Le Monde dans les Livres

Vendredi 18 juin 2010 à 23:10

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/AntigoneAnouilh.gifAntigone(s), Anouilh, Sophocle


Depuis deux jours, je me suis lancée dans la lecture d’Antigone.

Je ne parlerais ici non pas d’une, mais  de deux pièces : celle d’Anouilh (que j’ai relue avec délectation), et celle de Sophocle, pour tenter, en bonne étudiante sérieuse, une comparaison des deux. Mais je me suis rapidement arrêtée, car ce travail me semblait enlever tout son charme à la pièce d’Anouilh, à la lecture de laquelle j’ai été le plus sensible. Je ne veux pas dire que celle de Sophocle m’ait déplu ; je l’ai lu après celle d’Anouilh, et j’ai pu ainsi établir ce qui avait pu constituer pour lui le point de départ de son œuvre. Juste un petit résumé avant de poursuivre, histoire de situer les choses, et de ne pas trop transiger à la règle de ce bloc : donner envie de lire, en connaissance de cause (et que je m’efforce de respecter, même si parfois le résumé se noie un peu parmi mes commentaires…) :

Résumé (parce qu'il faut que ceux qui ne l'ont pas lue lisent cette pièce merveilleuse!) : Antigone, c’est la tragédie du conflit qui oppose la conscience humaine au devoir d’Etat. Polynice, fils d’Oedipe, prince de Thèbes déchu, a tué son frère Etéocle lors d’un combat au cours duquel il a lui aussi trouvé la mort. Alors que le premier a été enterré comme il se doit, bénéficiant des rites funéraires d’usage, le corps de Polynice a été condamné à rester sans sépulture, en proie aux chiens et aux aigles, et son âme à errer dans le royaume des Morts. Antigone, sa sœur, ne peut tolérer une telle injustice de la part de son oncle Créon. Bravant l’interdit qui condamne quiconque s’opposant à la loi à être lapidé, la jeune fille s’empresse d’aller rendre les derniers hommages au corps du défunt. Elle est surprise, lors d’une récidive, par les gardes chargés de la surveillance du corps, puis condamnée à mort par Créon.

Cependant, chez Anouilh, Antigone c’est plus que ça. C’est comme s’il avait pris la tragédie et lui avait donné une nouvelle dimension. C’est, en quelque sorte, pour moi, l’univers de Sophocle en 3D. Je m’explique : avec Sophocle, tout est dans l’économie, tout est fait pour que le spectateur soit informé des rouages de l’intrigue (les monologues, le Chœur, le Coryphée et le Messager) pour que la tragédie poursuive son avancée inéluctable. Ainsi Créon expose au peuple Thébain, dans une longue tirade, sa décision concernant Polynice. De même, le Chœur et le Coryphée présentent longuement au spectateur la situation, et tirent des leçons des réactions des personnages avec lesquels le Coryphée dialogue parfois. Tout ceci a quelque chose de très solennel, de très sérieux, de très tragique (il faut imaginer que certaines paroles étaient chantées, et constituaient le « mélodrame », le drame chanté… Bref, rien de bien gai là-dedans…). Et que fait Antigone pendant que tout ceci se passe sur scène ? Où est-elle, que fait-elle quand elle ne joue pas son rôle ? C’est justement cela qu’Anouilh nous montre ou nous suggère : Antigone, jeune fille sombre et frêle, amoureuse de la nature, amoureuse tout court, l’âme rêveuse et poétique. Antigone alors qu’elle est partie recouvrir de terre le corps de son frère avec une petite pelle, aux premières lueurs de l’aube ; Antigone qui a même perdu son appétit d’oiseau quand sa Nounou lui beurre des tartines ; Antigone qui ne veut pas que l’on gronde sa chienne Douce ; Antigone qui souffre de ne pas être belle comme sa sœur Ismène, mais qu’Hémon a choisie, quand même. C’est cette dimension qu’Anouilh offre à notre regard, ce caractère humain caché derrière la force tragique de l’héroïne. Cette puissance de volonté, il la met également en scène, dans ce long dialogue avec Créon, au terme duquel, finalement, rien n’a évolué, tout est resté pareil, le pire, annoncé par le Prologue, n’attendant que le bon moment pour se produire. Car le Destin continue sa marche inéluctable. Même si le choix de ne pas enterrer Polynice est arbitraire, même si ce frère soulard qu’elle n’aimait pas méritait de finir ainsi, Antigone suit la voie toute tracée de son destin ; elle sait qu’elle va mourir. C’est là qu’elle est « elle-même », Antigone. Avant, avec sa Nounou, avec Ismène, avec Hémon, elle était  la petite maigre assise dans un coin, qui ne dit rien, et qui pense.

