Le Monde dans les Livres

Dimanche 19 septembre 2010 à 17:07

La vie est ailleurs, Milan Kundera
 Plus je m’y intéresse, plus Kundera me paraît avoir une conception du roman des plus intéressante, parce que des plus subversives (sapant les valeurs établies). Comme il l’explique dans l’Art du roman, le roman soulève des questions auxquelles il ne répond pas, puisque de toute façon, tout est plus complexe qu’on ne le croit. Les personnages sont des égos expérimentaux, des êtres imaginaires que l’auteur manipule à sa guise. Et surtout, le roman a pour vocation de dire ce que lui seul peut dire ; et c’est en cela qu’il est subversion. Qui, autrement que par l’intermédiaire d’un roman (ou peut-être d’un autre support littéraire comme le théâtre, quoi que…) pourrait dire que la politique et l’histoire ne sont qu’une comédie, une tragi-comédie monumentale et dérisoire, une fiction inconsciente ?  Et encore pire, comme l’explique le post-facier de La vie est ailleurs (lequel insiste bien sur le fait qu'il serait fallacieux de tenir les ouvrages de Kundera pour des oeuvres de polémique poétique), que la poésie, toute poésie, toute pensée poétique est supercherie ? Terrible sentence que cela, qui fait de ce roman un des plus virulent pamphlet contre la poésie depuis Madame Bovary et Don Quichotte. On pourrait penser qu’alors le roman se renie lui-même. Mais attardons-nous sur ce que veut nous dire Kundera : ses romans n’affirment rien, sinon que toute affirmation est insuffisante. Derrière tout ordre, il y a un désordre, à toute réalité se mêle autant d’irréalité. Il est difficile de prendre conscience de cela, surtout que, si l’on ose aller au bout du raisonnement, la sentence est encore plus irrévocable : derrière la poésie, il n’y a rien… La vie est-elle vraiment ailleurs ?
Quand la mère du poète se demandait où le poète avait été conçu, trois possibilités seulement entraient en ligne de compte : une nuit sur le banc d’un square, un après-midi dans l’appartement d’un copain du père du poète, ou un matin dans un coin romantique des environs de Prague.
Quand le père du poète se posait la même question, il parvenait à la conclusion que le poète avait été conçu dans l’appartement de son copain, car ce jour là tout avait marché de travers.
Jaromil, pour sa mère, est le symbole de tous les possibles ; pour son père, il n’est qu’une erreur de parcours. Mais cette naissance marque pour la mère du poète et Jaromil le début d’une aventure ; ça y est, ils sont pris au piège de la fiction. Et voilà que débute l’âge lyrique (au sens hugolien du terme, le premier âge du poète, celui de l’enfance et de la naïveté. C'était d'ailleurs le premier titre que Kundera voulait donner à son roman). Etat de vie édénique, tout pour le bébé, tout pour ce petit que déjà tout prédestine à devenir un grand artiste. Jaromil dit des phrases rimées (du genre, le grand-papa est vilain, il a mangé le petit pain…)que sa mère s’empresse de recopier dans un carnet puis d’encadrer dans sa chambre ; donc Jaromil est un poète. Jaromil dessine des hommes à têtes de chiens parce qu’il ne sait pas dessiner de visages humaines ; Jaromil est donc un artiste. Sa mère lui fait prendre des cours de dessins, puis couche avec le professeur de dessin. Bref, l'épopée, s'il y a lieu, risque d'être burlesque...! 
