Le Monde dans les Livres

Jeudi 10 juin 2010 à 21:39

   Un blog est avant tout un lieu de partage; j'ai donc trouvé sympathique l'idée de pousser le concept jusqu'au bout, en publiant ici un article qu'une de mes amies a écrit suite à une de ses lectures, et qu'elle m'a proposé de poster. 

Comme dirai Rimbaud, "je est un autre" mais ceci n'est pas de moi!

 Cela ne fera qu'enrichir ce blog, faire découvrir des auteurs et leurs romans, tout en partageant l'espace d'expression avec d'autres amoureux des livres.
Maintenant trêve de blabla, et bonne lecture!



 Victoria et les Staveney

D. Lessing.

   Une mûre parmi des framboises, la couverture dit déjà tout de l’œuvre. Victoria est cette petite fille noire de la banlieue de Londres à qui la chance ne sourit pas : sans père, une mère gravement malade qui décède au bout de quelques années, années durant lesquelles Victoria joua l’infirmière. Lieu commun, topos de la littérature me direz-vous ? Certes, mais c’est en renouvelant ces derniers que la littérature avance. Le décès maternel ne survient pas dès le début, mais l’incipit doit son lancement à un séjour hospitalier de la mère. Victoria, petite fille noire, attend dans la cour que l’on vienne la chercher. On l’a oubliée ? Oui, mais aussi, sombre soir d’hiver, on ne l’a pas vue, seul le petit garçon qui pleurait dans la cour a été sauvé de l’abandon. Elle est « la petite fille invisible », pour paraphraser H.G. Wells. Puis Edward Staveney, tout penaud, revient la chercher. Victoria est emmenée dans une grande maison pleine de couleurs, de lumière et de chaleur, une maison qui ne se limite pas à la cuisine et qui contraste tant avec l’appartement minuscule dans lequel elle vit avec sa mère. Toute sa vie, elle gardera un souvenir ému et prégnant de cette unique nuit dans la chambre de Thomas Staveney (le petit garçon qui pleurait), du temps passé dans les bras d’Edward qui la réconfortait. Toute sa vie, elle rêvera d’avoir « une chambre à soi », chose d’autant plus difficile qu’à la mort de sa mère, Victoria doit aller vivre chez Bessie et sa famille. Plus tard, cette fille brillante et remarquablement bien faite de sa personne recroise Thomas, devient sa petite copine estivale – lui qui est attiré par les jeunes filles noires et le zouk – et tombe en ceinte de Mary. La grossesse n’est pas révélée ; ce n’est que six ans plus tard que Thomas apprend sa paternité. Enfin une petite fille, elle est ravissante, si chou ! Tout le monde l’adopte et les Staveney lui offrent la vie dont Victoria avait toujours rêvée, mais Dickson, son frère né d’un autre père et enfant terrible, est laissé pour compte. Finalement, Mary achève ce que Victoria avait commencé.

    Her advice  : Victoria et les Staveney n’est bien sûr pas LE grand roman du siècle, mais il a tout pour plaire. Bien des grands thèmes sont présents, sans pour autant qu’ils ne soient exposés en de simples stéréotypes. Les différences sociales entre familles blanches et familles noires, la difficulté de s’en sortir dans la société lorsqu’on n’a pas accès aux meilleures écoles, la désillusion au moment où l’on revoit quelques années après ce qui nous avait tant émerveillé durant notre enfance, la difficile conciliation de deux mondes si opposés et la recherche d’une identité, l’absence du père, l’enfance insouciante et l’enfance sacrifiée... Mais surtout, tout le roman tend vers la réunion de deux univers réellement inconciliables. Victoria et Mary sont deux électrons libres ballotés entre deux pôles – ce vers quoi elles aspirent et la réalité sociale –, entre une famille américaine blanche de la classe moyenne, non raciste et assez aisée pour envoyer leurs enfants dans de bonnes écoles, et son symétrique : la famille noire, engluée dans son « social background » et dont toutes les chances des enfants, aussi intelligents soient-ils, sont annihilées par l’impossibilité d’accéder à une école autre que celle du quartier où la criminalité ne cesse de faire des ravages. La vision est réaliste, pessimiste même : une union de ces deux familles est impossible, seuls des ponts (incarnés par Victoria et Mary) peuvent être établis. Tout un jeu de couleurs se déploie alors au fil du roman : noire Victoria, blanche la famille Staveney, caramel Mary, mais noir chocolat Dickson (le second enfant de Victoria dont les Staveney ne veulent pas entendre parler). Blessée du rejet de Dickson, Victoria est aussi prise dans un paradoxe : elle sait que les Staveney sont la meilleure chose qui puisse arriver à Mary, mais il faut prendre garde à ne pas tomber dans l’excès inverse, prendre garde à ce qu’ils ne lui prennent pas sa fille. Une solution est trouvée à la toute fin ; à vous de lire…


