Le Monde dans les Livres

Samedi 10 juillet 2010 à 0:09

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/LESMOTS.jpgLes Mots, Sartre
Poulou, c’est l’enfant névrosé, le comédien, l’enfant-objet né du regard de ses parents et des préjugés de sa classe. L’enfant auquel on donne Flaubert à lire à six ans, qu’on voue à l’écriture à neuf, qu’on choie, qu’on adule, que le milieu façonne à sa guise. Sans père, avec une mère qu’il considère comme une sœur, le jeune Jean-Paul ne connaît que la compagnie de son grand-père, de sa grand-mère (ces deux là qu'on appelle Karlémamie), de sa maman, et de ses livres. Livres d’où s’échappent les compagnons de son imaginaire, les Michel Strogoff de ses velléités héroïques, le sentiment que le destin de l’écrivain est de sauver l’humanité, et le livre un moyen de survivre dans le temps.
Mais ce retour sur l’enfance en diptyque, sur le lire et l’écrire, jaillissement du verbe, est purement ironique. En effet, comment un auteur qui écrit « je ne suis pas ce que je suis », qui estime que « l’existence précède l’essence », pourrait-il prétendre tirer un quelconque enseignement de cette enfance qui fut la sienne ? Sartre, à 50 ans, traite les épisodes de sa vie avec une élégance ironique et baroque. Tout est mouvant, rien n’est ordonné, épisodes et réflexions s’enchaînent, la frontière n’étant pas toujours palpable. On entend la voix du philosophe derrière les frasques de l’enfant. La sincérité des analyses côtoie les épisodes romancés, dans lesquels le jeune Jean-Paul n’est pas sans rappeler ces personnages de films muets des débuts du cinéma.
Dérision et humilité (Sartre n'est pas seulement pour moi l'arrogant que l'on croit, mais un homme qui souffre et a souffert...), c’est finalement ce qui émane de l’autobiographie sartrienne. Son enfance fut celle d’un petit garçon malheureux, à la recherche d’une identité, d’une destination dans le train de l’existence, d’une place dans ce monde où il n’existait que par le regard des autres ; que quelqu’un se dise « C’est Jean-Paul qui manque. » Cette recherche de soi est couplée avec une réflexion sur le statut de l’écrivain, le don, la vocation, les devoirs de l’homme de Lettres. Et c’est finalement pour se sauver lui-même que Sartre a écrit. Lui qui n’avait pas de don, aucun talent, aucun génie, ce que son grand-père lui faisait bien comprendre. Mais à l’époque, pour la bourgeoisie, ça « faisait bien » d’avoir un homme de Lettres dans la famille (professeur de lettres et écrivain du dimanche, parce que, tout de même, il faut manger… !)
C’est contre cette idéologie bourgeoise que Sartre s’insurge dans ce texte, où il ne pose jamais un regard attendri sur cet enfant qu’il était. Il ne cherche pas l’origine d’une vocation, et dépouille l’écriture de cette dimension divine qu’il pouvait lui avoir accordé. En définitive, être écrivain s’avère être un métier, un statut social comme un autre.
 L’erreur, qui est à l’origine de la névrose de Poulou – dont Sartre s’est débarrassé - , est d’avoir cru que les mots sont les choses même…
[…] pour avoir découvert le monde à travers le langage, je pris longtemps le langage pour le monde. Exister, c’était posséder une appellation contrôlée, quelque part sur les Tables Infinies du Verbe ; écrire c’était y graver des êtres neufs ou – ce fut ma plus tenace illusion- prendre les choses, vivantes, au piège des phrases : si je combinais les mots ingénieusement, l’objet s’empêtrait dans les signes, je le tenais.
 