Le poète est alors à l’affût de tout se qui fait sa vie intérieures ; il essaie de se définir, comme l’écrivain définit son personnage. Mais tout est encore plus complexe qu’on ne croit ! Parce qu’en plus d’être un voyeur poussif et lâche, une lavette dirait-on, Jaromil est double. Et ce double, c’est Xavier. Xavier qui vit plusieurs rêves à la fois, aime plusieurs femmes, fait périr leurs amants qui deviennent des squelettes dans des armoires. Xavier est à l’action ce que Jaromil est à la contemplation. Il est la virilité que Jaromil s’efforce de capter dans le miroir où il ne cesse de contempler son reflet. Jaromil est un bébé, réification de la mère, bloqué à l’âge lyrique, pour qui l’âge épique n’est qu’un horizon lointain se dessinant dans ses rêves et dans les actes d’autrui, de ces autres poètes dont le spectre hante le roman. Pour le poète, le pleutre, l’élu déchu qui pourtant ne fait pas de mauvais vers, la vie est ailleurs. Il va pourtant tenter de s’extirper de cette fange dans laquelle il s’englue (sa mère le tirant par les pieds, telle une Thétis préparant son talon d’Achille). Il rencontre des poètes, des hommes influents ; il essaie de prendre part à la Révolution, il écrit des slogans de révolte, chef de file des étudiants en colère. Certains de ses poèmes sont publiés, certaines femmes à ses pieds. Mais la seule qui l’aime vraiment, c’est la petite rousse, la laide… Pas de chance me direz-vous ? Non, pas de force ni de volonté. Le poète a peur du regard des autres, toujours à l’affût du consentement, du regard qui l’embellit. C’est par les autres et leurs compliments qu’il existe. Sans eux il n’est rien, et se sent mal dans les sociétés hostiles. Il préfère le cadre réconfortant d’une chambre étroite. Le motif de la chambre, où l’on crée, où l’on s’aime, revient à plusieurs reprises dans le roman. Et la chambre de Jaromil a toujours été le lieu où sa mère pouvait le posséder, voulait le posséder, tout entier, sans rivale. La petite rousse n’a d’ailleurs jamais pu y rester… Jusqu’à sa mort, la mère du poète, qui n’a pas d’autre nom, pas d’autre existence que par lui, l’accompagne, et dans son dernier lit, le garde.
Un roman étonnant, parfois déstabilisant. La narration est simple, le ton léger, presque biblique parfois. Presqu’un conte pour enfant. Mais une fois qu’il arrive à l’âge adulte, Jaromil devient fortement antipathique. Il se débat dans sa turbulette enfantine (robe de chambre pour nourrisson, dans laquell il est impossible de marcher...), et cette violence se répercute sur autrui. Son apprentissage timide de l’amour se termine par une trahison envers celle qui l’y a initié. Il devient méprisant envers le peintre dont jusqu’alors il avait imité tous les discours. Un enfant criard, pleurnichard, souillé, ça n’est plus très édénique… Jaromil est le Rimbaud tchèque, qui fugue, court, s’enfuit et haïe sa mère, dans les bras de laquelle il retombe ensuite. Le voyant au milieu de la Révolution communiste. Et puis la sixième partie, comme une respiration (je ne vous en dirais pas plus), les interventions de l’auteur en métalepses (quand la narrateur prend la parole dans son oeuvre).
Regardons encore un instant Jaromil assis devant un demi de bière en face du concierge ; derrière lui, s’étend au loin le monde clos de son enfance, et devant lui, incarné par son ancien camarade de classe, le monde des actes, un monde étranger qu’il redoute et auquel il aspire désespérément.
Tout cela est beau, étonnant. Des fragments, un découpage en parties, des morceaux de vers, des aspérités parfois coupantes dissimulées sous des phrases sucrées et l’aveuglement de Jaromil. Parce que derrière tout ça, derrière la pleutrerie et le ridicule, il y a ce constat cinglant, dérangeant : la poésie est une vaste supercherie, qui tente de redonne espoir dans un monde où histoire et politique ne sont que tragi-comédie. Et derrière la poésie, le lyrisme, l’affirmation la plus grande de son intériorité, il n’y a rien
La poésie est un territoire où toute affirmation devient vérité. Le poète a dit hier : la vie est vaine comme un pleur, il dit aujourd’hui : la vie est gaie comme le rire et à chaque fois il a raison. […] Le poète n’a besoin de rien prouver ; la seule preuve réside dans l’intensité de son émotion.

