Elles ignorent en réalité ce qu’elles aimeraient ; elles n’ont un goût positif que du grand ; la passion, naïve, ardente, l’abandon poétique les fait rougir et les blesse. – Soyons donc vulgaire dans le choix du sujet, puisque le choix d’un sujet trop grand est une impertinence pour le lecteur du XIXème siècle. Et aussi prenons bien garde à nous abandonner et à parler pour notre compte propre. Nous serons de glace en racontant des passions et des aventures où le commun du monde met ses chaleurs ; nous serrons, comme dit l’école, objectif et impersonnel.
« Et aussi, comme nos oreilles ont été harassées dans ces derniers temps par des bavardages d’école puérils, comme nous avons entendu parler d’un certain procédé littéraire appelé réalisme, -injure dégoûtante jetée à la face de tous les analystes, mot vague et élastique qui signifie pour le vulgaire, non pas une méthode nouvelle de création, mais une description minutieuse des accessoires – nous profiterons de la confusion des esprits et de l’ignorance universelle. Nous étendrons un style nerveux, pittoresque, subtil, exact, sur un canevas banal. Nous enfermerons les sentiments les plus chauds et les plus bouillants dans l’aventure la plus triviale. Les paroles les plus solennelles, les plus décisives, s’échapperont des bouches les plus sottes.

« Quel est le terrain de sottise, le milieu le plus stupide, le plus productif en absurdités, le plus abondant en imbéciles intolérants ?
« La province.

« Quels y sont les acteurs les plus insupportables ?
«  Les petites gens qui s’agitent dans de petites fonctions dont l’exercice fausse leurs idées.

« Quelle est la donnée la plus usée, la plus prostituée, l’orgue de Barbarie le plus éreinté ?

« L’Adultère

« Je n’ai pas besoin, s’est dit le poète, que mon héroïne soit une héroïne. Pourvu qu’elle soit suffisamment jolie, qu’elle ait des nerfs, de l’ambition, une aspiration irréfrénable vers un monde supérieur, elle sera intéressante. Le tour de force, d’ailleurs, sera plus noble, et notre pécheresse aura au moins ce mérite,- comparativement fort rare,- de se distinguer des fastueuses bavardes de l’époque qui nous a précédés.

«  Je n’ai pas besoin de me préoccuper du style, de l’arrangement pittoresque, de la description des milieux ; je possède toutes ces qualités à une puissance surabondante ; je marcherai appuyé sur l’analyse et la logique, et je prouverai ainsi que tous les sujets sont indifféremment bons ou mauvais, selon la manière dont ils sont traités, et que les plus vulgaires pourront devenir les meilleurs. »
Dès lors, Madame Bovary, - une gageure, une vraie gageure, un pari, comme toutes les œuvres d’art,- était créée.
 