Jeudi 10 juin 2010 à 22:43


L'Ennui, Alberto Moravia
http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/Moravialennui.jpgLa sensation de l’ennui naît en moi, […], de l’impression d’absurdité d’une réalité insuffisante, c’est à dire incapable de me persuader de sa propre existence effective. Il peut m’arriver par exemple de regarder un verre avec une certaine attention. Tant que je me dis que ce verre est un récipient de cristal ou de métal fabriqué pour contenir un liquide et le porter aux lèvres sans qu’il se répande, c'est-à-dire tant que je suis en mesure de me représenter ce verre avec conviction, il me semblera avoir avec lui un rapport quelconque, suffisant pour me faire croire à son existence et, par extension, à la mienne également. Mais faites que le verre se décompose et perde sa consistance de la façon que j’imagine, ou bien qu’il se présente à mes yeux comme quelque chose d’étranger, avec lequel je n’ai aucun rapport, en un mot s’il m’apparaît un objet absurde, alors de cette absurdité jaillira l’ennui, lequel est en fin de compte le fait de l’incommunicabilité et de l’incapacité d’en sortir.
 
   Dès le prologue, Dino, héros de ce roman et victime de l’Ennui, nous présente ce sentiment qui l’assaille sans cesse. Il ne s’agit pas pour lui de l’ennui qui touche tout homme dès qu’il est désœuvré, -contre lequel il existe le remède du divertissement- mais d’une forme d’ennui qui lui est toute particulière : un sentiment de l’absurdité du monde qui l’entoure dès que celui-ci cesse d’avoir un intérêt ou un sens pour lui.
   Imaginez dès lors notre homme de trente ans, sans famille à part sa mère – une riche aristocrate dont il déteste le mode de vie-, sans amis, sans travail. Tout de même pas sans loisirs me direz-vous ?  Mais même cela échappe à Dino : il est un peintre qui ne peint plus. Sa seule occupation est de regarder les jeunes filles qui défilent chez son voisin Balestieri, le vieux peintre amateur de nus. Le spectacle ne manque pas de variété, jusqu’au jour où le jeune homme se rend compte que la même jeune fille se présente chaque jour à l’atelier du peintre. Celle-ci semble toute jeune, presque une enfant ; jusqu’au jour où, suite à la mort du vieux voisin dans des conditions suspectes, elle se montre à Dino dans toute sa splendeur et son mystère. Cécilia est une femme-enfant mais également une femme fatale, qui fait tourner la tête des hommes. En sa présence, le jeune homme ressent d’abord de l’ennui, puis se rend compte que quelque chose, chez Cécilia, lui échappe.
Après avoir pensé un instant à la rejoindre, je ralentis le pas et la suivis ; je venais de m’apercevoir brusquement que jamais elle ne m’était apparue aussi réelle que maintenant où j’avais l’intention de me séparer d’elle ; je voulais jouir de cette réalité et en même temps comprendre pourquoi elle se révélait maintenant précisément. Je la regardais donc, avec attention, et j’eus l’impression de la voir pour la première fois de ma vie, dans un air aussi neuf que celui du premier jour de la Création. Par je ne sais quel miracle, les particularités de sa personne paraissaient plus visibles que d’ordinaire, visibles pour ainsi dire, en elles-mêmes, c'est-à-dire visibles de toute façon, même si je ne les avais ni regardées, ni observées : la masse brune, ondulée et légère de ses cheveux, plus semblable à la toison embrouillée et sauvage d’un pubis qu’à une chevelure peignée ; les mouvements de son cou que l’on n’apercevait pas puisqu’il était caché, mais qu’on devinait à la fois flexible et gracieux ; la souplesse du long tricot vert, souple et duveteux, autour de son buste que je savais nu, avec sa poitrine pleine et tendue dont les pointes délicates étaient exposées au frottement de la laine rude ; la jupe noire, courte et étroite, dans laquelle, à chaque pas, se dessinait, avec une évidence émouvante et balancée, la rotondité des hanches ; son corps entier, en somme, paraissait attirer et pour ainsi dire engloutir mes regards avec la même avidité qu’un terre aride absorbe la pluie.