Pour Kundera, le lyrisme (expression poétique par essence) est une rhétorique vide et superflue, à cause de laquelle l'auteur, lorsqu'il emprunte cette voie, risque de se laisser aller à la confession ou à l'autobiographie déguisée. Alors que le romancier, libre et ironique, doit justement éviter de se laisser prendre au piège du langage. (J'ai trouvé récemment cette précision sur Kundera, qui m'a semblée des plus éclairantes)
Tout semble n’être qu’apparence et illusion, interprétation et faux-semblants. Et si c’était vraiment cela, la réalité ? Dans le roman, c’est l’auteur qui rattrape le personnage, le prend au piège, le fait vivre, aimer, et parfois le tue. Dans la vie, c’est ce qu’on prend pour la réalité qui nous rattrape ? Alors on rêve d’un ailleurs, d’un endroit meilleur… Mais il n’y a pas d’issue.
Pourtant il faut vivre, quelque absurde que nous apparaisse la vie. Le suicide serait une gageure : réussi, il est pathétique ; raté, il est ridiculement comique. (remarques de Kundera qui m’ont paru particulièrement intéressantes et troublantes !) Il fait se rejoindre les deux pans de l’absurde.  Alors, au lieu de quitter cette vie, cherchons là ailleurs. Pourquoi pas dans les romans… C’est peut-être cela que signifie le titre : la vie est ailleurs, sur les pages blanches, entre les lignes.

