Le Monde dans les Livres

Lundi 13 septembre 2010 à 23:06

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/contreSainteBeuve.jpgContre Sainte-Beuve, Marcel Proust
   Quel plaisir que de retrouver la petite musique de Proust ! Cette voix que l’on reconnaît entre toutes, qu’on peut écouter sans se lasser, qui nous berce, comme une comptine fredonnée, dont on ne comprend pas toutes les paroles, mais dont l’air touche notre âme. Une voix comparable à celles que l’on chérie entre toutes, qu’on suivrait partout, qui pourrait nous emmener où elle veut, et que jamais on ne quitterait. Emballés, embarqués dans les méandres de la phrase, on suit Marcel jusqu’au bout, jusqu’à ce qu’il pose sa plume en un point qui, comme l’ancre jetée à la mer à l’approche d’un lagon où, après quelques nuits de croisière les amants aspirent à faire escale, pour délasser leurs pieds engourdis du tangage, arrime la phrase à la page…
   Bref, qu’il fut doux de lire Proust, et plaisant de l’entendre parler… et quoi de mieux que Marcel parlant de littérature ?
Pourtant, le Contre Sainte-Beuve est bien davantage que ce que j’aurais pu croire. Ce livre est davantage que « le livre de critique où Proust dénonce et contrecarre la fameuse méthode Sainte-Beuve ». Voyons en quoi :
Suite à une préface où il présente son projet et déjà, sa posture d’écrivain, Proust nous emmène dans son enfance, dans l’incipit de ce qui deviendra La Recherche. Il nous évoque ses sommeils, ces troubles, ces chambres où son corps ne sait se retrouver, ces précautions que tous prennent pour ne point l’éveiller, ses plaisirs solitaires et ses accidents nocturnes. Il évoque ses journées, qui sont devenues ses nuits, pour lui qui ne dort que le jour, ainsi que ces personnages qui le fascinent et qui de loin semblent avoir autour d’eux une lumière éclatante…
Elle [la comtesse] était une de ces personnes qui ont une petite lampe magique, mais dont elles ne connaîtront jamais la lumière. Et quand on fait leur connaissance, quand on cause avec eux, on devient comme eux, on ne voit plus la mystérieuse lumière, le petit charme, la petite couleur, ils perdent toute poésie. Il faut cesser de les connaître, les revoir tout d’un coup dans le passé, comme quand on ne les connaissait pas, pour que la petite lumière se rallume, pour que la sensation de poésie se reproduise. Il semble qu’il en soit ainsi des objets, des pays, des chagrins, des amours.
On comprend, avec ce passage, pourquoi le jeune Marcel partira à la recherche de ce temps perdu, où tout brille encore de cette lumière poétique de la première vision, de la première impression, de la prime sensation…
S’ensuit ensuite l’introduction à l’article centrale, celui qui donne – presque- son titre à l’ouvrage : la méthode Sainte-Beuve. Pour ce faire, Proust a choisi de rapporter un épisode de son enfance. Alors qu’il était âgé d’une dizaine d’années – le génie est précoce ou n’est pas - le jeune Marcel, au point du jour, alors qu’il s’apprêtait à dormir, attend fébrilement, comme il le fait depuis plusieurs jours, que sa mère lui monte le journal. Or ce matin, lorsqu’elle pénètre dans sa chambre, dépose le journal avec un air de n’en rien dire, et s’enfuit précipitamment, quelque chose interpelle le petit garçon. Alors il ouvre la gazette à la première page, et découvre avec des yeux neufs un article qui dont tous les mots sont semblables aux siens ! … Marcel a été publié. Il s’empresse alors de descendre demander l’avis de sa maman, et c’est ce qui permet d’introduire l’article sur Sainte-Beuve.
