Le Monde dans les Livres

Mardi 21 juin 2011 à 23:55

 Philippe, Camille Laurens

Un livre comme un parcours ; un petit livre pour un grand deuil ; un court roman pour écrire la douleur, l’incompréhension, la vie avec la mort.

Philippe est mort, il a vécu deux heures. Deux heures hors du ventre de sa mère. Deux heures pendant lesquelles elle l’a à peine vu, où elle a à peine pu être mère. Elle a surtout été la mère d’un enfant mort.

Il y a une chose infiniment plus douloureuse que de ne pas serrer dans ses bras un homme qu’on désire : c’est de bercer dans ses bras un bébé mort. Le corps ne comble rien ; le corps manque. Faire un livre, faire l’amour : effort vain d’abolir l’intervalle. Ecrire : mettre des mots dans un trou, colmater. Les mots ne comblent rien. Les mots manquent.

Ecrire pour essayer de figer tout ça. Figer ce souvenir de l’enfant mort. Ou bien écrire pour essayer de le laisser vivre, encore et à jamais.

Souffrir. Comprendre. Vivre. Ecrire. Quatre étapes du roman, quatre étapes de l’auteur vers une sorte de résilience de la douleur, de la perte, de la béance. En moins de cent pages, elle nous raconte son cauchemar, ce cauchemar du jour où Philippe, ce bébé gigantesque, magnifique, brillant, a été foudroyé. Elle nous raconte, dans ce petit roman, le jour où Philippe est né, et celui où Philippe est mort. Forcément c’est court, parce que ces jours, ce sont les mêmes. Si le roman est une tranche de vie, là c’est une miette. Une miette de vie. Un prénom, quelques photos et là, un livre. Un livre avec son titre, ses mots qui tentent de dire la souffrance, la béance.

Camille Laurens rend compte par ce livre de la douleur d’une mère trop tôt abandonnée, d’une mère que son enfant n’a jamais pu appeler ainsi, d’une mère dont la vie de mère n’a un jour duré que deux heures. Cette mère c’est elle, et tout au long des pages, on souffre avec elle.

Pourtant ça n’est pas un livre qui fait pleurer ; en tout cas moi je n’ai pas pleuré, mais j’ai été émue. Emue de la retenue que dégagent ces pages (paradoxal je sais), qui ne font pas étalage de souffrance, mais donnent chair à cette volonté de reconstruction qui se retrace par le parcours de la souffrance, de la compréhension, de la vie après et, pour elle, de l’écriture.

Pas de pathos hyperbolique, juste le cheminement d’un être foudroyé par la pire tragédie qui puisse être : donner la vie, et la perdre ; en un seul jour. Camille Laurens, de manière réfléchie et posée, nous livre son cœur et son esprit, ses sentiments et ses recherches. Ses recherches pour expliquer la mort de Philippe. Le dossier médical, les témoignages, tout. Il lui faut comprendre. Et nous, lecteurs, participons à cette compréhension salvatrice qui permet ensuite de vivre ; du moins d’essayer de vivre.  Elle, c’est l’écriture qui la sauve, et lui avec. 

Jeudi 23 juin 2011 à 18:13

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 Accident nocturne, Patrick Modiano

Le narrateur est un je qui ne se montre pas. D’ailleurs il ne le pourrait que difficilement, puisque lui-même ne se connaît pas ; ou si peu. A trente ans passés, il serait bien embarrassé si vous lui demandiez de parler de ses parents. Il les a à peine connus. Voilà d’ailleurs ce qu’il répond à une enquête sociale :

Quelle structure familiale avez-vous connue ? J’avais répondu : aucune. Gardez-vous une image forte de votre père et de votre mère ? J’avais répondu : nébuleuse. Vous jugez-vous comme un bon fils (ou fille) ? Je n’ai jamais été un fils. Dans les études que vous avez entreprises, cherchez-vous à conserver l’estime de vos parents et à vous conformer à votre milieu social ? Pas d’études. Pas de parents. Pas de milieu social.