(C'est cela que Flaubert dénonçait dans Madame Bovary... Serions-nous bel et bien face à une aporie?!)
 
 

Mardi 21 septembre 2010 à 22:54

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/LaplaceAnnieErnaux.jpgLa Place, Annie Ernaux
Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », d’ « émouvant ». Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée.
Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles.
Montaigne serait le meilleur commentateur des Essais. Ici, Annie Ernaux est la meilleure commentatrice de son œuvre. Que dire de plus après ça ? Avec ces quelques mots, situés une dizaine de pages après le début du récit, Annie Ernaux expose la poétique de ce qui constitue sa première véritable autobiographie. Un texte où le « je » n’est plus celui de Denise, mais un je pleinement assumé. Avant de continuer plus avant de livrer les passages qui m’ont paru les plus éclairants sur la poétique de cette œuvre, je voudrais m’attarder sur son incipit. Le passage cité supra aurait pu faire l’affaire ; ce n’est pourtant pas le cas. Le roman s’ouvre sur le récit de l’examen final du CAPES de lettres. On pourrait alors penser qu’il va être question, tout au long du roman, de l’autobiographie d’une prof de lettres venue d’un milieu modeste, et ayant réussi une brillante ascension sociale. Toutefois, rien de tel. Il est vrai que l’incipit pose le sujet : l’ascension sociale, la place dans la société, académiquement reconnue, brillamment acquise. Mais il n’en reste pas moins que le héros de l’autobiographie, ce n’est pas Annie, mais son père. Glissement déceptif, qui n’est pas sans rappeler l’incipit célèbre de Madame Bovary, où Charles entre à l’école, une casquette grotesque visée sur le crâne, alors qu'on s'attend à ce que le roman parle d'une Madame... Sauf que là, Annie n’a rien de grotesque. Ni la mort de son père d’ailleurs. Puisque ce qui suit cet incipit déceptif renouant avec le geste flaubertien, c’est la figure du père à jamais figée ; derrière celle de la mère, les yeux embués. Un récit à rebours du temps, l’écriture opérant un retour sur elle-même pour renouer avec ce sujet trop longtemps oublié, trop longtemps, dans ses œuvres précédentes, rejeté. Un effort de mémoire pour se souvenir.
Plusieurs mois ce sont passés depuis le moment où j’ai commencé ce récit, en novembre. J’ai mis beaucoup de temps parce qu’il ne m’était pas aussi facile de ramener au jour des faits oubliés que d’inventer. La mémoire résiste. Je ne pouvais pas compter sur la réminiscence […]. C’est dans la manière dont les gens s’assoient et s’ennuient dans les salles d’attente, interpellent les enfants, font au revoir sur les quais de gare que j’ai cherché la figure de mon père. J’ai trouvé dans les êtres anonymes rencontrés n’importe où, porteurs à leur insu de signes de force ou d’humiliation, la réalité oubliée de sa condition.
C’est ce qu’elle écrit aux trois quarts du roman (je ne respecte pas ici la chronologie du texte en plaçant cet extrait ici). Ce père, ouvrier, puis gérant de café ; cet homme qui a sué sang et eau pour se faire une place. Ce père qui ne comprenait pas qu’on puisse encore, à 17 ans, être à l’école. (Pourquoi passer son temps dans les livres, alors que lui n’en a jamais lu qu’un seul, le Tour de France par deux enfants ?) Cet homme qui s’obstine, à l’heure des baignoires et de la faïence des salles de bain, à se raser à l’évier de la cuisine.
Quand je lis Proust ou Mauriac, je ne crois pas qu’ils évoquent le temps où mon père était enfant. Son cadre à lui c’est le Moyen-âge.
Ecrire la honte, la différence du premier homme le plus proche de nous…
Voie étroite, en écrivant, entre la réhabilitation d’un mode de vie considéré comme inférieur, et la dénonciation de l’aliénation qui l’accompagne. Parce que ces façons de vivre étaient à nous, un bonheur même, mais aussi les barrières humiliantes de notre condition […], je voudrais dire à la fois le bonheur et l’aliénation.
L’écriture est plate, la parole fragmentée, la syntaxe déconstruite. Bonheur et aliénation. Les mots sont là, comme des pierres. Il faut essayer de les dire, mais la langue achoppe. Ses sentiments même sont ambigus. Elle est heureuse dans sa famille, mais aspire à autre chose. A une autre place.
Plus peut-être qu’un exemple d’ascension sociale, un hommage au père, à cet homme qui lui a permis d’arriver, gagnant sa vie à la sueur de son front. Elle en a eu honte, de ce père qui avait toujours peur de manquer, dont elle ne parlait pas à ses amies, qui restait là-bas, à sa place, loin de sur-booms et des chaines hi-fi. C’est une fois adulte, sans honte ni fioriture pour dissimuler la réalité, qu’elle nous raconte, en toute simplicité, quelle fut la vie de ce père tellement différent.
Un texte concentré, ramassé, simple mais efficace. Un livre à l’image de ce père, droit et fier.
 

