Les Mots, Sartre
Poulou, c’est l’enfant névrosé, le comédien, l’enfant-objet né du regard de ses parents et des préjugés de sa classe. L’enfant auquel on donne Flaubert à lire à six ans, qu’on voue à l’écriture à neuf, qu’on choie, qu’on adule, que le milieu façonne à sa guise. Sans père, avec une mère qu’il considère comme une sœur, le jeune Jean-Paul ne connaît que la compagnie de son grand-père, de sa grand-mère (ces deux là qu'on appelle Karlémamie), de sa maman, et de ses livres. Livres d’où s’échappent les compagnons de son imaginaire, les Michel Strogoff de ses velléités héroïques, le sentiment que le destin de l’écrivain est de sauver l’humanité, et le livre un moyen de survivre dans le temps.
Mais ce retour sur l’enfance en diptyque, sur le lire et l’écrire, jaillissement du verbe, est purement ironique. En effet, comment un auteur qui écrit « je ne suis pas ce que je suis », qui estime que « l’existence précède l’essence », pourrait-il prétendre tirer un quelconque enseignement de cette enfance qui fut la sienne ? Sartre, à 50 ans, traite les épisodes de sa vie avec une élégance ironique et baroque. Tout est mouvant, rien n’est ordonné, épisodes et réflexions s’enchaînent, la frontière n’étant pas toujours palpable. On entend la voix du philosophe derrière les frasques de l’enfant. La sincérité des analyses côtoie les épisodes romancés, dans lesquels le jeune Jean-Paul n’est pas sans rappeler ces personnages de films muets des débuts du cinéma.
Dérision et humilité (Sartre n'est pas seulement pour moi l'arrogant que l'on croit, mais un homme qui souffre et a souffert...), c’est finalement ce qui émane de l’autobiographie sartrienne. Son enfance fut celle d’un petit garçon malheureux, à la recherche d’une identité, d’une destination dans le train de l’existence, d’une place dans ce monde où il n’existait que par le regard des autres ; que quelqu’un se dise « C’est Jean-Paul qui manque. » Cette recherche de soi est couplée avec une réflexion sur le statut de l’écrivain, le don, la vocation, les devoirs de l’homme de Lettres. Et c’est finalement pour se sauver lui-même que Sartre a écrit. Lui qui n’avait pas de don, aucun talent, aucun génie, ce que son grand-père lui faisait bien comprendre. Mais à l’époque, pour la bourgeoisie, ça « faisait bien » d’avoir un homme de Lettres dans la famille (professeur de lettres et écrivain du dimanche, parce que, tout de même, il faut manger… !)
C’est contre cette idéologie bourgeoise que Sartre s’insurge dans ce texte, où il ne pose jamais un regard attendri sur cet enfant qu’il était. Il ne cherche pas l’origine d’une vocation, et dépouille l’écriture de cette dimension divine qu’il pouvait lui avoir accordé. En définitive, être écrivain s’avère être un métier, un statut social comme un autre.
L’erreur, qui est à l’origine de la névrose de Poulou – dont Sartre s’est débarrassé - , est d’avoir cru que les mots sont les choses même…
[…] pour avoir découvert le monde à travers le langage, je pris longtemps le langage pour le monde. Exister, c’était posséder une appellation contrôlée, quelque part sur les Tables Infinies du Verbe ; écrire c’était y graver des êtres neufs ou – ce fut ma plus tenace illusion- prendre les choses, vivantes, au piège des phrases : si je combinais les mots ingénieusement, l’objet s’empêtrait dans les signes, je le tenais.
Ce texte, sous ses aspects distanciés et ironiques, est parfois drôle, pittoresque – on imagine le jeune Jean-Paul allongé dans la bibliothèque, après avoir endossé le costume de grand prêtre des Livres, un roman ouvert devant lui, à sa droite un verre de grenadine, à sa gauche une tartine de confiture ; ou encore les premiers écrits (simples plagiats !) recopiés par Maman sur du papier glacé…- ; Sartre livre une image démythifiée de l’enfant et de la vocation, le tout couplé d’une réflexion sur le rôle de la littérature. Une autobiographie étonnante, déstabilisante, qui se joue des codes et raille la Bourgeoisie, doublée d’une illustration de la philosophie sartrienne. Loin d’être l’ouvrage de complaisance d’un homme à l’automne de sa vie, cette œuvre est presque l’aboutissement de la réflexion philosophique de Sartre sur l’existence, l’engagement et la littérature.
Autant dire que cette lecture n’est pas des plus aisées, je suis loin d’avoir tout saisi, et je pense qu’une re-relecture ne serait pas superflue ! Mais il est plaisant de rencontrer ce jeune enfant, simple jouet sous la plume de Sartre, comme il le fut sous l’influence des adultes. Poulou ce n’est plus Jean-Paul ; parce que quand il dit « moi », Sartre parle de « moi écrivant ».
Toutefois, Sartre peut-il vraiment être toujours aussi dur, aussi ironique avec l’enfant qu’il a été ? Ne prend-il tout de même pas un certain plaisir à évoquer ses souvenirs d’enfance ? A faire « ça », comme le dit Nathalie Sarraute ? Puisqu’il affirme à la fin, en opposition à la geste rousseauiste, d’être Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que veut n’importe qui, il ne peut selon moi être exempt de ce plaisir que l’on a tous à faire ressurgir dans notre mémoire les moments si précieux de notre enfance… (mais ceci n’est que puérile réflexion d’une lectrice nostalgique…)