La Place, Annie Ernaux
Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », d’ « émouvant ». Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée.
Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles.
Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles.
Montaigne serait le meilleur commentateur des Essais. Ici, Annie Ernaux est la meilleure commentatrice de son œuvre. Que dire de plus après ça ? Avec ces quelques mots, situés une dizaine de pages après le début du récit, Annie Ernaux expose la poétique de ce qui constitue sa première véritable autobiographie. Un texte où le « je » n’est plus celui de Denise, mais un je pleinement assumé. Avant de continuer plus avant de livrer les passages qui m’ont paru les plus éclairants sur la poétique de cette œuvre, je voudrais m’attarder sur son incipit. Le passage cité supra aurait pu faire l’affaire ; ce n’est pourtant pas le cas. Le roman s’ouvre sur le récit de l’examen final du CAPES de lettres. On pourrait alors penser qu’il va être question, tout au long du roman, de l’autobiographie d’une prof de lettres venue d’un milieu modeste, et ayant réussi une brillante ascension sociale. Toutefois, rien de tel. Il est vrai que l’incipit pose le sujet : l’ascension sociale, la place dans la société, académiquement reconnue, brillamment acquise. Mais il n’en reste pas moins que le héros de l’autobiographie, ce n’est pas Annie, mais son père. Glissement déceptif, qui n’est pas sans rappeler l’incipit célèbre de Madame Bovary, où Charles entre à l’école, une casquette grotesque visée sur le crâne, alors qu'on s'attend à ce que le roman parle d'une Madame... Sauf que là, Annie n’a rien de grotesque. Ni la mort de son père d’ailleurs. Puisque ce qui suit cet incipit déceptif renouant avec le geste flaubertien, c’est la figure du père à jamais figée ; derrière celle de la mère, les yeux embués. Un récit à rebours du temps, l’écriture opérant un retour sur elle-même pour renouer avec ce sujet trop longtemps oublié, trop longtemps, dans ses œuvres précédentes, rejeté. Un effort de mémoire pour se souvenir.
Plusieurs mois ce sont passés depuis le moment où j’ai commencé ce récit, en novembre. J’ai mis beaucoup de temps parce qu’il ne m’était pas aussi facile de ramener au jour des faits oubliés que d’inventer. La mémoire résiste. Je ne pouvais pas compter sur la réminiscence […]. C’est dans la manière dont les gens s’assoient et s’ennuient dans les salles d’attente, interpellent les enfants, font au revoir sur les quais de gare que j’ai cherché la figure de mon père. J’ai trouvé dans les êtres anonymes rencontrés n’importe où, porteurs à leur insu de signes de force ou d’humiliation, la réalité oubliée de sa condition.
C’est ce qu’elle écrit aux trois quarts du roman (je ne respecte pas ici la chronologie du texte en plaçant cet extrait ici). Ce père, ouvrier, puis gérant de café ; cet homme qui a sué sang et eau pour se faire une place. Ce père qui ne comprenait pas qu’on puisse encore, à 17 ans, être à l’école. (Pourquoi passer son temps dans les livres, alors que lui n’en a jamais lu qu’un seul, le Tour de France par deux enfants ?) Cet homme qui s’obstine, à l’heure des baignoires et de la faïence des salles de bain, à se raser à l’évier de la cuisine.
Quand je lis Proust ou Mauriac, je ne crois pas qu’ils évoquent le temps où mon père était enfant. Son cadre à lui c’est le Moyen-âge.
Ecrire la honte, la différence du premier homme le plus proche de nous…
Voie étroite, en écrivant, entre la réhabilitation d’un mode de vie considéré comme inférieur, et la dénonciation de l’aliénation qui l’accompagne. Parce que ces façons de vivre étaient à nous, un bonheur même, mais aussi les barrières humiliantes de notre condition […], je voudrais dire à la fois le bonheur et l’aliénation.
L’écriture est plate, la parole fragmentée, la syntaxe déconstruite. Bonheur et aliénation. Les mots sont là, comme des pierres. Il faut essayer de les dire, mais la langue achoppe. Ses sentiments même sont ambigus. Elle est heureuse dans sa famille, mais aspire à autre chose. A une autre place.
Plus peut-être qu’un exemple d’ascension sociale, un hommage au père, à cet homme qui lui a permis d’arriver, gagnant sa vie à la sueur de son front. Elle en a eu honte, de ce père qui avait toujours peur de manquer, dont elle ne parlait pas à ses amies, qui restait là-bas, à sa place, loin de sur-booms et des chaines hi-fi. C’est une fois adulte, sans honte ni fioriture pour dissimuler la réalité, qu’elle nous raconte, en toute simplicité, quelle fut la vie de ce père tellement différent.
Un texte concentré, ramassé, simple mais efficace. Un livre à l’image de ce père, droit et fier.