Mercredi 22 septembre 2010 à 15:03

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/Unejeunesse.jpgUne jeunesse, Patrick Modiano
Deux êtres abandonnés, laissés pour compte, orphelins. Des naufragés, et jeunes avec ça. La jeunesse est partout, même où on ne la cherche pas (Brossier redevenant étudiant). Ce n’est peut-être pas tant une jeunesse, mais des jeunesses que nous raconte ce roman de Modiano.
Louis et Odile. Lui, un garçon qui sort du service militaire ; Odile, une jeune fille qui a trop chaud dans sa chambre, parce que la molette du radiateur est cassée. Malgré ces différences, des parcours convergents. Des naufragés secourus par Nausicaa. Par de bonnes âmes, dont le nom, commençant chaque fois par un « B » (Bellune, Brossier, Bejardy) rime aussi avec Belzébuth. Des cafés (décor apprécié de l’auteur), des rencontres fortuites (c’est tellement plus charmant !), la charité parfois intéressée.
Odile, dix-neuf ans, n’a ni père ni mère. Elle trouve en la personne de Gustave Bellune un impressario et un père. Il veut l’aider à percer dans la chanson. Mais c’est trop beau pour être vrai, alors forcément, ça finit mal. Puis elle rencontre Louis, ou plutôt c’est lui qui la ramasse, lui-même pris sous l’aile de ce mentor qu’est Brossier. Véritable initiateur à la Vautrin (mais moins machiavélique, d’autant que Louis n’est pas dupe), il lui apprend l’alcool, les femmes, les affaires.
Convergence des destins, innocence perdue ; tous deux vendent leur jeunesse. Innocente jeunesse, instrumentalisée au profit des escrocs. Mais le tout sur un air lent et doux. Jamais un mot plus haut que l’autre. Un roman dont l’essence serait un précipité des plus purs (métaphore de Jonathan Coe, dans une interview du Magazine Littéraire). Une atmosphère enjôleuse, des personnages principaux discrets (étonnant !) et attachants, en demi-teinte, mais plaisants. Des figures à l’huile sur une toile grossière, entourés de figures machiavéliques. Mais ils subliment tout, ils illuminent l’ensemble. Le regard du lecteur est irrésistiblement attiré, bercé par leur douceur, leur fausse naïveté.
L’ouverture m’a posé question. Je ne savais pas trop où l’auteur voulait en venir. Je n’ai d’ailleurs pas tellement apprécié l’incipit… J’avais l’impression que les personnages étaient vieux, fanés, alors qu’il est stipulé qu’ils n’ont que trente-cinq ans… Mais je pense mieux comprendre maintenant. Ils ont grandi trop vite ; leur jeunesse a été consommée, consumée sur l’autel des escrocs. Les personnages, finalement, sont doux, oisifs, disponibles je dirai. Disponibles pour rendre service (aux pires machinations…), supporter le poids de l’intrigue et de la tonalité du livre. Il y a de nombreux dialogues dans ce roman d’ailleurs ; et pourtant, leur voix reste blanche, timide.
- Je me demande ce qu’on fait là, dit Louis.
Depuis quelques instants, dans cette chambre, il éprouvait ce même sentiment de dépendance et d’étouffement qui avait été le sien au collège et à l’armée. Les jours se succèdent et on se demande ce que l’on fait là, et l’on a peine à croire que l’on ne restera pas toujours prisonnier.
- On devrait partir, dit Odile.
Partir. Mais oui. Bejardy n’avait aucune prise sur lui. Aucune. Il n’avait pas de comptes à lui rendre. Rien ni personne n’avait eu de prise sur lui. Même la cour du collège et celle de la caserne lui semblaient maintenant irréelles et inoffensives comme le souvenir d’un square.
Des personnages déposés là, on ne sait trop pourquoi. Mais irrésistiblement attachants (attachants pour moi en tout cas, parce qu'en demi teinte, parce que l'auteur nous laisse les imaginer, remplir les blancs...). Un couple simple, à la Paul et Virginie, sans ostentation, sans passion. De l’amour simple ; un duo.
Une valse lente, avec ses ruptures de rythme qui glacent les sangs, parce que quand même, on s’y attache à ces personnages ! Du Modiano comme je l’aime, vraiment, un bon moment. Plus j’y pense, plus j’ai la nostalgie de cette lecture
Le téléphone sonna et Bejardy se dirigea vers l’autre bout de la pièce pour répondre. Louis s’était assis en face de Nicole Haas. Elle ne disait rien mais elle lui souriait, le visage encore un peu ensommeillé. Et ce sourire, ces yeux clairs fixés sur lui, l’ondulation rêveuse des rideaux sous le vent, le bruit de moteur d’une péniche, tout cela composait l’un de ces instants dont il reste le souvenir.
Par moments, comme des flashs, ces fameux instantanés, effets du regard photographe du souvenir, que j’apprécie tant (photo en trois dimensions, couleur, formes et sons…). Et celle-ci ne serait qu’une mise en abîme de l’ensemble, puisque tout le roman est un souvenir de jeunesse, une photo en mouvement, bref, le film d’une jeunesse qu’on aime à se repasser.
Jusqu’à quand restèrent-ils dans cette chambre, sur ce lit étroit ? Elle portait une cicatrice à l’épaule, en forme d’étoile, que Louis ne pouvait s’empêcher de parcourir des lèvres. Le souvenir d’une chute de cheval. Le soir est tombé. On entendait des claquements de sabots, un hennissement, et la voix aigüe du marquis, lançant des ordres à intervalles de plus en plus longs comme reviendrait, clair et désolé, un motif de flûte.
Passage troublant… Odile et Louis s’aiment éperdument, mais on ne sait pas si leur relation a quelque chose de charnel. Louis a alors un rapport ambigu aux autres femmes. Le texte présente un amour chaste entre les deux héros ; pas du tout avec les autres. Des figures de soie brodées sur une sac de patates.

