Le Monde dans les Livres

Mardi 21 septembre 2010 à 22:54

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/LaplaceAnnieErnaux.jpgLa Place, Annie Ernaux
Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », d’ « émouvant ». Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée.
Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles.
Montaigne serait le meilleur commentateur des Essais. Ici, Annie Ernaux est la meilleure commentatrice de son œuvre. Que dire de plus après ça ? Avec ces quelques mots, situés une dizaine de pages après le début du récit, Annie Ernaux expose la poétique de ce qui constitue sa première véritable autobiographie. Un texte où le « je » n’est plus celui de Denise, mais un je pleinement assumé. Avant de continuer plus avant de livrer les passages qui m’ont paru les plus éclairants sur la poétique de cette œuvre, je voudrais m’attarder sur son incipit. Le passage cité supra aurait pu faire l’affaire ; ce n’est pourtant pas le cas. Le roman s’ouvre sur le récit de l’examen final du CAPES de lettres. On pourrait alors penser qu’il va être question, tout au long du roman, de l’autobiographie d’une prof de lettres venue d’un milieu modeste, et ayant réussi une brillante ascension sociale. Toutefois, rien de tel. Il est vrai que l’incipit pose le sujet : l’ascension sociale, la place dans la société, académiquement reconnue, brillamment acquise. Mais il n’en reste pas moins que le héros de l’autobiographie, ce n’est pas Annie, mais son père. Glissement déceptif, qui n’est pas sans rappeler l’incipit célèbre de Madame Bovary, où Charles entre à l’école, une casquette grotesque visée sur le crâne, alors qu'on s'attend à ce que le roman parle d'une Madame... Sauf que là, Annie n’a rien de grotesque. Ni la mort de son père d’ailleurs. Puisque ce qui suit cet incipit déceptif renouant avec le geste flaubertien, c’est la figure du père à jamais figée ; derrière celle de la mère, les yeux embués. Un récit à rebours du temps, l’écriture opérant un retour sur elle-même pour renouer avec ce sujet trop longtemps oublié, trop longtemps, dans ses œuvres précédentes, rejeté. Un effort de mémoire pour se souvenir.
Plusieurs mois ce sont passés depuis le moment où j’ai commencé ce récit, en novembre. J’ai mis beaucoup de temps parce qu’il ne m’était pas aussi facile de ramener au jour des faits oubliés que d’inventer. La mémoire résiste. Je ne pouvais pas compter sur la réminiscence […]. C’est dans la manière dont les gens s’assoient et s’ennuient dans les salles d’attente, interpellent les enfants, font au revoir sur les quais de gare que j’ai cherché la figure de mon père. J’ai trouvé dans les êtres anonymes rencontrés n’importe où, porteurs à leur insu de signes de force ou d’humiliation, la réalité oubliée de sa condition.
C’est ce qu’elle écrit aux trois quarts du roman (je ne respecte pas ici la chronologie du texte en plaçant cet extrait ici). Ce père, ouvrier, puis gérant de café ; cet homme qui a sué sang et eau pour se faire une place. Ce père qui ne comprenait pas qu’on puisse encore, à 17 ans, être à l’école. (Pourquoi passer son temps dans les livres, alors que lui n’en a jamais lu qu’un seul, le Tour de France par deux enfants ?) Cet homme qui s’obstine, à l’heure des baignoires et de la faïence des salles de bain, à se raser à l’évier de la cuisine.
Quand je lis Proust ou Mauriac, je ne crois pas qu’ils évoquent le temps où mon père était enfant. Son cadre à lui c’est le Moyen-âge.
Ecrire la honte, la différence du premier homme le plus proche de nous…
Voie étroite, en écrivant, entre la réhabilitation d’un mode de vie considéré comme inférieur, et la dénonciation de l’aliénation qui l’accompagne. Parce que ces façons de vivre étaient à nous, un bonheur même, mais aussi les barrières humiliantes de notre condition […], je voudrais dire à la fois le bonheur et l’aliénation.
L’écriture est plate, la parole fragmentée, la syntaxe déconstruite. Bonheur et aliénation. Les mots sont là, comme des pierres. Il faut essayer de les dire, mais la langue achoppe. Ses sentiments même sont ambigus. Elle est heureuse dans sa famille, mais aspire à autre chose. A une autre place.
Plus peut-être qu’un exemple d’ascension sociale, un hommage au père, à cet homme qui lui a permis d’arriver, gagnant sa vie à la sueur de son front. Elle en a eu honte, de ce père qui avait toujours peur de manquer, dont elle ne parlait pas à ses amies, qui restait là-bas, à sa place, loin de sur-booms et des chaines hi-fi. C’est une fois adulte, sans honte ni fioriture pour dissimuler la réalité, qu’elle nous raconte, en toute simplicité, quelle fut la vie de ce père tellement différent.
Un texte concentré, ramassé, simple mais efficace. Un livre à l’image de ce père, droit et fier.
 
