Le Monde dans les Livres

Jeudi 10 juin 2010 à 22:43


L'Ennui, Alberto Moravia
http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/Moravialennui.jpgLa sensation de l’ennui naît en moi, […], de l’impression d’absurdité d’une réalité insuffisante, c’est à dire incapable de me persuader de sa propre existence effective. Il peut m’arriver par exemple de regarder un verre avec une certaine attention. Tant que je me dis que ce verre est un récipient de cristal ou de métal fabriqué pour contenir un liquide et le porter aux lèvres sans qu’il se répande, c'est-à-dire tant que je suis en mesure de me représenter ce verre avec conviction, il me semblera avoir avec lui un rapport quelconque, suffisant pour me faire croire à son existence et, par extension, à la mienne également. Mais faites que le verre se décompose et perde sa consistance de la façon que j’imagine, ou bien qu’il se présente à mes yeux comme quelque chose d’étranger, avec lequel je n’ai aucun rapport, en un mot s’il m’apparaît un objet absurde, alors de cette absurdité jaillira l’ennui, lequel est en fin de compte le fait de l’incommunicabilité et de l’incapacité d’en sortir.
 
   Dès le prologue, Dino, héros de ce roman et victime de l’Ennui, nous présente ce sentiment qui l’assaille sans cesse. Il ne s’agit pas pour lui de l’ennui qui touche tout homme dès qu’il est désœuvré, -contre lequel il existe le remède du divertissement- mais d’une forme d’ennui qui lui est toute particulière : un sentiment de l’absurdité du monde qui l’entoure dès que celui-ci cesse d’avoir un intérêt ou un sens pour lui.
   Imaginez dès lors notre homme de trente ans, sans famille à part sa mère – une riche aristocrate dont il déteste le mode de vie-, sans amis, sans travail. Tout de même pas sans loisirs me direz-vous ?  Mais même cela échappe à Dino : il est un peintre qui ne peint plus. Sa seule occupation est de regarder les jeunes filles qui défilent chez son voisin Balestieri, le vieux peintre amateur de nus. Le spectacle ne manque pas de variété, jusqu’au jour où le jeune homme se rend compte que la même jeune fille se présente chaque jour à l’atelier du peintre. Celle-ci semble toute jeune, presque une enfant ; jusqu’au jour où, suite à la mort du vieux voisin dans des conditions suspectes, elle se montre à Dino dans toute sa splendeur et son mystère. Cécilia est une femme-enfant mais également une femme fatale, qui fait tourner la tête des hommes. En sa présence, le jeune homme ressent d’abord de l’ennui, puis se rend compte que quelque chose, chez Cécilia, lui échappe.
Après avoir pensé un instant à la rejoindre, je ralentis le pas et la suivis ; je venais de m’apercevoir brusquement que jamais elle ne m’était apparue aussi réelle que maintenant où j’avais l’intention de me séparer d’elle ; je voulais jouir de cette réalité et en même temps comprendre pourquoi elle se révélait maintenant précisément. Je la regardais donc, avec attention, et j’eus l’impression de la voir pour la première fois de ma vie, dans un air aussi neuf que celui du premier jour de la Création. Par je ne sais quel miracle, les particularités de sa personne paraissaient plus visibles que d’ordinaire, visibles pour ainsi dire, en elles-mêmes, c'est-à-dire visibles de toute façon, même si je ne les avais ni regardées, ni observées : la masse brune, ondulée et légère de ses cheveux, plus semblable à la toison embrouillée et sauvage d’un pubis qu’à une chevelure peignée ; les mouvements de son cou que l’on n’apercevait pas puisqu’il était caché, mais qu’on devinait à la fois flexible et gracieux ; la souplesse du long tricot vert, souple et duveteux, autour de son buste que je savais nu, avec sa poitrine pleine et tendue dont les pointes délicates étaient exposées au frottement de la laine rude ; la jupe noire, courte et étroite, dans laquelle, à chaque pas, se dessinait, avec une évidence émouvante et balancée, la rotondité des hanches ; son corps entier, en somme, paraissait attirer et pour ainsi dire engloutir mes regards avec la même avidité qu’un terre aride absorbe la pluie.
   Cette réalité et ce rapport qu’il entretient avec elle – qui lui semble être de l’amour- vient du fait qu’elle ne lui inspire plus d’ennui. Mystérieuse et insaisissable, Cécilia est devenue « réelle ». Alarmé par ce sentiment qui s’empare tout à coup de lui, Dino cherche tous les moyens de rendre à la jeune fille son caractère ennuyeux. Il souffre de ne pouvoir la posséder totalement, et devient malade de jalousie.
On peut tout prévoir, sauf le sentiment que pourra vous inspirer ce qu’on a prévu. Par exemple, il est possible de prévoir que de sous un rocher, un serpent va sortir d’un trou ; mais il est difficile de prévoir la qualité et l’intensité de la peur que provoquera en nous la vue du reptile. J’avais mille fois imaginé la sortie de Cécilia de la maison de l’acteur, seule ou avec lui ; mais je n’avais pas prévu les sentiments que j’éprouverais en la voyant sortir de cette porte, encadrée de marbre noir, la main dans la main de Luciani. Aussi fus-je presque étonnée, à la vue de Cécilia et de l’acteur immobiles (pour l’éternité, eût-on dit) sur le seuil de la porte, d’éprouver un sentiment abominable, comparable à un évanouissement. Je souffrais horriblement et en même temps m’étonnais de souffrir autant et d’une manière si nouvelle, alors que j’étais préparé par de si exactes prévisions. Je sentais l’image de ces deux êtres se graver dans ma mémoire d’une façon indélébile ; et j’éprouvais une douleur brûlante comme si cette image eût été un fer rougi au feu et ma mémoire une chaire sensible qui se tordait sous l’empreinte.
    Mais n’est-ce pas le désespoir ce cet homme face à la vie qui lui fait désirer l’ennui plus que l’amour ? Si l’amour charnel le fait souffrir et ne lui suffit pas, peut-être apprendra-t-il, en frôlant la mort, à aimer « sans plus ».
   Mon avis : Ce roman est extrêmement prenant ; Dino analyse ses moindres pensées et réactions concernant Cécilia, au cours de cette période où il ne fait rien d’autre que de coucher avec elle, l’espionner et s’interroger sur leurs rapports. Le personnage de Cécilia semble aussi vide que celui de Dino est plein ; plein de pensées et d’analyses, de réflexions et d’incertitudes, mais surtout de souffrance.  Les sentiments y sont décrits avec une grande justesse, et il est étonnant de voir à quel point leur progression semble logique. C’est une véritable analyse d’âme que nous offre Moravia : l’âme d’un jeune homme insatisfait par la vie, que tout ennuie, et qui prend peur quand un idéal semble donner un sens à son existence. Son combat contre ce nouveau sentiment qui s’empare de lui - et qu’il nomme lui-même l’amour-, a quelque chose de pathétique et de touchant. On ne peut s’empêcher de le trouver un peu ridicule, mais également de compatir à sa souffrance.
   J’ai vraiment beaucoup aimé ce roman, sur lequel je suis tombée par hasard chez le bouquiniste –chère bouquinerie !- et dont le titre m’a intriguée. Certaines scènes et de nombreux dialogues sont rapportés de manière très juste et vivante, ce qui rend la lecture dynamique et très agréable. Le titre de ce roman est trompeur (on s'en serait douté!), dans la mesure où il inspire tout, sauf de l'ennui! 
   Comme je le disais, on ne s’ennuie pas un seul instant en lisant cette oeuvre; ni au sens de Dino, ni dans le sens commun. Le livre ne devient jamais un objet absurde, car il y a toujours une part de mystère : la réaction de Cécilia aux multiples tentatives de Dino pour la saisir. 
    Ce roman allie savamment analyse, complexité de l’être et charge symbolique. Dino incarne la préoccupation majeure de Moravia : le sort insupportable des hommes de notre temps privés du soutien d'un idéal, quel qu'il soit. 
   Je compte lire d’autres œuvres de cet auteur : je me suis d’ailleurs empressée d’aller chez le bouquiniste du coin ce matin pour en acheter un autre. Face à un choix important de romans de Moravia, j’ai opté pour Les Ambitions Déçues, titre qui n’est pas sans rappeler un fameux Balzac. Pastiche ? Seule une lecture prochaine me le dira… !