   Cette réalité et ce rapport qu’il entretient avec elle – qui lui semble être de l’amour- vient du fait qu’elle ne lui inspire plus d’ennui. Mystérieuse et insaisissable, Cécilia est devenue « réelle ». Alarmé par ce sentiment qui s’empare tout à coup de lui, Dino cherche tous les moyens de rendre à la jeune fille son caractère ennuyeux. Il souffre de ne pouvoir la posséder totalement, et devient malade de jalousie.
On peut tout prévoir, sauf le sentiment que pourra vous inspirer ce qu’on a prévu. Par exemple, il est possible de prévoir que de sous un rocher, un serpent va sortir d’un trou ; mais il est difficile de prévoir la qualité et l’intensité de la peur que provoquera en nous la vue du reptile. J’avais mille fois imaginé la sortie de Cécilia de la maison de l’acteur, seule ou avec lui ; mais je n’avais pas prévu les sentiments que j’éprouverais en la voyant sortir de cette porte, encadrée de marbre noir, la main dans la main de Luciani. Aussi fus-je presque étonnée, à la vue de Cécilia et de l’acteur immobiles (pour l’éternité, eût-on dit) sur le seuil de la porte, d’éprouver un sentiment abominable, comparable à un évanouissement. Je souffrais horriblement et en même temps m’étonnais de souffrir autant et d’une manière si nouvelle, alors que j’étais préparé par de si exactes prévisions. Je sentais l’image de ces deux êtres se graver dans ma mémoire d’une façon indélébile ; et j’éprouvais une douleur brûlante comme si cette image eût été un fer rougi au feu et ma mémoire une chaire sensible qui se tordait sous l’empreinte.
    Mais n’est-ce pas le désespoir ce cet homme face à la vie qui lui fait désirer l’ennui plus que l’amour ? Si l’amour charnel le fait souffrir et ne lui suffit pas, peut-être apprendra-t-il, en frôlant la mort, à aimer « sans plus ».
   Mon avis : Ce roman est extrêmement prenant ; Dino analyse ses moindres pensées et réactions concernant Cécilia, au cours de cette période où il ne fait rien d’autre que de coucher avec elle, l’espionner et s’interroger sur leurs rapports. Le personnage de Cécilia semble aussi vide que celui de Dino est plein ; plein de pensées et d’analyses, de réflexions et d’incertitudes, mais surtout de souffrance.  Les sentiments y sont décrits avec une grande justesse, et il est étonnant de voir à quel point leur progression semble logique. C’est une véritable analyse d’âme que nous offre Moravia : l’âme d’un jeune homme insatisfait par la vie, que tout ennuie, et qui prend peur quand un idéal semble donner un sens à son existence. Son combat contre ce nouveau sentiment qui s’empare de lui - et qu’il nomme lui-même l’amour-, a quelque chose de pathétique et de touchant. On ne peut s’empêcher de le trouver un peu ridicule, mais également de compatir à sa souffrance.
   J’ai vraiment beaucoup aimé ce roman, sur lequel je suis tombée par hasard chez le bouquiniste –chère bouquinerie !- et dont le titre m’a intriguée. Certaines scènes et de nombreux dialogues sont rapportés de manière très juste et vivante, ce qui rend la lecture dynamique et très agréable. Le titre de ce roman est trompeur (on s'en serait douté!), dans la mesure où il inspire tout, sauf de l'ennui! 
   Comme je le disais, on ne s’ennuie pas un seul instant en lisant cette oeuvre; ni au sens de Dino, ni dans le sens commun. Le livre ne devient jamais un objet absurde, car il y a toujours une part de mystère : la réaction de Cécilia aux multiples tentatives de Dino pour la saisir. 
    Ce roman allie savamment analyse, complexité de l’être et charge symbolique. Dino incarne la préoccupation majeure de Moravia : le sort insupportable des hommes de notre temps privés du soutien d'un idéal, quel qu'il soit. 
   Je compte lire d’autres œuvres de cet auteur : je me suis d’ailleurs empressée d’aller chez le bouquiniste du coin ce matin pour en acheter un autre. Face à un choix important de romans de Moravia, j’ai opté pour Les Ambitions Déçues, titre qui n’est pas sans rappeler un fameux Balzac. Pastiche ? Seule une lecture prochaine me le dira… !

