Le narrateur est un je qui ne se montre pas. D’ailleurs il ne le pourrait que difficilement, puisque lui-même ne se connaît pas ; ou si peu. A trente ans passés, il serait bien embarrassé si vous lui demandiez de parler de ses parents. Il les a à peine connus. Voilà d’ailleurs ce qu’il répond à une enquête sociale :
Quelle structure familiale avez-vous connue ? J’avais répondu : aucune. Gardez-vous une image forte de votre père et de votre mère ? J’avais répondu : nébuleuse. Vous jugez-vous comme un bon fils (ou fille) ? Je n’ai jamais été un fils. Dans les études que vous avez entreprises, cherchez-vous à conserver l’estime de vos parents et à vous conformer à votre milieu social ? Pas d’études. Pas de parents. Pas de milieu social.
On se sent un peu mal à l’aise face à cette surenchère de néant. Comme si notre narrateur n’était qu’une silhouette, que même les phares d’une voiture dans la nuit ne parviennent pas à éclairer. Un spectre qui se fait renverser, place des Pyramides. A la clinique où on l’emmène, il rencontre une femme, une certaine Jacqueline Beausergent. Elle lui rappelle quelqu’un ; quelqu’un qu’il a connu avant, au cours des vingt dernières années. Impossible de savoir qui. Alors il mène l’enquête.
On sent bien qu’on est chez Modiano là. La quête d’identité, c’est son affaire. C’est donc après cet accident nocturne que notre narrateur prend un nouveau départ ; un nouveau départ vers la lumière.
Cet accident de la nuit dernière n’était pas le fait du hasard. Il marquait une cassure. C’était un choc bénéfique, et il s’était produit à temps pour me permettre de prendre un nouveau départ dans la vie.
Cet accident nocturne le fait remonter vers la lumière, mais avant, il lui faut passer par les bas-fonds de la mémoire et du passé ; ce qu’il fait. Un tas d’évènements ressurgissent dans son esprit ; il les revoit, les revit. Cet accident lui en rappelle un autre. Ou plutôt, cela lui rappelle une altercation étrange. Il a trente ans, et c’est une vieille femme qui l’agresse.
Je lui souriais. Alors elle s’est jetée sur moi. D’une main, elle s’agrippait à mon épaule et, de l’autre, elle tentait de me griffer au visage. Je voulais me dégager, mais elle pesait vraiment très lourd. Je sentais peu à peu revenir les terreurs de mon enfance. Depuis plus de trente ans, j’avais fait en sorte que ma vie soit aussi ordonnée qu’un parc à la française. Le parc avait recouvert de ses grandes allées, de ses pelouses et de ses bosquets, un marécage où j’avais failli m’engloutir autrefois. Trente ans d’efforts. Et tout cela pour qu’une méduse m’attende une nuit dans la rue et me saute dessus…
Un passé qui semble bien lourd s’il ressemble à un marécage… On ne sait rien de ce narrateur qu’on accompagne pourtant, on ne comprend pas, comme lui, pourquoi cette femme l’agresse. Il a un lourd passé, il le dit. Souvent il a été au commissariat. On soupçonne des origines juives. Sans cesse il passe pour la victime. Mais comment en être sûr ? Modiano a le don de nous embarquer dans un brouillard clair-obscur captivant, mais un peu effrayant, dans lequel le héros n’en a peut-être pas la carrure. On peut se sentir un peu trompé, un peu abandonné, perdu dans ces limbes de l’oubli. Cet oubli qui devient réminiscence, et dont il est question au milieu du roman d’ailleurs :
L’oubli finit par ronger des pans entiers de notre vie et, quelquefois, de toutes petites séquences intermédiaires. Et dans ce vieux films, les moisissures de la pellicule provoquent des sautes de temps et nous donnent l’impression que deux évènements qui s’étaient produits à des mois d’intervalle ont eu lieu le même jour et qu’ils étaient même simultanés. Comment établir la moindre chronologie en voyant défiler ces images tronquées qui se chevauchent dans la plus grande confusion de notre mémoire, ou bien se succèdent tantôt lentes, tantôt saccadées, au milieu de trous noirs ? A la fin, la tête me tourne.
Cet extrait me fait penser à une citation de Proust dans Le Temps retrouvé, où il compare les hommes à des appareils photographiques dont l’esprit enregistre des clichés, que seuls les artistes parviennent à développer grâce à leur style. Ici, les images sont trop nombreuses, et lui font tourner la tête. Peut-être que l’auteur se moque un peu de ce narrateur qui n’est pas lui, et n’écrit pas. L’auteur se sauve parce qu’il écrit, et laisse son narrateur en proie à maints tourments. Ou bien tout simplement les deux entités coïncident, et grâce aux récits de ce narrateur transparent, l’auteur parvient à éclaircir les clichés de sa vie. Le narrateur comme des contours, dont la forme crée ne demande qu’à être habitée…
Un pur Modiano, l'essence de Modiano avec la quête d’identité, le passé, le mystère, l’omniprésence de la nuit, du crépuscule. Mais pas le meilleur. Je me suis un peu ennuyée, je dois l’avouer. De très bons passages, mais une intrigue qui stagne. Comme souvent avec Modiano, mais là, j’en ai eu un peu assez. J’ai terminé le roman assez vite, vraiment pour le terminer. Trop de Modiano, ça devient sirupeux. Toutefois, un bon roman !