Ce texte, sous ses aspects distanciés et ironiques, est parfois drôle, pittoresque – on imagine le jeune Jean-Paul allongé dans la bibliothèque, après avoir endossé le costume de grand prêtre des Livres, un roman ouvert devant lui, à sa droite un verre de grenadine, à sa gauche une tartine de confiture ; ou encore les premiers écrits (simples plagiats !) recopiés par Maman sur du papier glacé…- ; Sartre livre une image démythifiée de l’enfant et de la vocation, le tout couplé d’une réflexion sur le rôle de la littérature. Une autobiographie étonnante, déstabilisante, qui se joue des codes et raille la Bourgeoisie, doublée d’une illustration de la philosophie sartrienne. Loin d’être l’ouvrage de complaisance d’un homme à l’automne de sa vie, cette œuvre est presque l’aboutissement de la réflexion philosophique de Sartre sur l’existence, l’engagement et la littérature.
Autant dire que cette lecture n’est pas des plus aisées, je suis loin d’avoir tout saisi, et je pense qu’une re-relecture ne serait pas superflue ! Mais il est plaisant de rencontrer ce jeune enfant, simple jouet sous la plume de Sartre, comme il le fut sous l’influence des adultes. Poulou ce n’est plus Jean-Paul ; parce que quand il dit « moi », Sartre parle de « moi écrivant ».
Toutefois, Sartre peut-il vraiment être toujours aussi dur, aussi ironique avec l’enfant qu’il a été ? Ne prend-il tout de même pas un certain plaisir à évoquer ses souvenirs d’enfance ? A faire « ça », comme le dit Nathalie Sarraute ? Puisqu’il affirme à la fin, en opposition à la geste rousseauiste, d’être Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que veut n’importe qui, il ne peut selon moi être exempt de ce plaisir que l’on a tous à faire ressurgir dans notre mémoire les moments si précieux de notre enfance… (mais ceci n’est que puérile réflexion d’une lectrice nostalgique…)
Par B0uille le Samedi 10 juillet 2010 à 10:15
Sartre, je ne sais pas pourquoi, il ne m'a jamais inspiré. J'avais essayé de lire la Nausée, sans succès. Et là, les mots, ça ne me tente pas des masses non plus.
Par MeL le Samedi 10 juillet 2010 à 13:09
Même s'il s'en défend en ayant un regard très ironique sur son enfance, je pense tout de même qu'il y a parfois une certaine tendresse dans l'évocation de ses occupations enfantines, notamment quand il parle des romans d'aventures populaires qu'il affectionnait et que son grand-père désapprouvait...
Je pense comme toi que Sartre n'était pas seulement un homme arrogant, qu'il faut voir plus loin que cette façade qui peut paraître un peu pédante aux jeunes lecteurs d'aujourd'hui....
Par Mot.PaSsant le Samedi 10 juillet 2010 à 13:20
Ainsi que me l'a très justement fait remarquer un professeur, les Mots laisse perplexe car il s'y présente comme une omission essentielle, une vraie provocation:

"Lire,écrire"... Vivre?

L'enfant qui est convoqué dans cette œuvre de vie est un enfant mort, inanimé et obscur. Un vrai monstre de regrets qui devient auteur. Une bien belle prose du malheur qui montre le génie comme une malédiction vitale et viscérale.
Sartre sait son métier d'écrivain. Mais je n'arrive pas à croire son désespoir.

Je te conseille d'ailleurs à ce sujet le pamphlet "à l'agité du bocal", un miracle de cruauté célienne où l'on perçoit - sous le flot fangeux de l'insulte facile - de bouleversantes vérités à propos de l'écriture de Sartre.
Force est de constater que c'est le Salaud qui avait raison. Pour écrire vraiment il faut payer.
Payer la livre de chair ensanglantée.

un très bel article sur Sartre, merci =)

Elsa
Par Paradoxale le Lundi 12 juillet 2010 à 15:09
Je n'ai jamais lu Sartre, mais sa relation avec Simone de Beauvoir m'intrigue, et me donne envie de découvrir ses livres! En tout cas, tu livres là un très bel article, qui donne très envie de découvrir Sartre =)
Par lemonde-dans-leslivres le Lundi 12 juillet 2010 à 23:55
Je suis allée voir un extrait d'"à l'agité du bocal", et effectivement, c'est virulement fangeux! Si je le trouve un jour, je le parcourerai! Mais j'ai du mal à détester Sartre... Je trouve sa philosophie souvent très intéressante, tout comme son point de vue sur la littérature (je relisais justement aujourd'hui des passages de son essai "Qu'est-ce que la littérature" et me disais que son point de vue sur la liberté du lecteur et de l'auteur est très intéressante...)
Par Jean-David le Vendredi 5 novembre 2010 à 12:52
Bah Sartre a été bien souvent un salaud ^^
mais il faut lire Les mots, la Nausée, sa philosophie et puis quelques pièces (Les mouches en particulier)
je n'aime pas ces romans
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