Le Monde dans les Livres

Mardi 1er juin 2010 à 15:45

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/372livre.jpg37,2° le matin, Philippe Djian

   Le héros de ce roman est anonyme, non-caractérisé, ses origines nous sont inconnues et pourtant, au fil de la lecture, il semble qu’on le connaisse. On s’attache à ce personnage en quête d’identité, qui exerce de multiples métiers, dont la véritable vocation est l’écriture et son meilleur job, l’amour. Le roman est bien ici une tranche de vie, celle de ce héros qui dit « je » avec celle qu’il aime plus que tout, Betty. Leur vie commune va durer un peu plus d’un an, période de galères, de changement de lieux, de métiers, le tout dans l’attente fébrile d’un évènement qui n’arrive pas, ou trop tard.
Pour une fois, je voulais bien reconnaître que Betty avait raison. Ça faisait du bien de changer un peu d’endroit. Sauf que pour ma part, je voyais plutôt le bon côté de la chose dans le fait qu’on laissait derrière nous un petit paquet d’amertume, même si c’était seulement pour un jour ou deux…
   Lui ferait n’importe quoi pour elle, qui court après quelque chose qui n’existe pas. Lui se contente du monde qui l’entoure, et s’il cherche à améliorer son existence, à se fixer des buts dans la vie, c’est uniquement pour elle.  Avec elle, pour elle, il irait décrocher la lune.
On a remonté la rue silencieusement. Il arrive un moment où le silence, entre deux personnes, peut avoir la pureté d’un diamant et c’était le cas. […] C’était le genre de balades qui pouvait remplir une vie, qui réduisait n’importe laquelle de vos ambitions à néant. Une balade électrique, je dirais, et capable de pousser un homme à avouer qu’il aime sa vie. Mais moi, j’avais pas besoin qu’on me pousse. Je marchais le nez en avant, je tenais la grande forme. J’ai même aperçu une étoile filante mais j’ai été incapable de faire un vœu, ou alors si, bon sang, oh si Seigneur, faites que le paradis soit à la hauteur et que ça ressemble un peu à ça.
   Cela ne l’empêche pas de porter de temps en temps un regard acéré sur le monde et la société, et l’on retrouve la lucidité de l’écrivain dans ce personnage qui peut parfois sembler bien terre à terre.
J’ai baissé les yeux et je me suis concentré sur ma pêche Melba parce que dans ce monde, la folie est pratiquement générale, il se passe pas une seule journée sans que la misère de l’humanité s’étale sous vos yeux et il ne faut pas forcément grand-chose, il suffit d’un détail ou qu’un type croise ton regard chez l’épicier du coin ou que tu prennes ta voiture ou que tu prennes un journal ou que tu fermes les yeux un après-midi en écoutant les bruits de la rue ou que tu tombes sur un paquet de chewing-gum avec ONZE tablettes dedans, en vérité il suffit d’un rien pour que le monde t’envoie un sourire grimaçant.
   Il y a pas mal de sexe dans ce roman, dans le film aussi paraît-il (il faudra que je le regarde), mais surtout beaucoup de respect, d’amour, et une volonté de vivre aussi bien qu’on le peut dans ce monde pourri. La fin du roman est étonnante, émouvante, le personnage de Betty est complexe, étrange ; comme souvent dans les romans de Djian quelque chose nous échappe, des éléments nous sont donnés tout au long du livre, on ne sait trop que penser, puis à la fin la vérité est dévoilée mais encore une fois en filigrane ; tout est dans l’équilibre du mystère et de la demi-mesure.
  Mon avis :  J’ai réellement beaucoup aimé ce livre. Je me suis énormément attachée au héros, dont on connait la plupart des pensées. Il est écrivain mais apparaît surtout comme un homme qui tente de sublimer sa vie avec les moyens du bord, mais sans se fixer de vrais buts. Il trouve toutefois le courage de faire bouger les choses lorsqu’il rencontre Betty. Ce n’est pas un vulgaire roman d’amour, c’est plus que cela. Selon moi, c’est une leçon de vie ; ce roman montre que même lorsque l’on porte un regard désabusé sur le monde, on peut toujours trouver quelque chose qui égaye ces moments où l’orage gronde au loin.
   Le style de ce roman est assez déroutant, l’adverbe de négation « ne » est absent du texte, peut-être pour montrer que rien n’est impossible à qui veut. C’est un style très oralisé, mais auquel on s’habitue vite et qui donne une dynamique à l’ensemble. Je n’ai pas été déçue par ce roman de Philippe Djian, auteur que je découvre avec plaisir. J’apprécie l’univers qu’il crée, et les personnages d’écrivains qu’il met en scène, à la manière des auteurs américains de la postmodernité. 
  Une très bonne surprise malgré le fait que je ne sois pas une adepte des romans contemporains. J'ai été émue par ce livre comme je l'ai rarement été. On peut parfois faire de belles découvertes en dépassant ses préjugés. Je vais d'ailleurs lire d'ici peu un troisième roman de Djian que l'on m'a offert... qui l'eut cru?!