Jeudi 23 septembre 2010 à 21:32

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/ledondesmorts.jpgLe Don des Morts, Danièle Sallenave


L’essai de Danièle Sallenave s’ouvre sur la ville ; un panorama désarmant, on ne sait pas trop à quoi s’attendre. Une ville, des livres, des petits faits, un bruissement d’aile, un coucher de soleil. Et puis on comprend : Car les villes et la ville ne font qu’un ; ils imposent au désordre du monde l’ordre d’une lecture possible.
Les villes étaient la forme supérieure de l’existence humaine, car, pour être homme pleinement, il faut naître à la vie de l’esprit ; et la vie de l’esprit ne s’épanouit pleinement que dans les villes.
Dans une sorte d’ouverture d’opéra, une peinture poétique de la ville ancienne et nouvelle, l’auteur pose les jalons de ce monde dans lequel il ne faudrait qu’un livre. Mais un livre pour faire quoi ? C’est ce qu’elle va nous présenter par la suite…
Encore une déroute : la description d’une photo… mais où est la réflexion sur les livres ? Où sont les livres ? Attend, patience, semble dire l’auteur.
Et encore une fois, on comprend. Un monde sans livres. Voilà ce qu’elle nous présente. Une vie ordinaire, télé, Elle et supermarché. Une vie ordinaire, amputée.
Qu’est-ce que la vie ordinaire ? Qu’est-ce qui manque à la vie ordinaire ? L’argent, les honneurs, la belle vie ? Ou encore, la culture, les voyages ? Non, ce n’est pas l’argent (il y a des gens riches qui mènent une vie ordinaire), non ce n’est pas la culture (il y a des gens cultivés qui mènent une vie ordinaire). C’est la pensée, ce sont les livres : la pensée, le rêve, la connaissance du monde, et l’expérience élargie, grâce aux livres, à la littérature, à la poésie, à la fiction.   Ce qui définit la vie ordinaire, ce qui fait le malheur de la vie ordinaire, ce qui fait, de la vie ordinaire, une vie mutilée, c’est que les livres y manquent, le savoir qui passe par les livres […] ; la douleur qui passe par les livres, l’expérience, l’émotion, la compréhension du monde qui passent par les livres, mais surtout par le roman et le poème, la fiction littéraire.
Pas de livre, pas de pensée ? Non pas. Car le roman n’élabore pas de lois.
Tout ce monde pense, réfléchit, calcule ; mais pense sans armes ; calcule sans le secours des mots ; réfléchit sans le recours des livres.
Penser, c’est peser. Si l’effet de la littérature est de dévoiler le monde, ce dévoilement lui-même n’a d’autre fin que de nous permettre de juger, afin de nous aider à nous conduire.
Pour la suite, l’auteur parle mieux que moi :
Le but de la fréquentation du livre, le résultat de la fréquentation des livres, et des œuvres de l’esprit inscrites dans les livres, ce ne serait pas de rompre avec la vie ordinaire, ce serait de la transfigurer. Par le livre, on n’échappe pas à la vie ordinaire : on porte celle-ci à un niveau supérieur. Elle s’éclaire, elle est revisitée.
Ce livre, encore une fois, bouleverse, déstabilise. Elle met à bas les préjugés, montre que lire est vital, non pas pour réussir, non pas pour parvenir, mais simplement pour vivre. Pour donner une consistance au monde, le sauver de l’ordinaire, de la routine, des loisirs. Car le livre n’est pas un objet culturel, ni un loisir. C’est plus que cela.
On a donc à la fois tort et raison de dire qu’on s’évade lorsqu’on lit. Car on s’évade alors du monde non pour le quitter, mais pour le rejoindre.
Toute chose racontée était une chose sauvée…[…]
Lire permet d’échapper au mensonge, à la fausseté du monde.
Une vérité existait sans doute dans le monde, il fallait la chercher […]. Cette vérité, il revenait à la littérature de la dévoiler.
Et tout simplement…
Le livre est le lieu de l’arrachement à soi et de l’ouverture au monde. Lire permet l’altérité, ouvre au monde et aux autres. Et lire permet le monde.
Lire un livre, c’est achever de l’écrire, non en lui apportant un complément de sens, ou une interprétation personnelle, mais en lui fournissant le secours de notre monde propre pour qu’il s’incarne.
Si la lecture permet l’incarnation du monde, le personnage permet la carnation de l’homme. Au contact de tous les héros de roman, on peut mieux se comprendre soi-même. On devient autre par la médiation du personnage, mais autre pour devenir soi-même. Grâce à la fiction, chacun porte une tête multiple sur ses épaules.
Cette importance de la lecture est illustrée par un chapitre émouvant sur l’Europe de l’Est, au temps de l’oppression. Pas de loisirs, pas de télé, pas d’ennuie ; de la peur, et puis, surtout, pour survivre, des livres. La crainte est que ce besoin des livres, cette nécessité des livres soit oubliée avec la fusion de l’Europe de l’Est et de l’Europe de l’Ouest...
Et puis la fin ; la fin sur le revers de la médaille du bonheur de lire. La mélancolie. La mélancolie qui naît, à la suite d’un seuil, de la dépréciation de soi liée à notre culpabilité de survivre. C’est nous qui avons trahi les morts en les abandonnant à la mort. Or ici, la seule issue est le pardon. Et où peut-on obtenir ce pardon ? Dans la littérature. Parce que ce tribunal, note Danièle Sallenave, c’est la littérature. Le sentiment de mélancolie se transforme en puissance de création.