   Je souhaitais juste ajouter que je trouve la couverture de cette édition ancienne(1979...) du Livre de Poche très jolie, et tout à fait dans l'esprit du roman. Les couvertures modernes (jetez un oeil à tout hasard sur Amazone!) illustrent trop la dimension sexuelle, qui selon moi ne fait pas l'essentiel de l'oeuvre.

Lundi 14 juin 2010 à 0:23

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/CHANGE1.jpgChangement de décor, David Lodge
Deux avions se croisent dans le ciel, avec chacun à leur bord un professeur de littérature. L’un est anglais, l’autre américain ; ils s’apprêtent à échanger leur vie l’espace d’un semestre.
Dans le premier avion, il y a Philip Swallow (l’Hirondelle, pas le moineau). Aucune publication à son actif, pas même un doctorat, mais n’a pas son pareil quand il s’agit de concocter un sujet d’examen. Il vient de Rummidge, dans les Midlands, cette université inventée par Lodge, théâtre de nombre de ses romans. Père de famille un peu désabusé, piètre amant, professeur médiocre, ce séjour aux Etats-Unis, il l’espère, va être l’occasion de renouer avec les excès et les aventures débridées de sa jeunesse…
Morris Zapp, c’est l’éminent professeur américain d’Euphoric State, spécialiste de Jane Austen, en instance de divorce et réputé pour son franc-parler. Mais dès le début du voyage, les choses basculent quand il se rend compte qu’il est à bord d’un avion rempli de femmes venues se faire avorter en Angleterre…
Il peut s’en passer des choses en un semestre, surtout lorsqu’on est nouveau dans une Université où les étudiants ont le sang chaud. Morris et Philipp en font l’expérience, sous la plume brillante d’un David Lodge qui inaugure avec ce roman sa série de chroniques de la vie universitaire, rehaussée de cette fameuse pointe d’humour ravageur.  L’on suit les aventures de nos deux protagonistes, dans un roman dans le pur style post-moderniste : le premier chapitre est une narration presque ordinaire, scintillant de clins-d’œil, la seconde une série de lettre des femmes à leur conjoint respectif – hé oui, il faut bien parler des problèmes de machine à laver défaillante et des séjours en prison… !-, la suivante est constituée d’une série d’articles de presse relatant les rebondissements des émeutes étudiantes, et la dernière, en forme de pièce de théâtre, met en scène les deux couples qui, comme par hasard, se croisent en avion et parlent de dénouement. La boucle est bouclée pourrait-on dire, et le lecteur a pleinement conscience de lire une œuvre de fiction. Ces points de vue variés et originaux permettent de dérouler les divers évènements de l’intrigue sans lasser le lecteur, et de centrer la narration sur les aventures en terre étrangère de nos deux profs.
Mon avis : Bref, un sympathique roman de Lodge, un jeu de miroir assez plaisant mais dont les derniers rebondissements sont attendus. Toutefois, le jeu avec les conventions littéraires et les focalisations ne manque pas d’intérêt et d’originalité. Un bon moment de lecture et de détente.