Jeudi 3 juin 2010 à 18:00

Mes romanciers américains
Je viens de commencer ce blog il y a très très peu, alors que je lis depuis des années. Par conséquent un problème se posait à moi : comment parler des livres que j’ai tant aimés mais dont je ne me souviens pas avec suffisamment de précision pour en parler de manière honnête et satisfaisante ?
Alors j’ai trouvé une solution : je me suis dit que j’allais faire des articles groupés, sur mes livres ou mes auteurs favoris. Il ne s’agira donc pas ici de résumer avec précision les livres, mais de présenter ceux que j’aime, tout en donnant, peut-être, l’envie de découvrir ces romans. Si jamais j’en relis certains, je m’empresserai de faire un article complet à leur sujet. Mais pour le moment, présentation de mes romans américains préférés !

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Les auteurs américains… une de mes belles découvertes de ces trois dernières années… quand je ne sais que lire, je me tourne vers eux, et je suis rarement déçue. Petit aperçu de mon panthéon américain.
Mon auteur (américain) préféré ? J’hésite entre Auster, Irving et Roth.
Mon roman (américain) préféré La Tache, de Philippe Roth. Quoi que le Monde Selon Garp soit extraodinaire…
Je vais donc vous parler de tout cela, mais également de Faulkner et de Jean Rhys.
Mon premier roman américain a été Le Monde selon Garp de John Irving. Je ne sais plus comment ce livre m’est tombé entre les mains, mais une chose est sûre, il ne les a pas quittées avant que la dernière page ait été tournée. L’histoire de ce romancier naît d’un adultère jusqu’à sa mort est étonnante, émouvante et pleine de rebondissements ! Irving ne lésine pas sur les détails, et la concupiscence est l’un des thèmes phares du roman. Un très très bon livre, que je vous conseille avec chaleur. Par ailleurs, la nouvelle du romancier Garp y est rapportée en abyme, et repose de l’intrigue du reste du roman, qui est tout de même assez épais. Mais je ne saurais le répéter, il est extraordinaire !
J’ai commencé quelque temps plus tard L’œuvre de Dieu, la Part du Diable du même auteur. Je ne sais pourquoi je ne l’avais pas fini, mais quoi qu’il en soit, c’est également une petite merveille !
 
J’ai été très marquée par la suite par deux romans de Faulkner, Le Bruit et la Fureur, ainsi que Lumière d’Août. Le premier est complexe, puisqu’il s’agit de la même histoire racontée par cinq points de vue différents, en monologue intérieur. Pour rendre l’ensemble encore plus brouillé, l’un des personnages est handicapé mental –difficile de s’y retrouver dans son monologue !- et deux personnages portent le même nom. La lecture est véritablement déroutante, mais le puzzle se constitue petit à petit, et l’on cerne peu à peu les divers intérêts et affects des personnages.
Clairement, la lecture de cet ouvrage n’est pas aisée, elle est même très difficile, et il y a beaucoup de choses que je n’ai pas comprises. Toutefois, c’est un roman à connaître, cat véritablement original.
Lumière d’Août est moins déstabilisant – quoi que…- puisque la narration est à la troisième personne. On retrouve les problématiques chères aux écrivains américains du début du XXème siècle, telles que la quête d’identité, le métissage et l’intolérance. Ce roman se passe dans le sud des Etats-Unis, dans les milieux pauvres. L’intrigue est assez dense et complexe, je ne saurais la résumer ici. Autant dire que Faulkner n’est pas un auteur facile… Mais ses textes sont magnifiques. N’hésitez pas à entamer une de ses œuvres, peut-être ne pas la finir, mais au moins goûter à cette verve incomparable.
 
