Aurélien, Louis Aragon
C?est long Aurélien ; long comme un fleuve, long comme un amour, long comme la Seine ; pourquoi pas long comme les cheveux de Bérénice. Des cheveux qu?Aurélien trouve ternes au premier abord. Les cheveux coupés, ça demande des soins constants. Donc ils ne sont pas longs les cheveux de Bérénice, le texte le dit ; ou plutôt Aurélien le dit. Parce que la première fois qu?Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. ÿa commence mal? on glisse peu à peu dans la conscience de ce jeune bougre, qui ne connaît rien à la vie, qui a fait la guerre et rien d?autre. Mais qui connaît les femmes. Du moins, les femmes, elles, le connaissent. C?est ce qu?il semble en tout cas. Pourtant, la seule qui le fera se sentir ainsi, impuissant, oisif et tourmenté, c?est elle, elles qui a les initiales qui suivent les siennes. Aurélien Leurtillois a rencontré Bérénice Morel. Cela n?est-il pas beau ?
Pourtant, pourtant, alors que tout semble devoir les lier, la cousine des Barbentane (je veux dire Bérénice) est mariée? Madame Morel est en vacances à Paris. Monsieur son mari, le pharmacien (je sais ce que vous pensez, c?est Madame Bovary ! et bien oui et non, oui parce qu?elle cherche l?absolu, non parce qu?elle a tout de mêmes des caractères antiques, théâtraux, tragiques, et raciniens, forcément?). Conquérir une femme mariée? Le destin de tout Bel Ami qui se respecte ! Et pourtant, ce n?est pas la performance qu?il cherche Aurélien. Non. C?est juste la sensation enivrante de l?amour. L?amour c?est exaltant. On se sent vivre. On a quelque chose pour occuper ses pensées?
Attention, ce n?est rien vous révéler (ou presque) que de dire que c?est l?histoire de l?amour impossible. Amour impossible tout simplement parce que l?amour-passion, ça ressemble trop à l?égocentrisme. Pensons à Roméo et Juliette : est-ce l?autre qu?on aime, ou bien l?image qu?il nous renvoie de nous-même ? N?est-ce pas soi-même qu?on aime dans le regard de l?autre ? Pour Aurélien et Bérénice, c?est un peu la même chose. Cependant, ce qui est étrange, c?est qu?Aurélien ne voit Bérénice, ne la voit vraiment, que quand elle ferme les yeux? Peut-être parce qu?il reconnaît alors le masque de plâtre qui orne les murs de sa chambre. Mais enfin, cela n?est pas dit? On ne sait pas trop? C?est mystérieux Aurélien, mystérieux comme l?intérieur d?un c?ur. Pourtant les c?urs, ou plutôt les consciences, beaucoup de consciences, on a l?opportunité de les pénétrer. Tout ça, c?est grâce au discours indirect libre. Bien pratique? Parfois c?est presque du monologue intérieur. Enfin bref, c?est chouette Aurélien, c?est foisonnant, plein de voix, de personnages, d?aventures? et surtout, ça parle d?amour?
Il y a aussi la guerre, puisque l?action se passe en 1923. Les personnages sont un peu pris en sandwich par la guerre. A la fin, Bérénice deviendrait-elle l?allégorie de la France déchue ? Peut-être? je vous laisse voir?
En tout cas Aurélien, ça n?est pas vraiment Bel Ami. C?est plutôt un pleutre adepte de l?immobilisme. Il ne fait pas grand-chose, à part aller au Luly?s, passer la nuit avec des femmes ? quoi que plus trop puisqu?il est AMOUREUX !- et puis attendre, attendre encore et encore, que Bérénice l?appelle, que Bérénice vienne le voir? Sinon, pour tous les deux, les têtes à têtes sont relativement peu nombreux. Souvent, on se rencontre au café, au dancing, le soir, tard? ou sur le balcon, chez Aurélien, en face de la scène. La nuit, l?obscurité, le suicide, les yeux fermés, le velouté froid et figé du plâtre. L?amour qui enflamme les consciences, et rien d?autre.
Rien d?autre mais tellement de choses aussi? Raimond et Blanchette, Rose Melrose, le malheureux docteur, et puis tous ces artistes, ceux qu?on ne connaît pas, Paul Denis, Zamora, et ceux qu?on ne connaît que trop, Picasso, Cocteau? Une fresque du Paris-Artiste, avec les actrices qui récitent du Rimbaud dans les salons, des jolies femmes que les hommes se partagent, des femmes trompées aussi? Et au milieu de ce tourbillon, Bérénice. Bérénice qui ne sait pas trop où elle en est. Elle vient de sa Province alors vous pensez, tout ça, Paris? Néanmoins elle aime s?habiller, être élégante, et puis parler art avec les jeunes artistes. On a du mal à la saisir Bérénice, mais pas comme Aurélien. Puisque finalement, celui qu?on connaît le mieux, c?est bien lui. Peut-être parce qu?il ne bouge pas beaucoup, qu?il ne fait pas grand-chose? mais surtout parce qu?il rêve ; plus précisément, il pense sans cesse à l?amour.
Que dire d?autre sans dévoiler le reste ? Je crois qu?il faut lire ce roman pour comprendre en quoi il peut être si marquant. Au final, il ne se passe pas grand-chose. Et pourtant?
Aragon l?a écrit alors qu?Elsa, celle qu?il aime, écrit Le Cheval Blanc. Une écriture en tandem ? Pas tellement puisqu?Aragon le dit, il a écrit ce poème au moment où leur couple a connu quelques dissensus. L?impossibilité du couple, c?est un peu ça le thème d?Aurélien. C?est triste, tragique (normal, il a un souffle, un mistral racinien là-dessous !) et même, ça finit dans le sang (ouh là, on revisite dangereusement le chef-d??uvre de Racine là, puisque ce qui en fait l?originalité justement, c?est l?absence de mort?). Mais je spoile là, alors stop.
C?était la deuxième fois que je lisais Aurélien. Et je n?ai pas été déçue, au contraire. Même s?il ne se passe pas grand-chose, que le roman est long (ce qui explique en partie le temps qu?il ma fallu pour poster cet article?), je me suis sentie bien.
Lisez Aurélien, rien que pour l?incipit. Il la trouve laide, elle ferme les yeux (au bout de 130 pages environ) et alors il l?aime? Une ?uvre unique et formidable.