On se sent un peu mal à l’aise face à cette surenchère de néant. Comme si notre narrateur n’était qu’une silhouette, que même les phares d’une voiture dans la nuit ne parviennent pas à éclairer. Un spectre qui se fait renverser, place des Pyramides. A la clinique où on l’emmène, il rencontre une femme, une certaine Jacqueline Beausergent. Elle lui rappelle quelqu’un ; quelqu’un qu’il a connu avant, au cours des vingt dernières années. Impossible de savoir qui. Alors il mène l’enquête.

On sent bien qu’on est chez Modiano là. La quête d’identité, c’est son affaire. C’est donc après cet accident nocturne que notre narrateur prend un nouveau départ ; un nouveau départ vers la lumière.

Cet accident de la nuit dernière n’était pas le fait du hasard. Il marquait une cassure. C’était un choc bénéfique, et il s’était produit à temps pour me permettre de prendre un nouveau départ dans la vie.

Cet accident nocturne le fait remonter vers la lumière, mais avant, il lui faut passer par les bas-fonds de la mémoire et du passé ; ce qu’il fait. Un tas d’évènements ressurgissent dans son esprit ; il les revoit, les revit. Cet accident lui en rappelle un autre. Ou plutôt, cela lui rappelle une altercation étrange. Il a trente ans, et c’est une vieille femme qui l’agresse.

Je lui souriais. Alors elle s’est jetée sur moi. D’une main, elle s’agrippait à mon épaule et, de l’autre, elle tentait de me griffer au visage. Je voulais me dégager, mais elle pesait vraiment très lourd. Je sentais peu à peu revenir les terreurs de mon enfance. Depuis plus de trente ans, j’avais fait en sorte que ma vie soit aussi ordonnée qu’un parc à la française. Le parc avait recouvert de ses grandes allées, de ses pelouses et de ses bosquets, un marécage où j’avais failli m’engloutir autrefois. Trente ans d’efforts. Et tout cela pour qu’une méduse m’attende une nuit dans la rue et me saute dessus…

Un passé qui semble bien lourd s’il ressemble à un marécage… On ne sait rien de ce narrateur qu’on accompagne pourtant, on ne comprend pas, comme lui, pourquoi cette femme l’agresse. Il a un lourd passé, il le dit. Souvent il a été au commissariat. On soupçonne des origines juives. Sans cesse il passe pour la victime. Mais comment en être sûr ? Modiano a le don de nous embarquer dans un brouillard clair-obscur captivant, mais un peu effrayant, dans lequel le héros n’en a peut-être pas la carrure. On peut se sentir un peu trompé, un peu abandonné, perdu dans ces limbes de l’oubli. Cet oubli qui devient réminiscence, et dont il est question au milieu du roman d’ailleurs :

L’oubli finit par ronger des pans entiers de notre vie et, quelquefois, de toutes petites séquences intermédiaires. Et dans ce vieux films, les moisissures de la pellicule provoquent des sautes de temps et nous donnent l’impression que deux évènements qui s’étaient produits à des mois d’intervalle ont eu lieu le même jour et qu’ils étaient même simultanés. Comment établir la moindre chronologie en voyant défiler ces images tronquées qui se chevauchent dans la plus grande confusion de notre mémoire, ou bien se succèdent tantôt lentes, tantôt saccadées, au milieu de trous noirs ? A la fin, la tête me tourne.

Cet extrait me fait penser à une citation de Proust dans Le Temps retrouvé, où il compare les hommes à des appareils photographiques dont l’esprit enregistre des clichés, que seuls les artistes parviennent  à développer grâce à leur style. Ici, les images sont trop nombreuses, et lui font tourner la tête. Peut-être que l’auteur se moque un peu de ce narrateur qui n’est pas lui, et n’écrit pas. L’auteur se sauve parce qu’il écrit, et laisse son narrateur en proie à maints tourments. Ou bien tout simplement les deux entités coïncident, et grâce aux récits de ce narrateur transparent, l’auteur parvient à éclaircir les clichés de sa vie. Le narrateur comme des contours, dont la forme crée ne demande qu’à être habitée…

Un pur Modiano, l'essence de Modiano avec la quête d’identité, le passé, le mystère, l’omniprésence de la nuit, du crépuscule. Mais pas le meilleur. Je me suis un peu ennuyée, je dois l’avouer. De très bons passages, mais une intrigue qui stagne. Comme souvent avec Modiano, mais là, j’en ai eu un peu assez. J’ai terminé le roman assez vite, vraiment pour le terminer. Trop de Modiano, ça devient sirupeux. Toutefois, un bon roman !