Paul Auster est quant à lui un auteur magique. Je n’ai lu qu’une seule de ses œuvres, mais j’ai vraiment senti qu’il se passait quelque chose. Léviathan, que j’ai lu en version originale, est l’histoire d’un écrivain qui se donne pour objectif de détruire toutes les représentations de la Statue de la Liberté qu’il rencontre dans les villes. Mais l’intrigue est bien plus dense que cela, et tout y est en abyme : c’est un écrivain qui raconte l’histoire de ce personnage un peu fou, qui lui-même écrit un roman intitulé Léviathan.
Un roman dont le choix du point de vue et l’identité littéraire des personnages m’a conquise. Je ne saurais le répéter, j’apprécie particulièrement ces romans qui mettent en scène des écrivains.
 
Pour terminer aujourd’hui sur le sujet des auteurs américains, je voudrais évoquer La prisonnière des Sargasses de Jean Rhys. Chronologiquement, son action se situe avant celle de Jane Eyre de Charlotte Brönte. L’auteur y raconte l’histoire d’Antoinette, la femme de Rochester devenue folle. On comprend ainsi davantage pourquoi ce personnage sombre dans la folie, et ce qui la pousse à mettre le feu à la maison. Un étonnant roman qui confère une dimension nouvelle à la si célèbre œuvre de Charlotte Brönte.
 
Je ne sais pas si cet article donnera envie à certains de découvrir tous ces romans, mais il était nécessaire pour moi qu’ils figurent sur ce blog, puisque tous font en quelque sorte partie de moi et de mon univers intérieur...
 
   A suivre, un article plus complet sur deux œuvres de Philippe Roth…!
 
 

Jeudi 3 juin 2010 à 18:09


La Tache
or The Human Stain, Philippe Roth
http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/latache.gifÀ l'été 1998, mon voisin, Coleman Silk, retraité depuis deux ans, après une carrière à l'université d'Athena où il avait enseigné les lettres classiques pendant une vingtaine d'années puis occupé le poste de doyen les seize années suivantes, m'a confié qu'à l'âge de soixante et onze ans il vivait une liaison avec une femme de ménage de l'université qui n'en avait que trente-quatre. Deux fois par semaine, elle faisait aussi le ménage à notre poste rurale, baraque de planches grises qu'on aurait bien vu abriter une famille de fermiers de l'Oklahoma contre les vents du Dust Bowl dans les années trente, et qui, en face de la station-service, à l'écart de tout, solitaire, fait flotter son drapeau américain à la jonction des deux routes délimitant le centre de cette petite ville à flanc de montagne.
La première fois que Coleman avait vu cette femme, elle lessivait le parterre de la poste : il était arrivé tard, quelques minutes avant la fermeture, pour prendre son courrier. C'était une grande femme maigre et anguleuse, des cheveux blonds grisonnants tirés en queue-de-cheval, un visage à l'architecture sévère comme on en prête volontiers aux pionnières des rudes commencements de la Nouvelle-Angleterre, austères villageoises dures à la peine qui, sous la férule du pasteur, se laissaient docilement incarcérer dans la moralité régnante. Elle s'appelait Faunia Farley, et plaquait sur sa garce de vie l'un de ces masques osseux et inexpressifs qui ne cachent rien et révèlent une solitude immense. Faunia habitait une chambre dans une laiterie du coin, où elle aidait à la traite des vaches pour payer son loyer. Elle avait quitté l'école en cinquième.
Cet extrait résume assez bien l'intrigue principale. Ce fut mon premier roman de Philippe Roth, et sûrement pas le dernier. L’histoire de ce professeur de lettres juif et noir m’a captivée. J’aime particulièrement les romans des éclopés de la vie universitaire américaine. L’intrusion du double de Roth, Nathan Zuckerman, un écrivain, confère un caractère méta-discursif au roman. C’est un des aspects de la post-modernité américaine que j’affectionne particulièrement.
Néanmoins certains passages sont difficiles, percutants, surtout ceux qui concernent les traumatismes de la guerre du Vietnam. Mais cette tension fait de ce roman une pure merveille, difficile à abandonner. D’un bout à l’autre on est captivé par l’histoire de Coleman («homme noir »), conté par Zuckerman. De nombreux thèmes inhérents à la littérature américaine sont repris, comme l’identité, la judéité, et le racisme.
Je ne pouvais pas faire un article sur mes romanciers américains sans réserver un article complet à ce roman si marquant.

