Le Monde dans les Livres

Dimanche 19 septembre 2010 à 17:07

La vie est ailleurs, Milan Kundera
 Plus je m’y intéresse, plus Kundera me paraît avoir une conception du roman des plus intéressante, parce que des plus subversives (sapant les valeurs établies). Comme il l’explique dans l’Art du roman, le roman soulève des questions auxquelles il ne répond pas, puisque de toute façon, tout est plus complexe qu’on ne le croit. Les personnages sont des égos expérimentaux, des êtres imaginaires que l’auteur manipule à sa guise. Et surtout, le roman a pour vocation de dire ce que lui seul peut dire ; et c’est en cela qu’il est subversion. Qui, autrement que par l’intermédiaire d’un roman (ou peut-être d’un autre support littéraire comme le théâtre, quoi que…) pourrait dire que la politique et l’histoire ne sont qu’une comédie, une tragi-comédie monumentale et dérisoire, une fiction inconsciente ?  Et encore pire, comme l’explique le post-facier de La vie est ailleurs (lequel insiste bien sur le fait qu'il serait fallacieux de tenir les ouvrages de Kundera pour des oeuvres de polémique poétique), que la poésie, toute poésie, toute pensée poétique est supercherie ? Terrible sentence que cela, qui fait de ce roman un des plus virulent pamphlet contre la poésie depuis Madame Bovary et Don Quichotte. On pourrait penser qu’alors le roman se renie lui-même. Mais attardons-nous sur ce que veut nous dire Kundera : ses romans n’affirment rien, sinon que toute affirmation est insuffisante. Derrière tout ordre, il y a un désordre, à toute réalité se mêle autant d’irréalité. Il est difficile de prendre conscience de cela, surtout que, si l’on ose aller au bout du raisonnement, la sentence est encore plus irrévocable : derrière la poésie, il n’y a rien… La vie est-elle vraiment ailleurs ?
Quand la mère du poète se demandait où le poète avait été conçu, trois possibilités seulement entraient en ligne de compte : une nuit sur le banc d’un square, un après-midi dans l’appartement d’un copain du père du poète, ou un matin dans un coin romantique des environs de Prague.
Quand le père du poète se posait la même question, il parvenait à la conclusion que le poète avait été conçu dans l’appartement de son copain, car ce jour là tout avait marché de travers.
Jaromil, pour sa mère, est le symbole de tous les possibles ; pour son père, il n’est qu’une erreur de parcours. Mais cette naissance marque pour la mère du poète et Jaromil le début d’une aventure ; ça y est, ils sont pris au piège de la fiction. Et voilà que débute l’âge lyrique (au sens hugolien du terme, le premier âge du poète, celui de l’enfance et de la naïveté. C'était d'ailleurs le premier titre que Kundera voulait donner à son roman). Etat de vie édénique, tout pour le bébé, tout pour ce petit que déjà tout prédestine à devenir un grand artiste. Jaromil dit des phrases rimées (du genre, le grand-papa est vilain, il a mangé le petit pain…)que sa mère s’empresse de recopier dans un carnet puis d’encadrer dans sa chambre ; donc Jaromil est un poète. Jaromil dessine des hommes à têtes de chiens parce qu’il ne sait pas dessiner de visages humaines ; Jaromil est donc un artiste. Sa mère lui fait prendre des cours de dessins, puis couche avec le professeur de dessin. Bref, l'épopée, s'il y a lieu, risque d'être burlesque...! 
Le poète est alors à l’affût de tout se qui fait sa vie intérieures ; il essaie de se définir, comme l’écrivain définit son personnage. Mais tout est encore plus complexe qu’on ne croit ! Parce qu’en plus d’être un voyeur poussif et lâche, une lavette dirait-on, Jaromil est double. Et ce double, c’est Xavier. Xavier qui vit plusieurs rêves à la fois, aime plusieurs femmes, fait périr leurs amants qui deviennent des squelettes dans des armoires. Xavier est à l’action ce que Jaromil est à la contemplation. Il est la virilité que Jaromil s’efforce de capter dans le miroir où il ne cesse de contempler son reflet. Jaromil est un bébé, réification de la mère, bloqué à l’âge lyrique, pour qui l’âge épique n’est qu’un horizon lointain se dessinant dans ses rêves et dans les actes d’autrui, de ces autres poètes dont le spectre hante le roman. Pour le poète, le pleutre, l’élu déchu qui pourtant ne fait pas de mauvais vers, la vie est ailleurs. Il va pourtant tenter de s’extirper de cette fange dans laquelle il s’englue (sa mère le tirant par les pieds, telle une Thétis préparant son talon d’Achille). Il rencontre des poètes, des hommes influents ; il essaie de prendre part à la Révolution, il écrit des slogans de révolte, chef de file des étudiants en colère. Certains de ses poèmes sont publiés, certaines femmes à ses pieds. Mais la seule qui l’aime vraiment, c’est la petite rousse, la laide… Pas de chance me direz-vous ? Non, pas de force ni de volonté. Le poète a peur du regard des autres, toujours à l’affût du consentement, du regard qui l’embellit. C’est par les autres et leurs compliments qu’il existe. Sans eux il n’est rien, et se sent mal dans les sociétés hostiles. Il préfère le cadre réconfortant d’une chambre étroite. Le motif de la chambre, où l’on crée, où l’on s’aime, revient à plusieurs reprises dans le roman. Et la chambre de Jaromil a toujours été le lieu où sa mère pouvait le posséder, voulait le posséder, tout entier, sans rivale. La petite rousse n’a d’ailleurs jamais pu y rester… Jusqu’à sa mort, la mère du poète, qui n’a pas d’autre nom, pas d’autre existence que par lui, l’accompagne, et dans son dernier lit, le garde.
Un roman étonnant, parfois déstabilisant. La narration est simple, le ton léger, presque biblique parfois. Presqu’un conte pour enfant. Mais une fois qu’il arrive à l’âge adulte, Jaromil devient fortement antipathique. Il se débat dans sa turbulette enfantine (robe de chambre pour nourrisson, dans laquell il est impossible de marcher...), et cette violence se répercute sur autrui. Son apprentissage timide de l’amour se termine par une trahison envers celle qui l’y a initié. Il devient méprisant envers le peintre dont jusqu’alors il avait imité tous les discours. Un enfant criard, pleurnichard, souillé, ça n’est plus très édénique… Jaromil est le Rimbaud tchèque, qui fugue, court, s’enfuit et haïe sa mère, dans les bras de laquelle il retombe ensuite. Le voyant au milieu de la Révolution communiste. Et puis la sixième partie, comme une respiration (je ne vous en dirais pas plus), les interventions de l’auteur en métalepses (quand la narrateur prend la parole dans son oeuvre).
Regardons encore un instant Jaromil assis devant un demi de bière en face du concierge ; derrière lui, s’étend au loin le monde clos de son enfance, et devant lui, incarné par son ancien camarade de classe, le monde des actes, un monde étranger qu’il redoute et auquel il aspire désespérément.
Tout cela est beau, étonnant. Des fragments, un découpage en parties, des morceaux de vers, des aspérités parfois coupantes dissimulées sous des phrases sucrées et l’aveuglement de Jaromil. Parce que derrière tout ça, derrière la pleutrerie et le ridicule, il y a ce constat cinglant, dérangeant : la poésie est une vaste supercherie, qui tente de redonne espoir dans un monde où histoire et politique ne sont que tragi-comédie. Et derrière la poésie, le lyrisme, l’affirmation la plus grande de son intériorité, il n’y a rien
La poésie est un territoire où toute affirmation devient vérité. Le poète a dit hier : la vie est vaine comme un pleur, il dit aujourd’hui : la vie est gaie comme le rire et à chaque fois il a raison. […] Le poète n’a besoin de rien prouver ; la seule preuve réside dans l’intensité de son émotion.

