L'année de l'éveil, Charles Juliet
Ouahou. Je viens de terminer L’Année de L’Eveil , de Charles Juliet. Et je ne peux rien dire d’autre que wahou. Je crois que je suis ébranlée. Ebranlée par ce récit au présent, à la première personne. L’histoire d’un gamin de treize ou quatorze ans, d’un enfant de troupe, dans une caserne à Aix-en-Provence.
Une autobiographie comme on en voit peu. Rien sur la naissance, l’origine. Rien ou presque sur l’enfance. Ces biographèmes (épisodes que l'on retrouve de manière récurente dans les autobiographies) sont inexistants dans cette œuvre de Charles Juliet, qu’il publie avant Lambeaux. Mais il y en a d'autres.
Que raconte-t-il alors ?
Que raconte-t-il alors ?
Cette deuxième année de caserne à Aix fut l’année de l’éveil. Eveil à l’amour, à la passion, aux grandes questions de l’existence ; mais aussi à la violence et à l’injustice. Ce passage de l’enfance à l’adolescence se fait dans la douleur. C’est cette violence et cette douleur permanentes, qui suintent entre les pages, entre les mots, qui rendent la lecture éprouvante. Ce n’est d’ailleurs en aucun cas le style. Un style épuré, simple, presque enfantin. Des mots originels, presque naïfs. Les épisodes sont narrés en synchronie, avec le personnage, celui qui dit « je ». On sait qu’il s’agit de Charles Juliet enfant. Mais les faits sont racontés de telle manière qu’on croirait à une fiction. Jamais l’auteur ne se montre ; jamais l’auteur n’analyse. Toujours il nous livre ce qui s’est passé, à ce moment là, et ce que l’enfant qu’il été a pensé.
En aucun cas ce qu’il a dit. Il y a peu de paroles rapportées dans ce livre. Ce livre est douloureux comme une bouche qui s’ouvre, non sans peine, après un long mutisme. Les lèvres scellées sont ankylosées, brûlantes, minéralisées. Chaque mot est une douleur.
Enfant, il ne parlait que peu. Quand il fait la connaissance de la femme du chef, celle qui va l’aimer, lui apprendre l’amour, il ne sait que lui dire ; et jamais il ne saura quoi lui dire. Pourtant, dans l’enthousiasme de cette rencontre, les mots lui viennent, avide qu’il est de raconter.
En revivant cette journée avec des mots, je remarque que mes émotions sont plus intenses que lorsque je les ai éprouvées pour la première fois. Je goûte maintenant une joie des plus vives, et c’est sans doute pourquoi je leur parle de la femme du chef avec un tel enthousiasme.
Avec elle, il découvre l’amour, mais aussi les lettres ; les mots qui disent l’amour.
En fin d’étude, je les laisse tous descendre, et lorsque je me retrouve seul, je parcours en toute hâte ces lignes qui tremblent sous mes yeux. Mais je suis comme ivre, et je ne comprends rien à ce que je lis. Cependant les mots retentissent en moi, et je réalise soudain que je tiens une lettre d’amour dans mes mains. Et cette lettre, on me l’a donnée. C’est pour moi que ces mots d’amour ont été écrits.
Mais que faire de ces feuillets ? […]
Les feuillets que je tiens enfouis dans ma poche, je les porte à ma bouche. Me mets à les mâcher et les avaler. Pour n’avoir pas à me séparer de ce qui m’est venu d’elle. Pour la sentir vivre en moi. Pour faire passer ses mots dans mon sang.
Mais que faire de ces feuillets ? […]
Les feuillets que je tiens enfouis dans ma poche, je les porte à ma bouche. Me mets à les mâcher et les avaler. Pour n’avoir pas à me séparer de ce qui m’est venu d’elle. Pour la sentir vivre en moi. Pour faire passer ses mots dans mon sang.
Si les mots ne viennent pas de lui, ils entrent en lui.
En classe, il étudie, mais reste muet quand il s’agit de réaliser un exposé devant les autres. Face aux anciens ou à ses supérieurs, les mots lui échappent. A cause d’eux, il subit les pires punitions, les pires humiliations. Ajoutons à cela le froid, la faim, la pénibilité des contraintes. Il a peur de devenir un voyou ; il a besoin de la voir pour qu’elle lui dise qu’il n’en est pas un. Cette passion de la boxe qui l’a rapproché du chef, bientôt il la détestera autant que lui. Cette bêtise, cette révolte qui est la sienne, il va s’en débarrasser, comme il se débarrasse de la crasse qui macule sa tenue lorsqu’il est de corvée de latrines.
En classe, il étudie, mais reste muet quand il s’agit de réaliser un exposé devant les autres. Face aux anciens ou à ses supérieurs, les mots lui échappent. A cause d’eux, il subit les pires punitions, les pires humiliations. Ajoutons à cela le froid, la faim, la pénibilité des contraintes. Il a peur de devenir un voyou ; il a besoin de la voir pour qu’elle lui dise qu’il n’en est pas un. Cette passion de la boxe qui l’a rapproché du chef, bientôt il la détestera autant que lui. Cette bêtise, cette révolte qui est la sienne, il va s’en débarrasser, comme il se débarrasse de la crasse qui macule sa tenue lorsqu’il est de corvée de latrines.
Mis à part tous les détails de la vie en caserne, de ses difficultés, de l’oppression et des sévices, ce livre exprime la douleur des mots, de leur mauvais usage, de leur quête dans un monde qui est l’opposé de la littérature. Les mots qui brûlent les lèvres, les mains, les pides, les jambes, tout le corps qui brûle à cause des mots, parce qu'on a été puni à cause d'eux, parce qu'on a été insolent. Ces mots douloureux, il les grave dans le bois de sa paillasse alors qu’il est au trou pour avoir trop parlé…Et ce, plusieurs dizaines d’années avant de pouvoir les coucher sur le papier.
Mais avant de s’exprimer à la face du monde, bien avant de vouloir nous parler, c’est à elle qu’il veut clamer son amour, son désir, à elle qu’il veut dire ce qu’il ressent.
Sans répit je pense à elle. Ces mots que je voudrais un jour lui murmurer, ils me viennent en abondance, et dans le noir, avec mon index, je lui écris sur le mur des lettres ardentes et désespérées.
L’écriture est mutique, la parole presque autant. Mais tout finit par s’épancher, parfois quand il ne le faut pas, sinon, quand la nécessité s’en fait sentir. Charles Juliet a mis des années avant de pouvoir écrire ; avant d’oser écrire. C’est ce qu’il m’intéresse de comprendre, et j’ai le sentiment que ce livre est l’une des clés.