Faire redire aux morts rajeunis leurs passions interrompues.
Baudelaire

Voilà ce que je pouvais dire sur cet essai. J’aurais voulu tout recopier, tout dire. Tout est passionnant, éclairant. Même si la pensée de l’auteur est parfois difficile à suivre parce qu’anti-dogmatique. Elle bouscule la doxa, et met des mots sur ce que tout lecteur ressent : la nécessité des livres dans la vie, pour vivre pleinement.
Un essai passionnant.

Vendredi 24 septembre 2010 à 23:13

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/leschosesperec-copie-1.jpgLes Choses, Georges Perec

Ce n’est pas encore du Nouveau Roman, mais l’on n’en est pas loin. Personnages nommés mais jamais décrits, des silhouettes dont on nous répertorie les actes, les achats, les habitudes, et les envies. Sur le rythme d’un imparfait itératif, la vie sans saveur de ces petits-bourgeois se déroule, vaine…
Avec ce premier petit roman – petit en taille, grand par le talent, puisqu’il obtient le prix Renaudot en 1965-, Georges Perec fait œuvre d’exception. Non pas parce qu’il se fait sociologue d’une société de consommation des années 60 qu’il condamnerait – ce qu’on a trop souvent cru, et ce pourquoi on le fait lire parfois- mais parce qu’il nous livre une œuvre narrative aux modes déplacés, où le signe et les choses font loi.
Le roman s’ouvre sur un œil. Un œil géant qui voit et décortique tout ce qui fait –ou plutôt ferait- l’appartement rêvé des deux héros. Un incipit au conditionnel. Angoissant. Un texte qui décrit quelque chose qui n’existe pas ; un simple souhait ; un rêve. Un roman qui débute sur de l’irréel. On se demande où l’on va. Et puis on rencontre les personnages dont on a partagé le rêve. Dire qu’on les rencontre est un grand mot. On fait plutôt connaissance avec un jeune couple qui aurait aimé être riche. Car là est tout le malheur de Jérôme et Sylvie. Là est toute la question du roman.
Dans le monde moderne, le monde des technologies, le monde du luxe et du robot ménager, tout pourrait être plus facile. On pourrait être plus heureux, plus beau, plus parfait. Mais pour cela, une chose est nécessaire : l’argent. Et de l’argent, tout le monde n’en a pas. Notre jeune couple, par exemple, n’en a pas assez pour mener la vie de bobos dont ils rêvent. Toutefois, leur jeunesse est bohême : ils achètent leurs vêtements au marché aux puces, organisent de petits dîners entre amis, riz et anchois au menu, bonne franquette et alcool à gogo, lisent les journaux de gauche, lèchent les vitrines jusqu’à épuisement, rêvent devant les boutiques d’antiquaires. La personne s’efface sous les désirs, comme le personnage laisse place à la description, pire, à l’énumération, presque à la liste…
Au milieu de toutes ces choses, de tous ces objets, Jérôme et Sylvie courent après le bonheur. Mais pour être heureux selon eux en 1960, pour mener le style de vie dont ils rêvent – une vie de grasse mat’ et de flânerie éternelle, devant des vitrines toujours changeantes- il faut de l’argent. Or qui dit argent, dit travail. Mais qui dit travail, dit peu de temps libre. Impasse. Que faire ? Partir ? Pourquoi pas… ils commencent à se scléroser dans cet appartement exigu, encombré. Alors ils partent. Quelques pages sont alors au passé-simple. Le temps de l’accompli, du ponctuel, de l’acte unique. Mais vite, très vite, la routine les rattrape. Loin de chez eux, ils ne sont même plus eux-mêmes. Ils ne cherchent même plus à acheter toutes ces belles faïences, toutes ces choses qu’ils voient, qui brillent. Ils continuent à rêver, mais leur rêve s’embue.