Elle est puissante Antigone, elle ne dit pas oui, elle ose dire non ; elle ne veut pas comprendre, elle en a assez de comprendre, elle veut suivre sa voie. Elle se comporte comme une folle, mais refuse de se taire. Son destin la pousse, inéluctablement. Elle sait qu’elle mourra, qu’elle ne sera jamais heureuse, mais elle aurait aimé vivre. Alors elle crie : elle crie qu’elle ne se taira pas, qu’on n’a qu’à lui dire comme s’y prendre pour être heureuse, heureuse alors qu’elle a laissé le corps de son frère pourrir comme une charogne, son âme errer parmi les Morts, alors qu’elle n’a pas accompli son devoir… Elle veut continuer à dire non, obstinée, enragée. Le petit corps frêle, la tignasse mal peignée, la jeune fille sombre et maigre devient furieuse. Mais c’est avec des fils multicolores qu’elle se donne la mort ; avec du rouge aux lèvres qu’elle accueille Hémon pour la dernière fois. Elle aime voir le monde de l’aube, ce monde sans couleurs ; mais elle aurait aimé vivre, elle aurait aimé continuer à voir les lueurs du jour. C’est parce qu’elle est Antigone qu’elle est condamnée à voir tout en noir, tout de la couleur du tragique. Elle doit tenir son rôle, elle doit regarder droit devant elle et s’acheminer, gravement, vers son destin.

Tout est réglé, tous sont, dès le début, condamnés. Mais en lisant Anouilh, je n’ai pu m’empêcher de penser que, derrière l’héroïne, il y avait une enfant, et qu’elle aussi, elle aurait aimé vivre.

Je viens de lire un article dans le Magazine Littéraire, sur Antigone, justement. Et l'auteur a raison, d'une manière éclatante, évidente : ce qui distingu l'Antigone antique de celle de 1942, c'est l'affirmation de sa totale liberté. Elle n'est ni prisonnière de la loi, encore moins de la religion; toutefois il ets vrai qu'elle semble prisonnière de son destin d'héroïne. Mais c'est parce qu'on sait que c'est une réécriture. Si on lit la pièce comme une oeuvre neuve et profondément présente, on réalise qu'Antigone, c'est la liberté toute nue.

Par B0uille le Vendredi 18 juin 2010 à 23:56
" Comprendre, toujours comprendre, vous n'avez que ce mot là à la bouche. Je comprendrai quand je serai vieille. Si je deviens vieille. Pas maintenant." Ce n'est peut-être pas tout à fait ça, je m'en souviens, mais pas exactement, mais pourtant ce texte est toujours au creux de mon ventre, tant il m'a fait vibrer durant toute mon adolescence. J'aime J'aime J'aime. Plus jeune, je voulais être elle. =)
Par versager le Samedi 19 juin 2010 à 16:32
Ah ça oui, elle est formidable cette pièce. Il faut à tout prix la lire !
Bauchau en a fait une version en prose aussi, que j'ai immensément moins aimée, mais enfin c'est intéressant quand même de comparer. Pour compléter ta démarche comparatiste :)
Par Lucien le Lundi 21 juin 2010 à 20:03
Ayant bien aimé Oedipe roi, peut-être vais-je me lancer dans Antigone, en commençant sans doute par Sophocle. La réecriture d'Anouilh est très tentante aussi...
Par lemonde-dans-leslivres le Lundi 21 juin 2010 à 20:47
Je ne peux que t'encourager à te lancer dans Antigone :) Et la pièce d'Anouilh est vraiment très très belle (redondance pour redondance!)
Par cristaux-de-verre le Mercredi 23 juin 2010 à 11:35
Je suis complètement d'accord avec toi, j'avais moi aussi préféré la pièce d'Anouilh à celle de Sophocle. Antigone m'y avait semblée plus humaine, plus touchante.
Par babylon le Mardi 20 juillet 2010 à 18:03
j'ai du lire ce livre il y a quelque années pour les cours, je ne me rappelle plus avec exactitude de mon impression mais je crois que j'ai bien aimé
Par Pierre-Marie le Lundi 16 août 2010 à 12:24
je ne t'ai pas encore laissé de commentaires jusque là, essentiellement parce que je n'avais pas lu les livres dont tu parlais; juste, celui sur Louis XIV: ah, vraiment, tu as su donner envie de le lire!!! si si! et c'est d'ailleurs ce que je vais faire, depuis le temps que je cherchais un bon bouquin qui n'est pas un roman, et que je pourrai lire en prépa pour me vider la tête.
Mais parlons d'Antigone. Celui là, je l'ai lu, et je dois dire que ta critique littéraire est assez juste, travaillée, pertinente, et somme toute très intéressante. Pour ma part, le style très épuré de la pièce m'a un peu refroidi au premier abord, tout semblait baigner dans une atmosphère glaciale, figée, des personnages de marbre, rendant sur scène un simulacre de jeu de théâtre... très tragique en fait ^^ un peu mort même...et puis, les insertions d'éléments modernes comme "voiture", "cigarette", dans le discours de Créon à Antigone, résonnaient comme des fausses notes, brisant quelque peu le charme intemporel de la pièce. Voilà pour l'esthétique.
Ton commentaire n'en demeure pas moins vrai, enfin, disons que tu décris bien le personnage d'Antigone. Mais pourrais-tu aller plus loin? Dire selon toi, quel est le pourquoi et l'effet de cette ombre qui plane sur la pièce, au service de quelle force est vouée cette simplicité d'écriture...
Selon moi, le pièce manque de claire expression, tout est dit à moitié, figuré ou sous entendu. Qu'en penses-tu?
Par lemonde-dans-leslivres le Lundi 16 août 2010 à 23:28
Je risque de te décevoir, car il me semble qu'en te répondant, je vais ne faire que me répéter...
Il me semble que cette ombre qui plane est l'essence même de la tragédie. Une puissance d'un noire d'encre et d'une simplicité déconcerttante : la destinée. Les hommes, dans une tragédie antique, sont accumlés à un destin. Je pense que c'est dans cet esprit qu'Anouilh a usé de mots simples, et que les choses sont sous-entendues. Dès le début, on sait qu'il s'agit d'une tragédie; donc les personnages, l'auteur, tout le monde joue son rôle. Les fausses notes comme tu dis, sont là pour rendre la tragédie actuelle. Il n'y a pas besoin de vivre au temps de Créon pour subir l'injustice. Mais il faut être en 1940 pour oser s'opposer à l'injustice humaine.
La différence fondamentale selon moi est qu'en 1940, la destinée est manipulée. Elle est fausse. L'homme subit l'homme; il n'est plus victime silencieuse du Fatum. Voilà où les choses changent. Voilà où Antigone est véritablement le jouet des désirs de Créon; il peut en faire ce qu'il veut; il n'y a semble-t-il pas de destin inéluctable à l'oeuvre lorsque son oncle qui est le roi semble vouloir lui laisser la vie. Mais elle choisit de suivre sa raison, et donc sa destiné. En faisant le choix, dès son entrée en scène, de la justice et de la tragédie, Antigone, la Résistance, réabilite en quelque sorte le Destin dans un monde destitué...
Bon je m'emballe je m'emballe, je ne sais si mon commentaire tient la route... Je pense que c'est une pièce difficile à analyser, et je ne m'y suis pas suffisamment penchée pour tenir des propos dignes d'être écoutés. Quoi qu'il en soit, les mots ont jailli...
Par Ootkonos le Mercredi 3 novembre 2010 à 23:19
Tentative d'apport de nouveau dans le commentaire...ce que j'ai pu lire brosse bien la pièce, ce qui va suivre va donc glisser au subjectif. Mais bon, on donne aussi de l'envie sur ce blog!