 

 

Vendredi 2 septembre 2011 à 11:09

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 Le Montespan, Jean Teulé

Epouser sur un coup de foudre la plus belle femme du royaume, c’est bien ce qui a pu arriver de mieux à ce marquis déchu qu’est Montespan. En dehors d’elle, sa Françoise née Mortemart, pas grand-chose ne lui sourit. A la guerre il est mauvais, de dettes il est criblé, et par le roi reconnu il n’est plus. Mais il s’en fiche, il a Françoise. Belle comme une statue, douce comme une pièce de soie, drôle, piquante et émoustillante comme le seront les revues parisiennes, cette femme fait son bonheur, sa vie, sa joie. Jusqu’au jour où sa personne croise le regard du roi…

On ne peut rien lui refuser à celui-là, le Roi Soleil, un dieu descendu sur terre ; même pas sa femme. Au début il fait bon être l’époux d’une des favorites ; on a des prérogatives, des grades, des galons. Mais quand cette femme passe son temps à Versailles ou Saint-Germain et qu’elle revient grosse d’un autre à la maison, trop c’est trop, et ce bon vieux Louis-Henri devient accablé et fou de chagrin.

Cette Athénaïs qui fait fantasmer la cour et surtout le roi n’a plus grand-chose à voir avec la Françoise de ses rêves, avec l’amour de sa vie. Elle est devenue superficielle, exigeante, dépensière ; elle laisse sa petite fille mourir de chagrin, son fils devenir le duc d’Antin arrogant. Montespan, désespéré à un point hyperbolique, en vient à organiser l’enterrement de son amour et à obliger un de ses gens à défiler devant lui revêtu de la robe de mariée de Françoise. Un carnaval.

Carnaval tragique, mais tellement drôle ! Montespan est très attachant. Dans son chagrin, il n’en oublie pas l’amour, qui le fait vivre. Et cette passion inextinguible, liée à son caractère bon vivant et débonnaire, forment un détonnant coktail, cocasse et plein de rebondissements. Sujet peu traité, le cas de Montespan, en marge de la cour et pourtant fortement lié à elle (on comprend que, selon la loi de l’époque, étant l’époux d’Athénaïs, il est le père légitime des bâtards sur roi !), est irrésistiblement drôle et tragique à la fois. Le ton employé par l’auteur concourt également à faire naître le rire par le décalage, la force et l’imagination débordante de ce petit personnage qui n’hésite pas à provoquer le roi, et à installer des cornes de cerf sur son carrosse. Une vie cocasse, narrée avec une verve burlesque étonnante.

Les références historiques sont d’ailleurs très présentes et très sérieuses, puisqu’on retrouve sans peine des anecdotes à la Saint-Simon (dont Jean Teulé se fait sans doute le digne héritier !), des personnages historiques comme Lauzin, ou encore l’auteur lui-même, un certain Teulé, misérable noble, ruffian et faux monnayeur, auquel les marquis de la région versent une petite rente pour qu’il ne tombe pas trop bas dans la crapule, qui va aider Montespan à fuir en Espagne.

Tous les personnages de ce roman sont hauts en couleurs, du roi à la cuisinière en passant par les perruquiers et autres marchands. Le trait est cinglant, sans merci, burlesque jusqu’à plus soif, rabelaisien à ses heures, le bas grotesque et source de plaisirs à l’honneur. Un livre assez exceptionnel !