J’ai également lu Portnoy et son complexe, du même auteur.
C’est différent, le thème de la judéité revient, mais c’est le problème sexuel qui domine et qui rend ce texte drôle et émouvant. Le héros se confie à un psychanalyste et fait ainsi le tour de toute sa vie. Le sujet, osé, est traité à la foi avec humour et cynisme, et le personnage de Portnoy apparaît comme un pauvre être qui se bat pour faire accepter sa différence.
Résumé bien bien fait d’Amazone : Peut-être que si nous posions la question suivante à Alex Portnoy : "Si vous deviez tirer un trait sur une partie de votre anatomie, laquelle choisiriez-vous ?", il nous répondrait : "Mes organes génitaux, mon schlong en yiddish"... juste avant de changer d'avis. Pourtant, la sexualité c'est bien le problème d'Alex... Brillant élève puis cadre supérieur en vue, écrasé par l'autorité de ses parents si démesurément attachés à la tradition juive américaine, Alex n'en reste pas moins un obsédé. Et les terribles fantasmes qui le hantent vont s'avérer être les plus lourds fardeaux qu'un homme élevé dans le quartier israélite de Newark ait à supporter...
 

Dimanche 6 juin 2010 à 21:34

David Lodge, ou la plume acérée                                                  
   Je viens de terminer un de ses romans, et il me semble qu’ainsi la bonne occasion se présente pour parler des œuvres de cet auteur britannique que j’apprécie particulèrement.
   Le roman dont je viens de tourner la dernière page a pour titre Jeux de Maux. A lui tout seul, il est un indice du genre de roman que peut écrire David Lodge : de l’humour, de la satire, et des jeux de mots. Il s’agit bien ici d’une étude de mœurs, dans laquelle l’auteur, comme à son habitude, observe, traque, expose, fustige et raille de façon subtile la société britannique.
   http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lodge.jpgLa première scène du roman a lieu dans une église, en 1950, autour d’un groupe de jeunes étudiants  catholiques venus gagner leur ciel en se rendant à la messe matinale quotidienne. Des garçons, des filles, tous préoccupés par deux choses : leur salut, et le sexe. Nous allons suivre le parcours de ces jeunes gens pendant 25 ans, leurs rencontres, comment ils ont perdu leur virginité, leurs mariages, leurs problèmes, leurs séparations parfois, et leurs obsessions intimes. La manière qu’ils ont d’appréhender les relations conjugales va évoluer, et avec elle la vision qu’en a l’Eglise. En plus d’une étude de mœurs, David Lodge nous dresse une intéressante fresque des rapports entre Eglise, sexe et contraception, entre 1950 et 1975.
   C’est un roman sans langue de bois, dans la pure lignée post-moderniste – l’auteur s’adresse directement au lecteur, qui a conscience d’être dans une fiction-, une gageure pour une œuvre dont le thème est justement l’un des plus grands tabous de l’Eglise. Je le recommande à ceux que ces questions intéressent, mais également à tous ceux qui veulent passer un bon moment.
   Tous les romans de David Lodge – et bien que n’en ayant lu que peu, je ne pense pas exagérer !- ont cette pointe d’humour sarcastique qui rend leur lecture si divertissante. On s’empresse de tourner les pages, et l’on ne s’ennuie pas un seul instant. Le regard qu’il porte sur la société du XXème siècle est tranchant, il incise directement, dans le vif, et l’euphémisme lui est inconnu. Il dénonce sans ambages les vices des hommes modernes, et surtout des intellectuels. En effet, un certain nombre de romans de Lodge ont pour théâtre le milieu universitaire – un de mes espaces littéraires favoris, je ne saurais le répéter ! En couplant réalisme et modernisme expérimental, cet auteur, qui est lui-même professeur de littérature, nous dresse un portrait au vitriol des milieux intellectuels et universitaires. Il s’illustre de cette manière dans un genre appelé « campus novel ».
   Ainsi, Un Tout Petit Monde est une œuvre dans laquelle se croisent et se recroisent un certain nombre de professeur(e)s, dans des colloques, des conférences et des universités. Souvent, la premier contact se fait dans l’avion (pour les chanceux), ou dans une salle de coktail (pour les studieux), lors d’un débat (pour les verbeux), et si les choses se passent bien - ce qui est souvent le cas entre représentants de la gente intellectuelle londonienne ou new-yorkaise !-  les confrères finissent amis, et les consœurs…dans leur lit ! Si j’use de l’aposiopèse, ce n’est jamais le cas de Lodge, qui ne se prive pas de tenir son lecteur au courant des divers types de relations qui se nouent entre les protagonistes. Humour, fraîcheur, aventures diverses, tout est réuni pour que nous faire passer un bon moment.
   En bref, les romans de Lodge sont un bon moyen de tromper l’ennui, de sourire, et de voir que non, décidément, ceux qui paraissent les plus sérieux et les plus respectueux de la morale ne sont pas ceux qu’on croit !
   Je vous conseille également Pensées Secrètes, l’un des romans les mieux ficelé de cet auteur intarissable, qui mêle amour, physique quantique, étude du cerveau et intimité. Prochainement je parlerai de Changement de décor, que j’ai acheté chez le bouquiniste en même temps que Jeux de Maux, un matin de fringale.