Pour Kundera, le lyrisme (expression poétique par essence) est une rhétorique vide et superflue, à cause de laquelle l'auteur, lorsqu'il emprunte cette voie, risque de se laisser aller à la confession ou à l'autobiographie déguisée. Alors que le romancier, libre et ironique, doit justement éviter de se laisser prendre au piège du langage. (J'ai trouvé récemment cette précision sur Kundera, qui m'a semblée des plus éclairantes)
Tout semble n’être qu’apparence et illusion, interprétation et faux-semblants. Et si c’était vraiment cela, la réalité ? Dans le roman, c’est l’auteur qui rattrape le personnage, le prend au piège, le fait vivre, aimer, et parfois le tue. Dans la vie, c’est ce qu’on prend pour la réalité qui nous rattrape ? Alors on rêve d’un ailleurs, d’un endroit meilleur… Mais il n’y a pas d’issue.
Pourtant il faut vivre, quelque absurde que nous apparaisse la vie. Le suicide serait une gageure : réussi, il est pathétique ; raté, il est ridiculement comique. (remarques de Kundera qui m’ont paru particulièrement intéressantes et troublantes !) Il fait se rejoindre les deux pans de l’absurde.  Alors, au lieu de quitter cette vie, cherchons là ailleurs. Pourquoi pas dans les romans… C’est peut-être cela que signifie le titre : la vie est ailleurs, sur les pages blanches, entre les lignes.

