Le Monde dans les Livres

Mercredi 10 novembre 2010 à 10:45

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/juliet.jpgLambeaux, Charles Juliet
Des morceaux de tissus en charpie ; un déchirement originel, un cri. Un lapsus : A trois mois, après mon suicide… Avec cet ouvrage, Charles Juliet plonge dans les abysses de ses origines, plonge dans la mine des mots à la conquête de ce qu’il est.
Toutefois, ce récit n’est pas authentiquement autobiographique. Certes l’auteur écrit pour se trouver ; mais ce qui motive l’écriture, c’est la reconstruction. Déchiré qu’il est, le texte, même s’il est parcellaire (esthétique du fragment!), lui aussi en lambeaux, permet de tisser quelque chose de neuf. Puisque tu ne t’aimes pas, il t’appartient de te transformer, de te recréer.
Cette reconquête de soi n’est pas sans exigences. Il s’agit pour lui de reconquérir cette part de lui-même qu’on lui a déchirée à trois mois, quand on l’a séparé de sa mère. Il est comme coupé en deux. Alors rien ne convenait mieux à cette recomposition de soi qu’un récit en deux parties : l’histoire de sa mère, ensuite la sienne.
Tout est bref, fragmentaire, silencieux et sacré. On ne sait rien de trop. Dans une économie pudique, dans une volonté de sacralité et d’exactitude du mot, Charles Juliet nous raconte, se raconte; il lui raconte ce qu’elle été,  il se raconte ce qui fait qu’il est. L’originalité de ce texte, c’est l’usage de cette deuxième personne du singulier. Etonnante, un peu oppressante au début. Il y a quelque chose d’envoûtant. Il s’adresse à sa mère, puis à lui-même, avec l’usage du vocatif. Il s’adresse aussi, beaucoup finalement, à nous. Nous lecteurs, avec qui il installe une intimité des plus grandes. Ce « tu » qu’il emploie rend cette irruption sans détours dans le passé de l’auteur et de sa mère brutale et émouvante. Elle nous atteint au plus profond de ce que nous sommes.
Même si notre vie n’a rien à voir avec la sienne, cette deuxième personne nous engage malgré nous. C’est à nous qu’il s’adresse, autant qu’à lui-même. 
Prêter à autrui les mots dont il a besoin pour avoir accès à lui-même et formuler éventuellement ce qu'il vit.
Il rend sa démarche universelle, sans pour autant avoir recours aux poncifs autobiographiques. Il y a quelque chose du « Tu ne tueras point » biblique, sans la dimension angoissante. Charles Juliet nous fait assister à ce face à face avec lui-même, sans que nous soyons concernés par ce dégoût et cette incompréhension qu’il s’inspire. Bref, une énonciation des plus particulières, qui rend le passé présent, et renforce la confiance entre l’auteur et le lecteur, dans un pacte autobiographique inexprimé.
Sa mère, cette femme qui a du renoncer aux études, qui a fondé une famille, pour finir dans un asile. A cause de lui. Le petit dernier. L’enfant de trop ; celui qui deviendra l’enfant de troupe de L’Année de l’éveil. Une femme déchirée elle aussi, à laquelle on a arraché l’amour. Cette femme qui, comme lui sur le bois, écrira sa souffrance sur les murs. Mais qui jettera ses cahiers dans l’eau ; au feu ; à la boue.
Deux faces d’une même médaille. Elle est l’ainée ; il est le petit dernier. Une boucle qui cherche son aboutissement… Lui aussi a un secret ; l’amour qu’il partage avec cette femme, la femme du colonel. Et puis ce besoin impérieux d’écrire. Toujours des questions qui tournent dans sa tête, tous ces mots qu’il rencontre et qu’elle ne pouvait voir. Pour elle, une existence aliénée. Pour lui, une liberté dont il craint de se saisir. Un mutisme s’impose à lui. Il ne sait pas comment dire les choses. Il peut rester des heures à sa table de travail, sans rien écrire. Parce qu’il a voué sa vie à l’écriture ; mais que les mots sont douloureux ! Il faut aller les chercher loin, profond. Et quand on les ramène, ils sont gris, mornes, insuffisants. De plus, pour lui qui au début ne connaissait rien, il a fallu creuser la terre, préparer les sillons, ensemencer. Grappiller les graines aussi. Il n’avait jamais rien lu, jamais rien connu de l’art et de la littérature. Le peu qu’il en avait appris à la caserne n’était pas suffisant. Il avait soif ; alors il s’abreuva…
Tu veux écrire. Tu veux écrire mais tu ignores tout ce que en quoi consiste l’écriture. De surcroît, tu n’as strictement aucune culture. Lorsque tu en prends conscience, tu es accablé et tu comprends que pendant des années, tu vas devoir faire des gammes et dévorer des centaines, peut-être des milliers de livres.
Un ton prophétique (terme imporpre il est vrai, puisqu'on parle du passé...), étrange mais efficace.  
Ce récit est aussi et surtout un tableau à l’eau forte du travail de l’écrivain. Presque une vanité. Ecrire, c’est souffrir ; rester des heures à la recherche d’un mot. La dure vie d’écrivain passée au scalpel. De ce métadiscours, de cette genèse douloureuse de l’œuvre, Charles Juliet ne nous cache rien. Après des heures de travail, parfois infructueux, son corps, son esprit sont en charpies. De ces charpies, de ces lambeaux d’être qui lui restent, il va constituer un texte ; une œuvre. Les tisser ensemble, par l’usage du mot juste, pour qu’à travers les blancs, on puisse recréer l’histoire.
Un texte dans lequel on est embarqué presque malgré soi. Un texte qui fait comprendre la douleur de vivre, la douleur d’écrire, mais finalement, plus que tout, ce que la littérature et les mots ont de salvateur.  

Pour continuer, un magnifique entretien avec Charles Juliet...
 
Par maud96 le Jeudi 11 novembre 2010 à 23:27
Je n'ai lu que tes articles de Novembre... ne me souviens plus trop de Madame Bovary, n'ai pas lu ces Lambeaux de Charles Juliet et attendrais l'été prochain pour lire le Houellebecq (quoique ton article n'exprime pas un enthousiasme débordant à son propos)
Mais je voulais seulement te féliciter pour tes articles, toujours personnels et intéressants.
Une petite remarque de typo : quand tu changes la couleur de la police et passe à l'orange-jaune pâle sur le fond blanc, c'est difficile à lire...
Par lemonde-dans-leslivres le Jeudi 11 novembre 2010 à 23:54
Merci pour ces gentils mots! Je vais tenir compte de tes remarques concernant la typo (j'ai d'ailleurs mis en gras le mots de couleur de Madame Bovary).
Pour Houellebecq, ton commentaire m'a poussé à rajouter une phrase (iu deux peut-être...!) à la fin de mon article, pour dire finalement que j'avais aimé, pas adoré, mais apprécié. Oui, c'est du grand roman. Mais toutefois, mes préférences sont ailleurs.
Cependant, lisez Houellebecq, ça vaut vraiment le coup
Par JD le Samedi 13 novembre 2010 à 12:14
Oui, tout est tellement lié chez cet auteur, le silence et le passé, la parole, l'écriture, la reconstruction, sa vie est tellement mêlée à la parole qui jailli ! C'est vraiment très intéressant, très beau, très profond, à lire !
 

Et vous, qu'en pensez-vous?









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