Mais ils étouffaient sous l’amoncellement des détails. Les images s’estompaient, se brouillaient ; ils n’en pouvaient retenir que quelques bribes, floues et confuses, fragilisés, obsédantes et bêtes, appauvries. Non plus un mouvement d’ensemble, mais des tableaux isolés, non plus une unité sereine, mais une fragmentation crispée, comme si ces images n’avaient jamais été que des reflets très lointains, démesurément obscurcis, des scintillations allusives, illusoires, qui s’évanouissent à peine nées, des poussières : la dérisoire projection de leurs désirs les plus gauches, , un impalpable poudroiement de leurs maigres splendeurs, des lambeaux de rêves qu’ils ne pourraient jamais saisir.
Et puis ce style ! Un style envoûtant, berçant, aux longues périodes mélodiques ; autant dire que les énumérations passent toutes seules. Un empire du signe, une volonté de saisie du réel au plus près de ce qu’il est, mais toujours poétique – certains disent clinique, personnellement je trouve que c’est plutôt poétique…- teinté d’une certaine distance ironique de l’auteur. Ironique ou pathétique finalement, parce que cette prédominance de l’objet, de l’apparence au profit de l’intériorité, scelle la disparition de l’humain sous les choses. Quand le matériel prime le spirituel...
Je terminerai en disant que le roman se termine au futur, ce qui ouvre la voie au champ des possibles, mais c’est plutôt ici un futur qui fige, qui condamne, un futur qui montre que l’auteur maîtrise ce qui va se passer parce que, justement, ce qui va se passer est pathétiquement prévisible
La quête du bonheur est un parcours sans fin, fait de rêves et d’ambitions déçues, voilà ce qu’on peut retenir de ce roman, qui va au-delà du simple pamphlet contre la société de consommation. Je laisse ici la parole à l’auteur, dans une interview qu’il a donné dans les années 60 :

Journaliste X : " Les choses " ? C'est un titre qui intrigue, qui alimente les malentendus. Plutôt qu'un livre sur les choses, au fond n'avez-vous pas écrit un livre sur le bonheur ?
Georges Perec :  C'est qu'il y a, je pense, entre les choses du monde moderne et le bonheur, un rapport obligé. Une certaine richesse de notre civilisation rend un type de bonheur possible : on peut parler, en ce sens, comme d'un bonheur d'0rly, des moquettes profondes, d'une figure actuelle du bonheur qui fait, je crois, que pour être heureux, il faut être absolument moderne. Ceux qui se sont imaginé que je condamnais la société de consommation n'ont vraiment rien compris à mon livre. Mais ce bonheur demeure un possible ; car, dans notre société capitaliste, c'est : choses promises ne sont pas choses dues.
 
Lisez ce livre en écoutant Perec : pas de sociologie, mais de la littérature.

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