(C'est cela que Flaubert dénonçait dans Madame Bovary... Serions-nous bel et bien face à une aporie?!)
 
 

Mardi 21 septembre 2010 à 22:54

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/LaplaceAnnieErnaux.jpgLa Place, Annie Ernaux
Depuis peu, je sais que le roman est impossible. Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », d’ « émouvant ». Je rassemblerai les paroles, les gestes, les goûts de mon père, les faits marquants de sa vie, tous les signes objectifs d’une existence que j’ai aussi partagée.
Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles.
Montaigne serait le meilleur commentateur des Essais. Ici, Annie Ernaux est la meilleure commentatrice de son œuvre. Que dire de plus après ça ? Avec ces quelques mots, situés une dizaine de pages après le début du récit, Annie Ernaux expose la poétique de ce qui constitue sa première véritable autobiographie. Un texte où le « je » n’est plus celui de Denise, mais un je pleinement assumé. Avant de continuer plus avant de livrer les passages qui m’ont paru les plus éclairants sur la poétique de cette œuvre, je voudrais m’attarder sur son incipit. Le passage cité supra aurait pu faire l’affaire ; ce n’est pourtant pas le cas. Le roman s’ouvre sur le récit de l’examen final du CAPES de lettres. On pourrait alors penser qu’il va être question, tout au long du roman, de l’autobiographie d’une prof de lettres venue d’un milieu modeste, et ayant réussi une brillante ascension sociale. Toutefois, rien de tel. Il est vrai que l’incipit pose le sujet : l’ascension sociale, la place dans la société, académiquement reconnue, brillamment acquise. Mais il n’en reste pas moins que le héros de l’autobiographie, ce n’est pas Annie, mais son père. Glissement déceptif, qui n’est pas sans rappeler l’incipit célèbre de Madame Bovary, où Charles entre à l’école, une casquette grotesque visée sur le crâne, alors qu'on s'attend à ce que le roman parle d'une Madame... Sauf que là, Annie n’a rien de grotesque. Ni la mort de son père d’ailleurs. Puisque ce qui suit cet incipit déceptif renouant avec le geste flaubertien, c’est la figure du père à jamais figée ; derrière celle de la mère, les yeux embués. Un récit à rebours du temps, l’écriture opérant un retour sur elle-même pour renouer avec ce sujet trop longtemps oublié, trop longtemps, dans ses œuvres précédentes, rejeté. Un effort de mémoire pour se souvenir.
Plusieurs mois ce sont passés depuis le moment où j’ai commencé ce récit, en novembre. J’ai mis beaucoup de temps parce qu’il ne m’était pas aussi facile de ramener au jour des faits oubliés que d’inventer. La mémoire résiste. Je ne pouvais pas compter sur la réminiscence […]. C’est dans la manière dont les gens s’assoient et s’ennuient dans les salles d’attente, interpellent les enfants, font au revoir sur les quais de gare que j’ai cherché la figure de mon père. J’ai trouvé dans les êtres anonymes rencontrés n’importe où, porteurs à leur insu de signes de force ou d’humiliation, la réalité oubliée de sa condition.
C’est ce qu’elle écrit aux trois quarts du roman (je ne respecte pas ici la chronologie du texte en plaçant cet extrait ici). Ce père, ouvrier, puis gérant de café ; cet homme qui a sué sang et eau pour se faire une place. Ce père qui ne comprenait pas qu’on puisse encore, à 17 ans, être à l’école. (Pourquoi passer son temps dans les livres, alors que lui n’en a jamais lu qu’un seul, le Tour de France par deux enfants ?) Cet homme qui s’obstine, à l’heure des baignoires et de la faïence des salles de bain, à se raser à l’évier de la cuisine.
Quand je lis Proust ou Mauriac, je ne crois pas qu’ils évoquent le temps où mon père était enfant. Son cadre à lui c’est le Moyen-âge.
Ecrire la honte, la différence du premier homme le plus proche de nous…
Voie étroite, en écrivant, entre la réhabilitation d’un mode de vie considéré comme inférieur, et la dénonciation de l’aliénation qui l’accompagne. Parce que ces façons de vivre étaient à nous, un bonheur même, mais aussi les barrières humiliantes de notre condition […], je voudrais dire à la fois le bonheur et l’aliénation.
L’écriture est plate, la parole fragmentée, la syntaxe déconstruite. Bonheur et aliénation. Les mots sont là, comme des pierres. Il faut essayer de les dire, mais la langue achoppe. Ses sentiments même sont ambigus. Elle est heureuse dans sa famille, mais aspire à autre chose. A une autre place.
Plus peut-être qu’un exemple d’ascension sociale, un hommage au père, à cet homme qui lui a permis d’arriver, gagnant sa vie à la sueur de son front. Elle en a eu honte, de ce père qui avait toujours peur de manquer, dont elle ne parlait pas à ses amies, qui restait là-bas, à sa place, loin de sur-booms et des chaines hi-fi. C’est une fois adulte, sans honte ni fioriture pour dissimuler la réalité, qu’elle nous raconte, en toute simplicité, quelle fut la vie de ce père tellement différent.
Un texte concentré, ramassé, simple mais efficace. Un livre à l’image de ce père, droit et fier.
 

