Sur la lecture, Marcel Proust
Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré.
Rien que cette phrase est magnifique. Comme toujours, Proust parvient à envoûter les mots, à rendre le texte mélodique et évocateur. Dès la première phrase donc, on est envoûté. Et puis de toute façon, Marcel parlant de lecture, ça ne peut être que brillant, éclatant...
C’est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des beaux livres […] que pour l’auteur ils pourraientt s’appeler « Conclusions » et pour le lecteur « Incitations ». Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs.
Plus que cela même, puisque la belle et grande idée de Proust, dans ce qui constituait à l’origine une préface à la traduction de Sésame et les Lys de Ruskin, est que lorsqu’on lit, on se souvient du lieu où l’on se trouvait au moment de la lecture, plus que du livre en lui-même. […]ce qu’elles laissent surtout en nous, c’est l’image des lieux et des jours où nous les avons faites. Qui mieux que Proust le dirait ? C’est d’ailleurs ce que le texte suggère avant même que l’idée ne soit formulée. Proust ne parle pas des livres du jeune Marcel, mais de la salle à manger, de l’attente fébrile du dîner qui signifie qu’on le forcera à fermer son livre, du goûter dans la campagne, au pied des aubépines, et de ses stratagèmes pour se cacher et poursuivre sa lecture. Et enfin, le soir, la lecture sous les draps, à la bougie, quand papa et maman sont couchés. Ce livre, c’est le Capitaine Fracasse. Mais peut importe finalement. Ce qui compte, plus que tout, c’est le lieu.
Mais pendant la lecture, ce qui touche aussi, ce sont les personnages. Ces êtres pour lesquels on a plus tremblé que pour n’importe quel membre de notre famille, n'importe quel ami. Ces êtres qui nous ont fait vibrer pendant quelques heures, et pour lesquels on a eu plus d’angoisses et d’affection que pour tout autre. Ces êtres, de papier malheureusement, qui ne naissent ni ne meurent vraiment, mais apparaissent et s’évanouissent aussi vite que nos yeux balaient le papier. Un clignement, une page tournée, et ils ne sont plus là…
Et puis la lecture est une amitié. Une amitié sans contrepartie, une amitié sincère, pure et calme, qu’on choisit, et où personne ne nous juge. Pas de souci de plaire ou de déplaire ; puisque notre interlocuteur, c’est un mort. Mais quel mort ! Un grand auteur, de préférence ancien (leur phrasé ressemble à ces belles choses qui ne se font plus…) dont les mots nous ouvrent les yeux…
Tant que la lecture est pour nous l’initiatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n’aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. Il devient dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l’esprit, la lecture tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l’effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle, déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres et que nous n’avons qu’à prendre la peine d’atteindre dans les rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un parfait repos de corps et d’esprit.
Proust nous met en garde contre la lecture lettrée, la lecture intellectuelle (rappelons-nous cette méfiance qu’il a envers les intellectuels, et qu’il proclame au début du Contre-Sainte Beuve). Il ne s’agit pas de consommer, d’incorporer une vérité toute faite prise entre les pages des livres que nous lisons, mais d’user de sa capacité de réflexion, de sa propre sensibilité, du sens que nous lui donnons en propre. La faire sienne, voilà ce qu’il faut faire. Plus que la consommer, l’incorporer, l’ingérer, la transformer. Ce qu’on n’a lu n’est alors plus la vérité, une espèce de corps étranger, ce qu’on a retenu en lisant, mais ce qui a pu faire germer en nous l’ébauche d’une idée, d’un désir, d’une réflexion que nous seul pourrons poursuivre.
L’auteur est donc un passeur, un initiateur, un embrayeur. Proust lui-même est cela, et encore plus. En lui on se retrouve, et encore davantage ; on réfléchit sur ce moi que l’on a l’impression de découvrir. Certes l’identification est limitée. Mais cependant, ce chez-soi que je ressens à chaque lecture de Proust, ces images qu’il évoque en moi, je continue ensuite à les tisser.
Et l’on tissait dans sa mémoire
Une tapisserie sans fin
Qui figurait son histoire.
Une tapisserie sans fin
Qui figurait son histoire.
In « L’émigrant de Landor Road », Alcools, Apollinaire
Merci à cette amie qui m'a prêté ce livre minuscule dans l'oeuvre, mais merveilleux!
Merci à cette amie qui m'a prêté ce livre minuscule dans l'oeuvre, mais merveilleux!