Lundi 14 juin 2010 à 21:09

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lolstein.jpgLe ravissement de Lol V. Stein, Marguerite Duras
Un fiancé ; un bal ; deux femmes. L’une est jeune, belle, innocente ; l’autre est mère. Imaginez la souffrance de la première si le fiancé en question est foudroyé à la vue de la femme mûre…
Terrifiant n’est-ce pas ? C’est pourtant ce qui arrive à Lola Stein. Dans le casino de Town Beach, personne sauf Tatiana ne se rend compte de la tragédie dont est victime la jeune fille, adossée au bar. Elle non plus d’ailleurs… Elle regarde d’un air attendri ce couple qui danse, ce couple qui n’est pas le sien. Pourtant c’est bien Michaël Richardson qui est sur la piste dans les bras de cette femme…
Cet état extatique dure jusqu’à ce que la lumière se rallume, que la réalité surgisse, et avec elle son lot de souffrances. Lol prend conscience de ce qui va devenir le malheur de sa vie, la raison de ses marches sans fin à travers la ville, la source de sa rencontre avec Jacques Hold.
Ce dernier est le narrateur de l’histoire, ou plutôt l’archéologue qui reconstitue la mosaïque de l’histoire de Lol, cette femme pleine de mystère, doucement folle, amoureuse et malheureuse. On ne sait si ce qu’il dit est vrai. Il connaît Lol depuis 15 ans lorsqu’il raconte cette histoire ; il l’aime, et la passion peut faire naître de bien belles chimères. Cependant on le suit, on le croit, et l’on découvre une Lol passionnée, en éveil dans ses champs de seigle, qui ne veut pas qu’on renonce au monde pour elle.
Avec Jacques elle va revenir sur les lieux de son drame, rejouer la scène du bal et peut-être, ainsi, exorciser son mal…
“We’ve known each other so briefly. At first we are astonished. Then we discover our current memory, our current memory, our marvelous, recent memory of this morning, we move into each other’s arms, let me hold her tight, we stay this way, not saying a word, there being nothing to say until, looking toward that section of the beach where the swimmers are and which Lol, because of the position of her head on my shoulder, cannot see, there is some commotion, a crowd gathering around something I cannot see, perhaps a dead dog.”
Ah oui, une dernière chose : pourquoi cet extrait est-il en anglais me direz-vous?! Eh bien voilà encore une des bonnes surprises que réservent les bouquinistes : j’avais entendu parler de ce roman il y a peu, et l’histoire de cette jeune fille qui perd son fiancé à la suite d’un bal – Princesse de Clèves moderne- m’avait intriguée. Je n’avais lu de Duras que l’Amant et le début d’ Un Barrage contre le Pacifique qui m’était tombé des mains je ne sais trop pourquoi –enquête à poursuivre… ! et étais étonnée qu’elle ait écrit une telle histoire. Je ne parvenais pas à le dénicher, et ayant trouvé ce jour là mes chers Mandarins, je suis montée au rayon littérature anglaise histoire d’accompagner une amie et de me faire plaisir aux yeux. Et au bout d’un moment, je suis tombée sur The Ravishing of Lol Stein, by M. Duras. Bien étonnée mais bien contente, je me suis empressée de m’en emparer, et l’ai dévoré…
Encore une bien jolie découverte, grâce au bouquiniste ! Et la lecture en anglais n’enlevait rien au charme de cette histoire ; même, cela lui en conférait un autre insoupçonné. Je pense toutefois que je lirai un autre roman de Duras (lequel me conseilleriez-vous ?) pour ne pas passer à côté de son style.
En résumé, une belle surprise, une belle lecture et un magnifiquement triste et énigmatique roman. Bref, un chef-d’œuvre de mon goût !
L'image de l'édition anglaise est d'ailleurs, selon moi, tout à fait représentative de la jeune fille énigmatiquement floue et insaisissable qu'est Lol....