Vendredi 24 septembre 2010 à 23:13

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/leschosesperec-copie-1.jpgLes Choses, Georges Perec

Ce n’est pas encore du Nouveau Roman, mais l’on n’en est pas loin. Personnages nommés mais jamais décrits, des silhouettes dont on nous répertorie les actes, les achats, les habitudes, et les envies. Sur le rythme d’un imparfait itératif, la vie sans saveur de ces petits-bourgeois se déroule, vaine…
Avec ce premier petit roman – petit en taille, grand par le talent, puisqu’il obtient le prix Renaudot en 1965-, Georges Perec fait œuvre d’exception. Non pas parce qu’il se fait sociologue d’une société de consommation des années 60 qu’il condamnerait – ce qu’on a trop souvent cru, et ce pourquoi on le fait lire parfois- mais parce qu’il nous livre une œuvre narrative aux modes déplacés, où le signe et les choses font loi.
Le roman s’ouvre sur un œil. Un œil géant qui voit et décortique tout ce qui fait –ou plutôt ferait- l’appartement rêvé des deux héros. Un incipit au conditionnel. Angoissant. Un texte qui décrit quelque chose qui n’existe pas ; un simple souhait ; un rêve. Un roman qui débute sur de l’irréel. On se demande où l’on va. Et puis on rencontre les personnages dont on a partagé le rêve. Dire qu’on les rencontre est un grand mot. On fait plutôt connaissance avec un jeune couple qui aurait aimé être riche. Car là est tout le malheur de Jérôme et Sylvie. Là est toute la question du roman.
Dans le monde moderne, le monde des technologies, le monde du luxe et du robot ménager, tout pourrait être plus facile. On pourrait être plus heureux, plus beau, plus parfait. Mais pour cela, une chose est nécessaire : l’argent. Et de l’argent, tout le monde n’en a pas. Notre jeune couple, par exemple, n’en a pas assez pour mener la vie de bobos dont ils rêvent. Toutefois, leur jeunesse est bohême : ils achètent leurs vêtements au marché aux puces, organisent de petits dîners entre amis, riz et anchois au menu, bonne franquette et alcool à gogo, lisent les journaux de gauche, lèchent les vitrines jusqu’à épuisement, rêvent devant les boutiques d’antiquaires. La personne s’efface sous les désirs, comme le personnage laisse place à la description, pire, à l’énumération, presque à la liste…
Au milieu de toutes ces choses, de tous ces objets, Jérôme et Sylvie courent après le bonheur. Mais pour être heureux selon eux en 1960, pour mener le style de vie dont ils rêvent – une vie de grasse mat’ et de flânerie éternelle, devant des vitrines toujours changeantes- il faut de l’argent. Or qui dit argent, dit travail. Mais qui dit travail, dit peu de temps libre. Impasse. Que faire ? Partir ? Pourquoi pas… ils commencent à se scléroser dans cet appartement exigu, encombré. Alors ils partent. Quelques pages sont alors au passé-simple. Le temps de l’accompli, du ponctuel, de l’acte unique. Mais vite, très vite, la routine les rattrape. Loin de chez eux, ils ne sont même plus eux-mêmes. Ils ne cherchent même plus à acheter toutes ces belles faïences, toutes ces choses qu’ils voient, qui brillent. Ils continuent à rêver, mais leur rêve s’embue.
Mais ils étouffaient sous l’amoncellement des détails. Les images s’estompaient, se brouillaient ; ils n’en pouvaient retenir que quelques bribes, floues et confuses, fragilisés, obsédantes et bêtes, appauvries. Non plus un mouvement d’ensemble, mais des tableaux isolés, non plus une unité sereine, mais une fragmentation crispée, comme si ces images n’avaient jamais été que des reflets très lointains, démesurément obscurcis, des scintillations allusives, illusoires, qui s’évanouissent à peine nées, des poussières : la dérisoire projection de leurs désirs les plus gauches, , un impalpable poudroiement de leurs maigres splendeurs, des lambeaux de rêves qu’ils ne pourraient jamais saisir.
Et puis ce style ! Un style envoûtant, berçant, aux longues périodes mélodiques ; autant dire que les énumérations passent toutes seules. Un empire du signe, une volonté de saisie du réel au plus près de ce qu’il est, mais toujours poétique – certains disent clinique, personnellement je trouve que c’est plutôt poétique…- teinté d’une certaine distance ironique de l’auteur. Ironique ou pathétique finalement, parce que cette prédominance de l’objet, de l’apparence au profit de l’intériorité, scelle la disparition de l’humain sous les choses. Quand le matériel prime le spirituel...
Je terminerai en disant que le roman se termine au futur, ce qui ouvre la voie au champ des possibles, mais c’est plutôt ici un futur qui fige, qui condamne, un futur qui montre que l’auteur maîtrise ce qui va se passer parce que, justement, ce qui va se passer est pathétiquement prévisible
La quête du bonheur est un parcours sans fin, fait de rêves et d’ambitions déçues, voilà ce qu’on peut retenir de ce roman, qui va au-delà du simple pamphlet contre la société de consommation. Je laisse ici la parole à l’auteur, dans une interview qu’il a donné dans les années 60 :