   Je souhaitais juste ajouter que je trouve la couverture de cette édition ancienne(1979...) du Livre de Poche très jolie, et tout à fait dans l'esprit du roman. Les couvertures modernes (jetez un oeil à tout hasard sur Amazone!) illustrent trop la dimension sexuelle, qui selon moi ne fait pas l'essentiel de l'oeuvre.
Par Raison-et-sentiments le Vendredi 11 juin 2010 à 10:30
Le résumé me donne envie, même si ce n'est pas le genre de lecture qui me tente en ce moment ^^ Je note cependant le titre !
Par B0uille le Vendredi 11 juin 2010 à 10:33
Ah tu l'as fini ! A force de moments d'attente entre les passages d'oraux =). Il a l'air en effet assez intéressant ! Je note, à tout hasard.
Par lemonde-dans-leslivres le Vendredi 11 juin 2010 à 20:35
Les circonstances dans lesquelles je l'ai lu (entre deux candidats... Pas très professionnel, surtout que j'essayais de grapiller une ou deux minutes de plus par ci par là^^) montrent en effet à quel point ce bouquin est captivant!
N'hésitez pas à vous y plonger. Je ne sais pas si c'est le cas de tous les livres de Moravia, je vais bientôt en lire un second, et je vous direz ce qu'il en est.
Par blackjack cards le Lundi 5 mars 2012 à 17:08
Merci pour Livre interessant .
 

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