Ainsi Madame Bovary se rapproche de ce roman sur rien qui serait l’aboutissement de la nouvelle modernité, de cet univers bourgeois dans lequel tout le monde se ressemble, qui ne propose plus les dissemblances, les singularités, qui font les « couleurs tranchées » que Balzac estime nécessaires pour le roman. Tout est plat, comme la conversation de Charbovari, tout n’est qu’ennui, comme la vie d’Emma.
Sans elle, finalement, le roman ne serait rien, il n’existerait pas, puisqu’on s’y ennuierait. Avec ses rêveries, issus de ces livres plus ou moins bons qu’elle lit – on peut penser aux keepsakes, en gros les Arlequins de l’époque- elle se constitue son capharnaüm d’images, de romances, lesquelles en définitives lui seront fatales – après avoir volé, comme on le sait, l’arsenic dans le capharnaüm de ce cher bourgeois d’Homais.
Parce que si on y réfléchissait, si on posait un regard neuf sur ce roman, qu’est ce qu’on pourrait en dire ? Et bien que c’est l’histoire d’une femme, qui épouse un médecin pleutre et incompétent, qui mène avec lui une vie des plus ennuyeuse à la campagne, et qui pour passer le temps lit des romans. Elle lit et un jour, elle rencontre un homme. Elle manque de tromper son mari, n’en fait rien, puis en trouve un autre. Voilà l’Adultère. Mais en attendant, avec ces romances qu’elles se crées, elle vit le roman de sa vie…
Alors elle se rappela les héroïnes des livres qu’elle avait lus, et la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire avec des voix de sœurs qui la charmaient. Elle devenait elle-même comme une partie véritable de ces imaginations et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse, en se considérant dans le type d’amoureuse qu’elle avait tant envié.
Elle trompe son époux, finit par s’ennuyer avec ses amants, et par devenir une véritable séductrice. Ce qu’elle a appris dans les livres, elle le met à l’épreuve sur le terrain de l’expérience, et devient presque une experte de l’amour. Sauf que, de la même manière que son ancêtre masculin, Don Quichotte, elle est trop romanesque. Confondant vie et roman, elle lasse ses amants, et s’en lasse de même. En bonne bourgeoise finalement, elle dilapide sa fortune en babioles, contracte des dettes i remboursables, et se tue…
Une vie qu’elle veut trépidante, mais qui en définitive est des plus banales. Malgré ses idéaux auxquelles elle tente de ressembler, ces femmes vivant de grandes passions, toujours exaltées par l’amour, elle n’en reste pas moins une bourgeoise de province. C’est du moins ainsi que la voit Charles et les autres habitants de Yonville. Cette image de la femme cousant est récurrente, et réapparaît de manière un peu floutée, spectrale, dans les premières parties du roman. Ensuite Emma, cette femme un peu masculine – un fin duvet ourle sa lèvre supérieure, elle porte des talons, et surtout, surtout, c’est elle qui tend la cravache en  queue (nerf...) de bœuf à Charles ! ne me demandez pas qui porte la culotte… m’a fait plutôt penser à une balle de ping-pong, virevoltant – je pense à la scène de la calèche, des plus érotiques !-, allant d’un amant à un autre, lesquels, sans s’en rendre compte, se la renvoient en quelques services réalisés avec plus ou moins de grandeur et de maestria. Là où Rodolphe est la figure du goujat collectionneur par excellence, Léon m’a semblé être le romantique un peu fleur bleu –compagnon idéal pour Emma au début semble-t-il, et pourtant… Et puis à la fin, tout s’immobilise. On ne joue plus ; c’est tragique, elle meurt. Elle est immobile, hideuse. Elle se vide de toute sa substance romanesque, de même que toute cette encre dont elle s’est gavée s’échappe d’elle et la laisse morte. Peut-être le moment où elle vit un épisode éminemment romanesque. Parce qu’il ne me semble n’y avoir rien de banal dans le récit de cette mort, des plus épiques, dans lequel les évènements s’enchaînent de manière assez angoissante… mais pourtant, o combien ironique ! (C’est Flaubert tout de même !) Si quelqu’un s’amuse ici, c’est bien le romancier. Pourtant je pense qu’il était un peu tragique pour lui de faire mourir son héroïne…
Pendant ce temps, pendant que Flaubert se débarrasse de son héroïne, que devient celui dont l’attitude était des plus insignifiantes, autrement dit des plus anti-romanesque ? Et bien Charles se charge d’attributs qui font finalement de lui un héros, ou presque. Il devient romantique, nostalgique, prend soin de lui, s’occupe de sa fille, et meurt de la plus pathétique des manières – au sens noble du terme, s’entend. Certes il n’a jamais été un bon médecin, et cela va de mal en pi, puisqu’il reste impuissant face à sa femme agonisante. Mais contrairement à Homais, qui semble le grand vainqueur de ce roman –alors que c’est l’archétype du bourgeois !- Charles Bovary, ce pleutre sans cervelle, au ventre plus proéminent que l’esprit, s’attache la sympathie du lecteur…
Retournement de valeurs, jeu avec les conventions romanesques, bref, un grand et puissant roman, on ne saurait assez le dire !
J’espère avoir réussi à faire quelque chose qui semble un tant soit peu original à certains, et puis sinon tant pis, au moins j’aurais écris, et surtout, relu Madame Bovary !