Journaliste X : " Les choses " ? C'est un titre qui intrigue, qui alimente les malentendus. Plutôt qu'un livre sur les choses, au fond n'avez-vous pas écrit un livre sur le bonheur ?
Georges Perec :  C'est qu'il y a, je pense, entre les choses du monde moderne et le bonheur, un rapport obligé. Une certaine richesse de notre civilisation rend un type de bonheur possible : on peut parler, en ce sens, comme d'un bonheur d'0rly, des moquettes profondes, d'une figure actuelle du bonheur qui fait, je crois, que pour être heureux, il faut être absolument moderne. Ceux qui se sont imaginé que je condamnais la société de consommation n'ont vraiment rien compris à mon livre. Mais ce bonheur demeure un possible ; car, dans notre société capitaliste, c'est : choses promises ne sont pas choses dues.
 
Lisez ce livre en écoutant Perec : pas de sociologie, mais de la littérature.

Lundi 4 octobre 2010 à 0:08

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/laChartreuse.jpg La Chartreuse de Parme, Stendhal
Je n’avais lu de Stendhal que Le Rouge et le Noir, deux fois. Une fois sans en saisir les subtilités, comme une histoire d’amour, ou des histoires d’amour, avec au milieu un passage un peu long de vie monacale… et puis une seconde fois, plus aguerrie que j’étais, capable d’en saisir certaines subtilités. J’avais également feuilleté son De l’Amour, acquis dans une brocante. Et puis j’avais acheté La Chartreuse. Des années, peut-être quatre ans, voire cinq, qu’elle (le livre, s’entend… mais le Chartreuse, je veux dire l’œuvre, est devenue une entité féminisée, le roman féminin de Stendhal, l’œuvre italienne aux puissantes épices, qui s’oppose au Rouge, le roman masculin, celui de l’ambition, de la passion… !) était dans ma bibliothèque, dans une édition commentée, pas très jolie, trop scolaire, à la couverture trop voyante. Aucun charme italien… Je l’avais commencé tout de même, parce qu’on parle si souvent de cette bataille de Waterloo, fameuse parce que Fabrice, dont on suit le regard, ne voit rien… Etrange d’établir la postérité universitaire d’une œuvre sur un épisode qui ne raconte rien, à part l’incompréhension du héros… Maintenant que je suis arrivée à la moitié du roman, au seuil du second livre, je comprends des choses ; et j’ai pitié de Fabrice. Franchement, Stendhal ne le ménage pas le pauvre, surtout au début. Et c’est là qu’on découvre que La Chartreuse, c’est drôle. Vraiment drôle. Bourré d’ironie, mais une ironie saisissable. Il ne faut juste pas prendre le texte au sérieux. Ou plutôt si, le prendre à la lettre, et voir que vraiment, c’est ironique. En dépassant l’aridité présumée du texte, en étant attentif aux détails qui finalement font tout – fi dates, lieux, considérations politiques, fi, fi ! Faisons comme Gracq, voyageons en stendhalie, avec dans l’idée qu’un roman, c’est de la fiction gratuite, sans visée didactique, sans vérité cachée- juste le plaisir de lire des aventures enrobées dans de beaux mots. (nb : il ne s'agirait tou de même pas d'occulter une lecture possible du roman comme une version de la chute de Napoléon, ou encore une satyre possible de la Cour italienne en 1820... Mais je reste dubitative, et suit Gracq!)
Et quelles aventures ! Gina d’abord, la tante du héros. Une vraie briseuse de cœurs. Et Fabrice Del Dongo alors, un jeune homme de dix-sept ans un peu niais, qui croit avoir lu dans le ciel l’appel de Napoléon – un aigle chassant une souris, probablement…- et s’est enrôlé dans l’armée. S’ensuit Waterloo – je n’y reviens pas…-, épisodes vraiment drôles, conseils tous azimuts, apprentissage sur le tas, bref, une campagne militaire comme on en a jamais vue. D’ailleurs on ne voit pas Napoléon. Normal me direz-vous, puisque Fabrice ne voit rien, et qu’on est en focalisation interne (ahah il fallait bien la placer celle-là !). Mais vraiment, cette fois, j’arrête sur le sujet, promis.