Jeudi 17 juin 2010 à 18:36

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/couvimpardonnables.jpgImpardonnables, Philippe Djian
Je viens fermer le roman, et j’ai le sentiment de rester sur ma faim. Est-ce le sentiment que Djian cherche à susciter chez le lecteur ? Probablement. Puisque dans ce roman, rien n’est jamais explicitement dit, tout n’est qu’évoqué, les évènements sont à déduire d’un mot, d’une phrase prononcée par le narrateur, Francis, un écrivain à succès auquel la vie ne sourit pas. Il a vu périr sa femme et l’ainée de ses deux filles dans un incendie, et quelques années plus tard, lorsque cette histoire commence, il doit faire face à la disparition de sa fille désormais unique, Alice. Devenue actrice, elle enchaîne les films et les excès en tous genres. Alors qu’il fait face à ce nouveau coup du sort, Francis nous livre ses pensées ; un évènement, une personne, un objet, font jaillir à sa mémoire des souvenirs, qui, on s’en rend compte, ne remontent pas à plus loin que le jour de l’accident.
Ce roman est comme un prisme, ou un réseau de bobines, dont les faces sont dévoilées sans suivre aucun ordre. Ni chronologique, ni thématique, rien, tout nous est donné comme ça, entre deux étoiles, celles qui séparent les paragraphes en autant de bribes, de lambeaux de vie. Les paragraphes s’enchaînent en suivant vaguement la ligne du temps depuis la disparition d’Alice jusqu’à la scène de fusillade…
La vie de cet écrivain qui survit grâce à des nouvelles publiées dans des magazines est un voile déchiré, en lambeaux, dont les fils pendants sont parfois déroulés pour nous révéler une bribe de l’histoire de cet homme sans cesse heurté par la vie. Un canevas complexe prend forme sous nos yeux, dont la résolution semble ne pas vraiment exister ; on ne comprend pas tout, tout est complexe, injuste, incompréhensible, à l’image de la vie. Pourquoi est-ce qu’Alice a disparu pendant deux mois sans donner de nouvelles, laissant place à tous les scénarios possibles, et est réapparue tout à coup, là où on l’attendait ? Pourquoi est-ce que Anne-Marguerite a succombé à son cancer ? Pourquoi est-ce que Judith, la seconde femme de Francis, celle grâce à laquelle il est revenu au monde, le trompe-t-elle avec Jérémie, le fils de A-M, ce gamin fou qui ne passe son temps à se battre, ne donne pas de nom à ses chiens et pleure comme un enfant à la mort du premier qu’il a adopté ? Judith qu’on ne voit jamais, qui fuit la compagnie de Francis après une dizaine d’années de vie commune, de vie manquée, ils se sont mariés trop rapidement, sur un coup de tête, ou plutôt dans un acte de survie.
Impardonnables… Tous sont impardonnables : Alice qui a disparu, Judith qui l’a trompé, Roger qui lui a menti, Jérémie, ce fils de substitution que je soupçonne d’être véritablement le fils de Francis, même A-M, Johanna et sa fille, emportées trop tôt, trop mal, trop injustement. Mais la vie c’est cela. Des coups durs, des choses inexplicables. On ne peut pardonner au destin de faire son office. Tout ce qui fait aussi mal est impardonnable… Impardonnables, ce titre au pluriel qui démultiplie les sujets de rancune, laisse présager que le pardon n’a aucune place dans ce roman. Et pourtant, avant la fin, il semble que Francis s’achemine vers le pardon, mais envers une seule personne… « Pourquoi elle ? » comme demande Alice. J’attendis qu’elle relève la tête, quelle me regarde dans les yeux, mais elle demeurait immobile. « Pour mille et une raisons, Alice », lui répondis-je.
Comment continuer à vivre quand il semble que tout soit perdu ? Seule l’écriture semble pouvoir empêcher Francis de sombrer. Lui qui n’arrivait presque plus à enchaîner deux phrases après l’accident, se sent soulevé par le désir d’écrire un roman. La littérature lui sauvera-t-elle la vie ?
N’y avais-je pas déjà un pied dans l’au-delà ? J’y pensais souvent depuis que nous nous étions séparés, Judith et moi – et l’extrême mauvaise humeur d’Alice, qui en soit n’avait guère d’importance, ajoutait encore à mon dépit. Des quatre femmes qui avaient donné un sens à mon existence, deux étaient mortes, une m’avait quitté, et la dernière refusait de m’adresser la parole.
Je remerciais le ciel de m’avoir donné la littérature. Je remerciais la littérature de m’avoir donné un travail, d’avoir subvenu aux besoins de ma famille, de m’avoir fait connaître les frissons du succès, de m’avoir châtié, de m’avoir grandi, et je ma remerciai aujourd’hui pour la main qu’elle me tendait encore, mais serait-ce suffisant désormais ? La littérature allait-elle tenir son rôle encore longtemps, pour ce qui me concernait ? Maintenant que j’étais seul, maintenant que la poussière retombait.
 