Premier truc, finalement vite évoqué mais "dérangeant" quelque-peu à la lecture, c'est l'aspect très nonchalant de l'écriture, carrément irrévérencieuse : tout le déroulement de la pièce est balancé d'entrée (même si, j'y reviendrait cela est surtout pour la forme, pour "choquer" le douillet lecteur, et que, dans le fond, on s'en tamponne le coquillard du point de chute : on veut voir l'agonie), des éléments de modernité, évoqués plus haut, sont "jetés" dans un cadre passé, dans un cadre rigide de pièce tourné en dérision, le tout avec un parlé voulu moderne, pied de nez de plus à l'original. Pour donner un coté fort "kitch" aux pages, non pas sans charme, mais acidulant une lecture facile, "fraîche".

Autre turc, au sujet de "l'ombre planante y touti": c'est une tragédie, on connait la face des dés après chute au bout de trois pages, l'inquiétante inconnue sur le dénouement est torpillée d'entrée mais on sait qu'il va y avoir du mort! Ambiance de dernier repas. Terrible mais on adore ça. On veut voir l'agonie au ralenti, avec la vérité présente dans les personnages dévoilée face à la mort. L'apparente injustice des tristes fins, le goût amer après fermeture du livre, au fond de nous, on doit adorer : lire des hommes sans masque aller dans le mur, en espérant y entrevoir un éclat de Vérité.
En quelque sorte, on a les sensations fortes, le frisson, sans la douleur. Juste l'amertume du spectateur.

Bon, la "fraîcheur" de la pièce, c'est Antigone, toute jeunesse, rebelleitude adolescente faite encre sur papier. Le point de basculement, c'est sa gravité. Ai envie de la qualifier "d'adulte", mais elle prend la vie avec le sérieux d'une gosse, au premier degré. On y voit de la noblesse dans l'acte, plein de trucs, partagés entre "quelle conne" et "quelle classe". C'est peut-être ce qui rend sa lecture si stimulante à l'ado cervelé : il se trouve potentiellement touché par le propos.
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Je l'avais lu il y a quelques années déjà. Il faudrait que je le relise ! Ton envie me donne envie en tous cas. :-)
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