Fabrice, de retour auprès de sa mère et de sa tante devenue veuve, manque de se faire arrêter pour être sorti du pays sans passeport. Il s’exile. Pendant ce temps – Stendhal est le spécialiste des sauts dans le temps, qui déroutent un peu le lecteur, mais qui font son charme, j’y reviendrai- Gina a trouvé en la personne du conte Mosca un parfait amant (il est ministre de la police et des finances à Parme). Elle épouse un vieillard riche pour s’assurer une place à la cour de Parme (d’où son nom resté dans les annales, la Sanseverina – nom du vieillard en fait), où elle est accueillie à bras ouverts, et est rapidement considérée comme l’une de ses plus belles femmes – si ce n’est la plus belle.
Fabrice revient, repart trois ans en formation cléricale, revient à Parme, vit sa vie de jeune homme, rend jaloux Mosca, fait tressaillir le cœur de plus d’une femme, plus que jamais défaillir celui de la Sanseverina (sa tante, certes…). Il évolue, n’est plus le jeune candide du début, quoi que… Il vit de multiples aventures, celles d’un don juan le plus souvent. Pourtant, et c’est là que réside tout l’intérêt du personnage, Fabrice se croit incapable d’amour.
Mais n’est ce pas une chose bien plaisante, se disait-il quelques fois, que je ne sois pas susceptible de cette préoccupation exclusive et passionnée qu’ils appellent de l’amour ? Parmi les liaisons que le hasard m’a données à Novare ou à Naples, ai-je jamais rencontré de femme dont la présence, même dans les premiers jours, fût pour moi préférable à une promenade sur un joli cheval inconnu ? Ce qu’on appelle amour, ajoutait-il, serait-ce donc encore un mensonge ? J’aime, sans doute, comme j’ai bon appétit à six heures ! Serait-ce cette propension quelque peu vulgaire dont ces menteurs auraient fait l’amour d’Othello, l’amour de Tancrède ? ou bien faut-il croire que je suis organisé autrement que les autres hommes ? Mon âme manquerait d’une passion, pourquoi cela ? Ce serait une singulière destinée…
Je vous laisse goûter toute l’ironie que l’on sent pointer de la part du romancier, qui prête sa plume aux paroles du bellâtre. Et tous les clins d’œil qu’il jette au lecteur. On se doute bien qu’un héros qui aurait une telle destinée ne saurait survivre encore 250 pages, les 250 pages qu’il reste du roman et constituent le second livre, et que je vais m’empresser d’aller lire !
S’empresser, c’est bien le mot. Parce que dans la Chartreuse, les épisodes s’enchaînent, se succèdent, se mêlant et se démêlant aussi vite. Toutefois, rien n'est bâclé, tout ce qui était possible semble réalisé, écrit, posé.  Des péripéties, de nouveaux protagonistes, des déguisements et des identités diverses pour Fabrice, des hommes amourachés pour la Sanseverina, la jalousie galopante de Mosca… Peu de moment de pose, d’exploration de l’intériorité, de « tempête sous le crâne » (le mot est de Gracq, peut-être même de Stendhal lui-même) comme dans le Rouge et le Noir (je pense par exemple à la scène où Julien se fait un devoir de prendre la main de Madame de Rênal). Parfois des moments de contemplations, mais souvent, très souvent, de l’action. Et malgré tout, j’aime. J’aime parce que c’est puissant, un torrent bouillonnant mais plaisant. Et puis les personnages sont attachants, il tarde de savoir ce qui va leur arriver, quelle nouvelle aventure ils vont vivre. Les épisodes s’enchaînent avec une telle frénésie qu’on se demande si Stendhal n’écrirait pas au grès de ses folies.
Toute empressée que j’étais d’écrire, je n’ai pu attendre la fin. L’empressement de la plume serait contagieuse…
A bientôt pour la suite !