 

 

Vendredi 9 septembre 2011 à 23:29

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 Les chaussures italiennes, Henning Mankell

A 66 ans, on peut encore retrouver l’amour de sa vie, devenir père, demander pardon, pleurer, avoir peur, voyager, manquer de mourir sous la glace, et être un héros de roman. Fredrik Welin l’a fait en tout cas ; à soixante-six ans.

Pourtant le narrateur est un Robinson du froid. Il vit seul sur une île, avec son chien et son chat. Cliché d’ermitage ; il se fait de vieux os. Mais un jour son amour de jeunesse – dont la jeunesse n’est plus la caractéristique- vient lui rappeler son existence. Descendue d’on ne sait où accrochée à son déambulateur, Harriet vient. Celle qu'il a tant aimée vient, revient après tant d'années. Première visite depuis douze ans de solitude. Mais cette visite n'est pas sans motif : non pas seulement essayer de comprendre ce qui a pu passer par la tête de son ancien amant pour qu’il l’abandonne ainsi, quarante ans plus tôt, mais aussi rappeler certaines promesses, et certaines réalités.

A partir de cette ligne, je vais spoiler sévère, donc à ceux qui veulent savourer l’intrigue rebondissante de ce grand roman, je conseille d’arrêter ici leur lecture. Pour les autres…

La première découverte que fait Fredrik, c’est qu’il est père. Un ancien amour et un enfant qui surgissent alors, d’un coup, bourrasque au milieu de la vacuité. Il n’avait rien, et il a tout. Ou presque. Parce que l’histoire ne s’arrête pas là, ce serait trop facile –et trop niais. Une dizaine d’années plus tôt, notre narrateur a commis une faute, une grave faute, qui explique son retrait sur cette île suédoise loin de tout. Il a amputé le bras d’une femme ; le mauvais bras. Chirurgien de prestige, Welin a manqué de discernement, d’attention, de rigueur, et la vie d’une jeune femme, Agnès, en a été changée. Un ouragan ayant déboulé dans sa vie, il n’hésite pas – ou presque- à s’engouffrer dans les rafales et à rendre visite à sa victime. Celle-ci, contre toute attente, le reçoit aussi cordialement qu’il est possible, et lui fait rencontrer ses trois protégées, des jeunes filles perturbées, au lourd passé. L’une d’elle porte avec elle, sans cesse, un sabre de samouraï – c’est pour dire…

De la suite, je n’en dirai rien. Succession d’invraisemblances, de coups de théâtre, de rebondissements. On ne s’ennuie pas un seul instant, et tout, même l’épisode le plus imprévisible, tout s’enchaîne dans un seul et unique souffle. Un souffle symphonique, puisque l’auteur a intitulé ses chapitres « mouvements ». Cinq mouvements qui nous font traverser des paysages et des saisons, dans un rythme tantôt lent tantôt frénétique, en alternance avec les prompts départs du narrateur –il aime s’enfuir, partir, sans rien dire et aussi vite que l’éclair- et ses périodes de solitude.

Le narrateur est exceptionnel. Ce qui lui arrive en l’espace d’un an pourrait remplir une vie ; ces quelques mois concentrent plus d’émotions, d’évènements et de rencontres que ses vingt dernières années réunies. Et pourtant, il continue à fuir ; repartir, revenir ; un allegro alternant avec de lentes modulations ; de longues pauses au cours desquels il réfléchit le cours de sa vie, et l’infléchit. Pendant ce temps, le vieil italien continue à fabriquer ses chaussures…

Que de mystères, de rebondissements, de surprises et de palpitations ! Il en reste et pourtant, j’ai dévoilé une bonne partie de l’histoire. Bourré d’invraisemblances et de quelques clichés, ce roman est exceptionnel, parce que tenu par un héros tel que j’en ai rarement rencontré : un homme, avec ses failles, ses faiblesses, mais aussi son courage et sa volonté de vivre. Bref, sous le cliché, c’est vraiment génial !

Un avis hyper enthousiaste d'ailleurs : http://aliasnoukette.over-blog.com/article-les-chaussures-italiennes-henning-mankell-79870776-comments.html#anchorComment

 

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