Mercredi 10 novembre 2010 à 10:45

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/juliet.jpgLambeaux, Charles Juliet
Des morceaux de tissus en charpie ; un déchirement originel, un cri. Un lapsus : A trois mois, après mon suicide… Avec cet ouvrage, Charles Juliet plonge dans les abysses de ses origines, plonge dans la mine des mots à la conquête de ce qu’il est.
Toutefois, ce récit n’est pas authentiquement autobiographique. Certes l’auteur écrit pour se trouver ; mais ce qui motive l’écriture, c’est la reconstruction. Déchiré qu’il est, le texte, même s’il est parcellaire (esthétique du fragment!), lui aussi en lambeaux, permet de tisser quelque chose de neuf. Puisque tu ne t’aimes pas, il t’appartient de te transformer, de te recréer.
Cette reconquête de soi n’est pas sans exigences. Il s’agit pour lui de reconquérir cette part de lui-même qu’on lui a déchirée à trois mois, quand on l’a séparé de sa mère. Il est comme coupé en deux. Alors rien ne convenait mieux à cette recomposition de soi qu’un récit en deux parties : l’histoire de sa mère, ensuite la sienne.
Tout est bref, fragmentaire, silencieux et sacré. On ne sait rien de trop. Dans une économie pudique, dans une volonté de sacralité et d’exactitude du mot, Charles Juliet nous raconte, se raconte; il lui raconte ce qu’elle été,  il se raconte ce qui fait qu’il est. L’originalité de ce texte, c’est l’usage de cette deuxième personne du singulier. Etonnante, un peu oppressante au début. Il y a quelque chose d’envoûtant. Il s’adresse à sa mère, puis à lui-même, avec l’usage du vocatif. Il s’adresse aussi, beaucoup finalement, à nous. Nous lecteurs, avec qui il installe une intimité des plus grandes. Ce « tu » qu’il emploie rend cette irruption sans détours dans le passé de l’auteur et de sa mère brutale et émouvante. Elle nous atteint au plus profond de ce que nous sommes.
Même si notre vie n’a rien à voir avec la sienne, cette deuxième personne nous engage malgré nous. C’est à nous qu’il s’adresse, autant qu’à lui-même. 
Prêter à autrui les mots dont il a besoin pour avoir accès à lui-même et formuler éventuellement ce qu'il vit.
Il rend sa démarche universelle, sans pour autant avoir recours aux poncifs autobiographiques. Il y a quelque chose du « Tu ne tueras point » biblique, sans la dimension angoissante. Charles Juliet nous fait assister à ce face à face avec lui-même, sans que nous soyons concernés par ce dégoût et cette incompréhension qu’il s’inspire. Bref, une énonciation des plus particulières, qui rend le passé présent, et renforce la confiance entre l’auteur et le lecteur, dans un pacte autobiographique inexprimé.
Sa mère, cette femme qui a du renoncer aux études, qui a fondé une famille, pour finir dans un asile. A cause de lui. Le petit dernier. L’enfant de trop ; celui qui deviendra l’enfant de troupe de L’Année de l’éveil. Une femme déchirée elle aussi, à laquelle on a arraché l’amour. Cette femme qui, comme lui sur le bois, écrira sa souffrance sur les murs. Mais qui jettera ses cahiers dans l’eau ; au feu ; à la boue.
Deux faces d’une même médaille. Elle est l’ainée ; il est le petit dernier. Une boucle qui cherche son aboutissement… Lui aussi a un secret ; l’amour qu’il partage avec cette femme, la femme du colonel. Et puis ce besoin impérieux d’écrire. Toujours des questions qui tournent dans sa tête, tous ces mots qu’il rencontre et qu’elle ne pouvait voir. Pour elle, une existence aliénée. Pour lui, une liberté dont il craint de se saisir. Un mutisme s’impose à lui. Il ne sait pas comment dire les choses. Il peut rester des heures à sa table de travail, sans rien écrire. Parce qu’il a voué sa vie à l’écriture ; mais que les mots sont douloureux ! Il faut aller les chercher loin, profond. Et quand on les ramène, ils sont gris, mornes, insuffisants. De plus, pour lui qui au début ne connaissait rien, il a fallu creuser la terre, préparer les sillons, ensemencer. Grappiller les graines aussi. Il n’avait jamais rien lu, jamais rien connu de l’art et de la littérature. Le peu qu’il en avait appris à la caserne n’était pas suffisant. Il avait soif ; alors il s’abreuva…
Tu veux écrire. Tu veux écrire mais tu ignores tout ce que en quoi consiste l’écriture. De surcroît, tu n’as strictement aucune culture. Lorsque tu en prends conscience, tu es accablé et tu comprends que pendant des années, tu vas devoir faire des gammes et dévorer des centaines, peut-être des milliers de livres.
Un ton prophétique (terme imporpre il est vrai, puisqu'on parle du passé...), étrange mais efficace.  
Ce récit est aussi et surtout un tableau à l’eau forte du travail de l’écrivain. Presque une vanité. Ecrire, c’est souffrir ; rester des heures à la recherche d’un mot. La dure vie d’écrivain passée au scalpel. De ce métadiscours, de cette genèse douloureuse de l’œuvre, Charles Juliet ne nous cache rien. Après des heures de travail, parfois infructueux, son corps, son esprit sont en charpies. De ces charpies, de ces lambeaux d’être qui lui restent, il va constituer un texte ; une œuvre. Les tisser ensemble, par l’usage du mot juste, pour qu’à travers les blancs, on puisse recréer l’histoire.
Un texte dans lequel on est embarqué presque malgré soi. Un texte qui fait comprendre la douleur de vivre, la douleur d’écrire, mais finalement, plus que tout, ce que la littérature et les mots ont de salvateur.  

Pour continuer, un magnifique entretien avec Charles Juliet...
 

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