Dimanche 10 octobre 2010 à 23:55

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/laChartreuse-copie-1.jpgLa Chartreuse de Parme, II, Stendhal

Me voilà arrivée au terme de ce grand et épais classique (mais unique !), La Chartreuse de Parme. Je dois dire que j’ai été très agréablement surprise. Par-dessus le mythe d’œuvre épaisse, politique et pratiquement inabordable que je m’étais forgé par bribes saisies au hasard de mes études, s’est établie la véritable histoire de ces personnages dont le nom m’était familier mais que finalement, je ne connaissais pas.
Ma plus belle rencontre fut sans doute celle du Comte Mosca. Pourquoi lui me direz-vous ? Pourquoi ce personnage dont on entend parler comme étant tout au plus un instrument politique dans les mains du Prince, instrument tout court dans les mains de la Comtesse, et dont le monologue jaloux nous est rapporté dans la première partie ? Et bien j’avais beaucoup entendu parler de ce Mosca lors d’une conférence donnée par Gérard Gengembre (professeur merveilleux…), alors que je n’avais pas encore lu l’œuvre. Je m’étais alors figuré un personnage logé dans une tour, et faisant la pluie et le beau temps (confusion fâcheuse avec le général Fabio Conti, responsable de la Tour Farnèse), et cette situation aérienne avait sans doute contribué à filer la méprise d’un Mosca-moustique, celui qui pique et dérange. En définitive, rien de tout cela. Puisque finalement Mosca est indispensable. Au Prince, à la Comtesse, à Fabrice surtout. De plus il ne dérange personne, puisque ce sont les autres qui le dérangent. Lui aurait aimé partir vivre à la campagne avec la Sanseverina, loin de son rival inavoué, Fabrice. Mosca est au fond un homme profondément amoureux, de la femme la plus belle et la plus passionnée de la Cour, Gina ; mais aussi, au fond, amoureux de la politique. Il exerce son devoir avec brio, même si ses idéaux napoléoniens sont anéantis avec la chute de Bonaparte. Et à la fin, n’est-t-il pas le seul qui reste ? Mosca, ou la victoire du moustique ? Victoire en demi-teinte dirasi-je, puisque s’il parvient finalement à épouser Gina (âgé physiquement de trente ans, mais en ayant mentalement quarante, pied de nez à Balzac, pour qui trente ans est l’âge du mariage, auquel fait suite la quête du bonheur. Notons donc que c’est l’inverse chez Stendhal, puisque Gina se marie par dépit et meurt peu de temps après… Ceci est d’autant plus amusant que j’ai lu quelque part que Balzac aurait compris la Chartreuse de Parme complètement à l’envers…). Donc Mosca épouse Gina, en profite à peine puisqu’elle meurt, et se retrouve à régner en maître sur Parme, avec à ses côtés le Prince quasi fantoche, Ernest V. Bref, le grand vainqueur du roman, c’est peut-être lui…
Mais pourquoi n’en est-il pas le héros ? Et bien tout simplement parce qu’il n’est pas totalement sublime (il l’est tout de même un peu puisqu’il est prêt à renoncer à ses titres au nom de son amour pour la comtesse. Par conséquent pour lui, les privilèges de la naissance ne sont rien au regard de ce que l’on se doit à soi-même, l’honnêteté vis-à-vis de soi et des autres).  Son âme est de marbre, mais son cœur est un chamallow ; il est un amoureux transi qui ne sait s’y prendre pour conquérir le cœur de celle qu’il aime.