Francis est désemparé, même si dans toute cette histoire, on sent qu’il a des choses à se reprocher. Il est loin d’être parfait, il fait parfois les mauvais choix, n’agit pas toujours comme il faudrait, tout en tentant de de surmonter la douleur comme il peut. Je l’ai perçu comme un héros blessé mais s’efforçant de se relever, de parer les coups, plein d'autodérision qu'il est, mais qui ne peut empêcher son sang de couler et ses blessures de se rouvrir. Ce roman pose la question de l’amour, du deuil, de la souffrance et du pardon. Il interroge également la figure du père, de l’homme et de l’amant. Comment être père, amant et homme tout en souffrant ? Des sujets difficiles, mais que la construction hachée de Djian permet de rendre sans tomber dans le pathos ni l’édifiant.
Avec un roman pareil, le lecteur devient une sorte de détective, à l’affût de la moindre phrase pouvant être une piste, du moindre pronom ou adjectif pouvant constituer un indice dans cette quête de reconstruction, de compréhension. Encore un roman à l’image de son héros, déstructuré, déstabilisé, en équilibre précaire sans un monde où le pardon est impossible.
Ce que j’aime dans les romans de Djian, c’est ce flou qui demeure, ces questions qui planent, et qui donnent envie de relire le livre, dont le style est pourtant épuré, mais dont on semble ne jamais épuiser le sens. Chaque mot, chaque phrase compte, le lecteur est sans cesse en éveil, il ne faut pas manquer une bribe de cette œuvre qui entretient, jusqu’au bout, le mystère. 

Aujourd'hui, mon avis... : Djian, c'est comme une petite musique grésillante, aux multiples coupures. Mais comme lorsqu'on écoute un morceau qu'on aime à la radio et que ça capte mal, on a l'impression de n'entendre que le meilleur. C'est un peu ce que je ressens à la lecture de ses romans, comme si'il disait l'essentiel, sans s'embarasser. En cela il peu paraître dur, mais au moins il ne s'encombre pas du paraître et nous plonge directement dans ce qui fait la profondeur et parfois la noirceur de l'être.
J'aime vraiment ce style coupé, fissuré et pourtant poétique, où une description en quelques lignes d'un coucher de soleil ou de la lande sous la tempête, cotoie des remarques sur les courses qu'il reste à faire, le chili qui cuit dans la casserole (37,2°!) ou les dernières parties de jambes en l'air sous les draps. Une écriture charnelle, à vif, qui ne laisse pas indifférent!

Lien vers une interview très intéressante de Djian : http://www.telerama.fr/livre/philippe-djian-inventer-une-histoire-est-sans-importance-c-est-la-langue-qui-compte-et-elle-seule,29528.php

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