Revenons un peu sur cette fameuse critique que fait Proust de la méthode Sainte-Beuve, méthode qui fait fureur au XIXème siècle, et envers laquelle de nombreux critiques ne tarissent pas d’éloges. « La littérature, disait Sainte-Beuve, n’est pas pour moi distincte, ou du moins séparable, du reste de l’homme… ». C’est cette méthode qui consiste à expliquer l’œuvre par l’homme, et que Proust ne peut accepter. Pour l’auteur des Causeries du Lundi (chroniques hebdomadaires réalisées par Sainte-Beuve et des amis critiques sur le monde littéraire de l’époque), on peut juger de l’importance d’un auteur et de la qualité de son œuvre par ce que diront de lui ses amis, par ses actes et son comportement en société. Ainsi, les œuvres de Stendhal sont pour lui franchement détestables ; et s’il se permet de les juger ainsi, c’est uniquement parce que, en plus de connaître personnellement Beyle, il a recueilli auprès de ses autres amis (Mérimée et Ampère) ce qu’il estime être suffisant pour juger de la qualité d’un auteur. En ceci, le critique semble se rapprocher du naturalisme, lorsqu’il analyse l’homme (et, par extension abusive, son œuvre) en fonction de son milieu. Quoi qu’il en soit, Proust n’a pas tord de dire que si tous les ouvrages du XIXe siècle avaient brûlé sauf les Lundis, et que ce soit dans les Lundis que nous dussions nous faire une idée du rang des écrivains du XIXe, Stendhal serait inférieur à tout un panel d’auteurs qui ne sont passés à la postérité que pour un petit nombre d’érudits poussiéreux. En outre, on peut noter que cette méthode trouve aussi sa limite dans l’appréhension chronologique des auteurs, puisque Sainte-Beuve ne devrait pouvoir émettre de jugement sur Tacite ou Virgile, même encore Diderot, qu’il n’a pas connus (même il outrepasse toutefois bien cette limite, en ce qui concerne ce dernier du moins…).
Et quelle est alors la pensée de Proust ? elle est celle-ci que, alors que Sainte-Beuve regarde l’homme en société, et l’envisage, dans l’acte d’écrire, entouré de cette même cour ou du moins en interaction avec elle, Proust considère que rien ne peut être écrit de bon, de beau et de sincère dans cette effervescence du monde, et que ce qu’on donne au public, c’est ce qu’on écrit seul, en soi-même, c’est bien l’œuvre de soi. Pour écrire, il faut faire appel à un autre moi que le moi intime, que le moi qui connaît les autres. S’il ne fallait retenir une seule phrase, c’est celle-ci (à condition de bien la mettre en contexte) : un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans la société, dans nos habitudes, dans nos vices. Pour écrire, il faut apprendre à nous fréquenter profondément nous-même.
Voilà pour Sainte-Beuve. S’ensuivent ensuite trois chapitres d’une saveur rare, dans lesquels Proust se fait critique littéraire, et interroge les œuvres de trois génies du siècle : Nerval, Baudelaire et Balzac. Imaginez juste un instant entendre parler de ces poètes magnifiques avec la voix de leur successeur ultime… Ces passages sont de la pure délectation. Même si, en ce qui concerne Balzac, il n’a de cesse de le critiquer, estimant qu’il est trop scientifique, trop intellectuel ; il ne cache rien, il dit tout. Pour Proust, Balzac n’a pas de style, dans le sens qui est le sien, à savoir la marque de la transformation que la pensée de l’écrivain fait subir à la réalité. On en arrive à se demander quand est ce que ce génie de l’œuvre cathédrale va cesser de critiquer le géant démiurgique…Pourtant, pourtant, Proust reconnaît un talent incontestable à Balzac : celui de rapporter avec justesse les propos de ses personnages. La faculté mimétique de l’auteur de la Comédie Humaine est ce qui émerveille Proust…et ce qui, finalement, il va lui-même imiter dans son œuvre (en plus de s’inspirer de Saint-Simon). En prétextant disserter sur des auteurs et leur relation à Sainte-Beuve, Proust nous montre donc plutôt ce que sont les fondations intertextuelles de son œuvre : comme Nerval dans Sylvie, il va renouer avec un passé rêvé en dépassant le cadre enfantin de Gérard ; comme Baudelaire, il va adopter la position du poète, semblable à l’oiseau qui, Même quand il marche, […]a des ailes. Et enfin, comme Balzac, il va apprendre à se saisir de la réalité pour la transcender. Ces trois poètes reconnaissaient l’existence de l’irrationnel. Ça n’est pas pour rien que Proust s’est senti proche d’eux, et que, suite à leur lecture, à leur appropriation, sa propre œuvre a commencé à voir le jour.