Par chocolaaatee le Mardi 21 septembre 2010 à 23:52
J'voulais te dire que je suis absolument fan de très chroniques. Je les trouve admirablement bien écrites, avec de très bonnes analyses. Je ne commente jamais puisque pour la plupart il s'agit de livres que je n'ai pas lus, c'est donc difficile d'avoir quelque chose à en dire mais tu m'as donné plusieurs fois envie de lire quelques livres ! =)
Par Violaine Artsouilleurs le Mercredi 22 septembre 2010 à 16:01
La place, c'est "le" classique d'Annie Ernaux. Le livre de l'auteur qui a été canonisé en quelque sorte par le prix Renaudot et qu'on peut étudier aujourd'hui à l'école. Mais toute l'oeuvre d'Annie Ernaux est passionnante : elle se lit rapidement parce que ses livres sont souvent courts, et en même temps, elle rend compte d'une densité d'écriture rare. J'ai plus particulièrement travaillé sur "Les Années" pour mon M2, mais dans la mesure où ce dernier livre constitue la synthèse et l'aboutissement du reste de l'oeuvre, j'ai vraiment pu en apprécier pleinement toute l'envergure. Chaque nouveau livre est une expérience d'écriture, l'occasion de découvrir un territoire inexploré de l'individu : c'est avec une lucidité incroyable qu'Annie Ernaux nous entraîne dans sa démarche ; et à chaque fois, on la découvre elle et on se rend compte également qu'on se découvre nous-mêmes.
Tu l'as très justement remarqué au début de ton article : Annie Ernaux est la meilleure commentatrice de son oeuvre. C'est une qualité rare, qui augmente à mes yeux la valeur de ses textes.
Je terminerai en citant une phrase d'Annie Ernaux tirée d'un entretien, elle résume bien sa démarche d'écrivain et je la trouve on ne peut plus juste :
"Je ne crois pas qu'il y ait une autre vie. L'autre vie, l'autre monde, sont ce qui est derrière moi et je ne peux les espérer, les atteindre que par l'écriture et la mémoire."
Par lemonde-dans-leslivres le Mercredi 22 septembre 2010 à 17:24
Merci pour ce commentaire très intéressant, qui complète bien mon article :)
Par trofimov le Lundi 11 octobre 2010 à 12:59
J'ai lu " La Place" que j'avais trouvé par hasard dans la bibliothèque de mes parents il y a longtemps .
Cette lecture m'est restée . Depuis j'en ai acheté plusieurs du même auteur . Je suis saisi à chaque fois par la précision de l'écriture qui va comme un sclapel fouailler ses plaies .
C'est dans Annie Ernaux que j'ai vraiment compris que cette promotion sociale par l'éducation dont on nous fait tant de cas peut être vécu comme une trahison de ses origines. Dans les " Années" elle évoque à un moment la lecture des " Mots et les choses " de Foucault .
Je crois qu'il y aurait tout un parallèle à faire dans la démarche d'archéologie du savoir du prof au Collège de France et celle de ses auteur .
Ceci étant dit j'ai beaucoup aimé ton article et je viess d'ajouter ton blog dans mes favoris.
Amitiés Littéraires
Par trofimov le Lundi 11 octobre 2010 à 13:51
Euh j'ai jamais bien compris comment on devait répondre au tagboard sur son blog où sur celui de votre interlocuteur .
donc je bafouille ici .
Sur collège de France je voulais faire mon kéké en éviant de répéter Michel Foucault donc comme je sais qu'il est prof au Collège de France voili voilà .
( oui j'aurais dû écrire "Je crois qu'il y aurait tout un parallèle à faire dans la démarche d'archéologie du savoir du prof au Collège de France et celle de cet auteur " au lieu de la ramener .

Shame on Mea culpa ma faute tout çà .....
Par dasola le Jeudi 21 octobre 2010 à 18:59
Bonsoir, avec les Années, c'est le plus beau texte d'Annie Ernaux. Bonne soirée.
Par writing dissertation methodology le Jeudi 26 avril 2012 à 7:08
Tuition increase is something which is making students wonder if they will be able to continue their education or not. Thus, they seek financial aid. This thing should be resolved.
Par Website logo design le Samedi 28 avril 2012 à 7:31
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