A Rebours, Huysmans
Subitement, les hallucinations de l’odorat se montrèrent.
Sa chambre embauma la frangipane ; il vérifia si un flacon ne traînait pas, débouché ; il n’y avait point de flacon dans la pièce ; il passa dans son cabinet de travail, dans sa salle à manger : l’odeur persista.
Il sonna son domestique : - Vous ne sentez rien, dit-il ? L’autre renifla une prise d’air et déclara ne respirer aucune fleur : le doute ne pouvait exister ; la névrose revenait, une fois de plus, sous l’apparence d’une nouvelle illusion des sens.
La dernière phrase tombe comme un couperet ; Des Esseintes est névrosé. Dandy fin de siècle, efféminé, dernier membre d’une lignée délétère, cet esthète décide d’abandonner la vie mondaine pour se reclure dans sa Thébaïde, une maison dans la banlieue de Fontenay aux Roses, se coupant ainsi de cet univers bourgeois qu’il honnit tant. Il va faire de sa maison un monde à sa mesure, et à l’image de son intériorité. Dans une esthétique décadente, selon laquelle l’art est supérieur à la nature, notre esthète va créer un univers totalement artificiel, prenant des bains de mer dans une baignoire à remous, installant un aquarium avec des poissons automates, ou encore une chambre constituée de matériaux luxueux reconstituant l’atmosphère d’une cellule monacale. Pour parfaire cette décoration, il commande une tortue à la carapace ornée de pierreries pour sublimer son tapis et, comble de l’excès, des fleurs naturelles imitant des fleurs fausses. Notre héros du solipsisme devient alors spectateur de lui-même et de ce musée personnel dans lequel tout entre en correspondances ; il perd tout appétit, se complait dans la contemplation des tableaux de la Salomé, et laisse la névrose s’emparer de lui. Telle la tortue sous sa masse de pierreries, Des Esseintes, dans sa Thébaïde, dépérit. Même ses livres, sa bibliothèque, ses ouvrages rares et reliés dont le point focal est Baudelaire, finissent par l’ennuyer…
Un peu d'histoire littéraire... : Pastiche naturaliste, ce roman consacre la rupture entre Huysmans et Zola. Plus qu’une étude de cas ou qu’une tranche de vie, A Rebours est selon moi l’étude d’un cas littéraire. Huysmans s’amuse avec cet être de papier, mélange de dandy à la Baudelaire et de héros zolien, et l’observe alors qu’il tente d’évoluer sous sa cloche de verre. Dans ce roman il ne se passe rien, la description tient lieu d’action, et l’art remplace la nature. Il ne s’agit pas de l’étude de « la nature vue à travers un tempérament » à la manière de Zola, mais bien de l’art vu à travers les yeux d’un héros névrosé, victime de l’artifice. Nous sommes en présence d’un roman expérimental sur l’art comme milieu hostile, sur le beau trompeur, à l’image de la fleur castratrice qui provoque le cauchemar de Des Esseintes.
Les valeurs sont inversées, et cette inversion fait de ce roman l’œuvre qui pourrait avoir marqué le passage du naturalisme au symbolisme, des romans réalistes à l’ère romanesque du début du XXème siècle. Le roman et le personnage sont ici en crise. On touche du doigt ce que sera le Nouveau Roman avec ce personnage vide, simple décor. Dans A Rebours, le discours indirect libre a également une grande place, ce qui laisse présager l’émergence du flux de conscience.
J’ai une affection particulière pour ce roman, qui selon moins est le point de cristallisation de tout ce qui s’est fait en matière de roman jusqu’à la fin du XIXème siècle. Puis toute cette matière qui tient lieu du pastiche explose pour consacrer la naissance de quelque chose de neuf. Huysmans, peut-être plus que Gide, est peut-être le père de la nouvelle tradition romanesque du XIXème siècle.
Ca fait des années que j'ai envie de le lire mais qu'il n'est pas en tête des priorités. Il faudrait vraiment que je l'achète, à chaque fois que j'en entend parler, l'envie est ravivée ! Ton article y contribue.