Car le Contre Sainte-Beuve n’est finalement rien d’autre que cela : la matrice originelle de l’œuvre à venir, la graine où se concentrent tous les thèmes et les inspirations de la Recherche en gestation. Maman, la comtesse, les Guermantes, la race maudite (les homosexuels), les noms et leur poésie, les jeunes filles, les sensations, bref, tout ce qui éveillera chez le narrateur les souvenirs de ce temps révolu où tout était neuf, et éclairé par une petite lumière, tout cela est dans le Contre Sainte-Beuve. Proust, finalement, n’a peut-être écrit qu’un seul livre ; mais c’est un livre écrit avec toute sa sensibilité, et qui n’a rien à envier à l’intelligence. Il montre que, contrairement à ces idolâtries à la Sainte-Beuve, il ne fait pas tenir la beauté dans l’objet, ni la vérité dans l’histoire, et encore moins l’art dans l’intelligence. Le génie de Proust est qu’il parvient à faire tenir la beauté dans les intuitions de l’esprit.  
Pour terminer, je vous offre le dernier paragraphe de l’ouvrage, qui est remarquable et magnifique, forcément… :
Les belles choses que nous écrirons si nous avons du talent sont en nous, indistinctes, comme le souvenir d’un air, qui charme sans que nous puissions en retrouver le contour, le fredonner, ni même en donner un dessin quantitatif, dire s’il y a des pauses, des suites de notes rapides. Ceux qui sont hantés de ce souvenir confus des vérités qu’ils n’ont jamais connues sont les hommes qui sont doués. […] Le talent est comme une sorte de mémoire qui leur permettra de finir par rapprocher d’eux cette musique confuse, de l’entendre clairement, de la noter, de la reproduire, de la chanter.
 http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/lit_cont/seminaire_du_4_mars_2008_moral.jsp
un superbe exposé, présenté par une voix lente et extraordinairement assurée, avec un accent italien charmant.
Par Equinox le Mardi 14 septembre 2010 à 21:45
On trouve à maintes reprises dans la Recherche, des exemples pour réfuter cette méthode Sainte-Beuve. Je pense notamment à Vinteuil, père malheureux mais compositeur d'une sonate que Swann ne se lasse jamais d'écouter (même quand elle est jouée par Odette de Crécy...). Quand Swann croise Vinteuil, sa déception est si grande, qu'à son sens, il ne peut pas être l'auteur de la sonate. Et pourtant si... Proust montre que l'on peut être d'une éclatante médiocrité dans la vie de tous les jours, et assez génial dans son art. De ce point de vue, Swann est peut-être le contraire: élégant, cultivé, discret, dans la vie de tous les jours et incapable d'écrire son livre sur Vermeer...
Par versager le Mardi 12 octobre 2010 à 10:34
Je crois que tu as tout dit. Une oeuvre majeure, incontournable, tellement enrichissante sur un plan personnel. Proust a quand même le talent fou de rendre évident à nos yeux des choses auxquelles nous ne pensions même pas, ou avec tant d'imprécision qu'il nous était absolument impossible de le formuler. Lui, il arrive, il balance quelques phrases, et on se retrouve avec le souffle court, face à la Vérité révélée.
Heureusement qu'il y a eu Proust, souvent je me demande comment serait l'histoire littéraire s'il n'avait pas existé.
Par lemonde-dans-leslivres le Mardi 12 octobre 2010 à 11:09
Si Proust n'avait pas existé?! La littérature serait plus que fade... Ma vie n'aurait pas tant pris sens... Et le monde me serait resté un gros fatras incompréhensible (alors qu'il est maintenant un simple embroglio coloré ^^)
Par best cheap digital camera le Mercredi 10 avril 2013 à 5:00
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Par cell phone watch le Vendredi 12 avril 2013 à 4:01
So many of us are attached to our cell phones as if they are a part of our bodies. In fact, we can hardly go anywhere without bringing a mobile device along, whether it's to keep in touch with friends and family members or to check social media, or maybe even just to get the high score on a digital game -- most of us will even find an excuse to take our cell phone watch to the bathroom with us.
Par Code Promo Uber le Samedi 5 septembre 2015 à 20:40
Avez vous un lien pour que je puisse télécharger l'article en PDF ?
Par serrurier paris 15 le Lundi 7 septembre 2015 à 7:05
Excellent article je vous soutient .
 

Et vous, qu'en pensez-vous?









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