Lundi 7 juin 2010 à 22:32

 A Rebours, Huysmans

                               
         http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/huysmans.jpg                                                                                   Subitement, les hallucinations de l’odorat se montrèrent.
   Sa chambre embauma la frangipane ; il vérifia si un flacon ne traînait pas, débouché ; il n’y avait point de flacon dans la pièce ; il passa dans son cabinet de travail, dans sa salle à manger : l’odeur persista.
Il sonna son domestique : - Vous ne sentez rien, dit-il ? L’autre renifla une prise d’air et déclara ne respirer aucune fleur : le doute ne pouvait exister ; la névrose revenait, une fois de plus, sous l’apparence d’une nouvelle illusion des sens.
 
   La dernière phrase tombe comme un couperet ; Des Esseintes est névrosé. Dandy fin de siècle, efféminé, dernier membre d’une lignée délétère, cet esthète décide d’abandonner la vie mondaine pour se reclure dans sa Thébaïde, une maison dans la banlieue de Fontenay aux Roses, se coupant ainsi de cet univers bourgeois qu’il honnit tant. Il va faire de sa maison un monde à sa mesure, et à l’image de son intériorité. Dans une esthétique décadente, selon laquelle l’art est supérieur à la nature, notre esthète va créer un univers totalement artificiel, prenant des bains de mer dans une baignoire à remous, installant un aquarium avec des poissons automates, ou encore une chambre constituée de matériaux luxueux reconstituant l’atmosphère d’une cellule monacale. Pour parfaire cette décoration, il commande une tortue à la carapace ornée de pierreries pour sublimer son tapis et, comble de l’excès, des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses. Notre héros du solipsisme devient alors spectateur de lui-même et de ce musée personnel dans lequel tout entre en correspondances ; il perd tout appétit, se complait dans la contemplation des tableaux de la Salomé, et laisse la névrose s’emparer de lui. Telle la tortue sous sa masse de pierreries, Des Esseintes, dans sa Thébaïde, dépérit. Même ses livres, sa bibliothèque, ses ouvrages rares et reliés dont le point focal est Baudelaire, finissent par l’ennuyer…
 
   Un peu d'histoire littéraire... : Pastiche naturaliste, ce roman consacre la rupture entre Huysmans et Zola. Plus qu’une étude de cas ou qu’une tranche de vie, A Rebours est selon moi l’étude d’un cas littéraire. Huysmans s’amuse avec cet être de papier, mélange de dandy à la Baudelaire et de héros zolien, et l’observe alors qu’il tente d’évoluer sous sa cloche de verre. Dans ce roman il ne se passe rien, la description tient lieu d’action, et l’art remplace la nature. Il ne s’agit pas de l’étude de « la nature vue à travers un tempérament » à la manière de Zola, mais bien de l’art vu à travers les yeux d’un héros névrosé, victime de l’artifice. Nous sommes en présence d’un roman expérimental sur l’art comme milieu hostile, sur le beau trompeur, à l’image de la fleur castratrice qui provoque le cauchemar de Des Esseintes.
 
   Les valeurs sont inversées, et cette inversion fait de ce roman l’œuvre qui pourrait avoir marqué le passage du naturalisme au symbolisme, des romans réalistes à l’ère romanesque du début du XXème siècle. Le roman et le personnage sont ici en crise. On touche du doigt ce que sera le Nouveau Roman avec ce personnage vide, simple décor. Dans A Rebours, le discours indirect libre a également une grande place, ce qui laisse présager l’émergence du flux de conscience.
 
   J’ai une affection particulière pour ce roman, qui selon moins est le point de cristallisation de tout ce qui s’est fait en matière de roman jusqu’à la fin du XIXème siècle. Puis toute cette matière qui tient lieu du pastiche explose pour consacrer la naissance de quelque chose de neuf. Huysmans, peut-être plus que Gide, est peut-être le père de la nouvelle tradition romanesque du XIXème siècle.
 

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