Fabrice lui, est véritablement sublime, étymologiquement et littérairement parlant. D’abord il est celui qui s’élève (sublimis en latin, qui va en s’élevant). Le Fabrice qui se retrouve à la tour Farnèse pour avoir provoqué en duel un histrion n’a pas grand-chose à voir avec celui qui assistait sans trop savoir que faire à la bataille qui marqua la fin des Cent Jours, et avec eux du premier Empire. Quoi que… Puisque finalement, son emprisonnement a un motif un peu ridicule. La vraie raison en est plutôt la jalousie du Prince, fou amoureux (lui aussi !) de la Sanseverina. Et puis aussi l’étourderie et les véléités courtisanesques (ou aussi jalousie…) de Mosca. Dans tous les cas, les raisons de son emprisonnement sont un peu ridicules. Donc romanesques ? Peut-être, si l’on considère comme étant romanesque ce qui arrive comme par la volonté d’un dieu, d’une puissance supérieure (celle de l’auteur ?). Le vieux prêtre de son enfance, astrologue, ne lui avait-il pas promis un long séjour en prison ? Quoi qu’il en soit, Fabrice s’est élevé, il a appris, les femmes, les dangers, la ruse… et enfin l’amour ! C’est là que réside selon moi le grand bonheur de la lecture de ce roman : la cristallisation de l’amour ayant pour cadre une prison, et pour objet la fille du gouverneur de la forteresse, Clélia Conti elle-même ! Quittant un paradoxe (son incapacité à l’amour) Fabrice en endosse un autre : celui de se plaire à vivre en prison. Mélancoliques tous deux, entourés d’oiseaux, Clélia et Fabrice vont échanger des regards, des lettres écrites avec du charbon ou du chocolat (… !), des sonnets, des larmes, et enfin des baisers (plus encore à la fin, mais Stendhal revisite pour cela le mythe de Psychée, puisque Clélia, devenue Marquise pour plaire à son père, accablé de la honte d’avoir laissé échapper Fabrice de la Tour, a promis devant la sainte Vierge de ne pas voir Fabrice… A la fin elle meurt, punie pour son hybris de l’avoir entrevu à la lumière de la lampe qui lui permettait de soigner son fils malade ?...). Fabrice s’élève également vers les choses divines (ou presque, puisque l’objet de la quête qui le mènerait au bonheur n’est autre que Clélia…) en devenant un prédicateur hors-pair. Et à la fin, il monde, il monte encore, puisqu’il trouve, pour un an, refuge où ça ? A nul autre endroit que la Chartreuse de Parme !
Voilà donc l’explication de ce titre en apparence trompeur ! Ah là là quel farceur ce Stendhal ! Il a le don de bluffer. Dans le Rouge et le Noir, n’a-t-il pas dit que ce titre tenait à ce que si Julien était né plus tôt, il aurait endossé l’habit rouge du soldat, mais de par son âge, il n’avait endossé que la noire soutane ? Avec des énigmes pareilles, pas étonnant que ses romans soient réservés aux Happy Few !
L’élévation de Fabrice, en somme, est peut-être un peu burlesque. Je ne saurais me prononcer davantage à ce propos, puisque je ne prétends pas m’y connaître suffisamment pour proposer des arguments pertinents. Je laisse donc la parole à un très éclairant article sur le sublime dans La Chartreuse de Parme. Après lecture rapide de celui-ci, je peux dire que ce qui fait de Fabrice un personnage sublime vient du fait qu’il cherche sans cesse à s’élever non pas pour obtenir les honneurs (à la fin il montre à quel point il déteste tenir salon ou jouer au whist) mais pour coïncider avec lui-même, dans la simplicité. De même Clélia a une âme noble et sublime, incarnation même du naturel et de la simplicité, définition même du sublime stendhalien.
A noter enfin que le personnage qui atteint le paroxysme du sublime est peut-être Ferrante Palla, cet homme qui s’est trouvé (donc qui a achevé cette quête de soi, condition de la montée asymptotique vers le sublime (je synthétise ma lecture de l’article…)) dans l’art et la nature, qui a développé une passion (amour pour la Sanseverina), et a un objectif politique, renverser le tyran (il a en cela quelque chose du Lorenzzo de Musset).
Une multitude de personnages, un foisonnement de références (historico-politiques que je n’ai pas cernées, romantiques (le Lac, le sublime des paysages, les réflexions face aux paysages), picarestes et italiennes (of course !), l’amour, la haine, le désir, la jalousie, la religion honnie, les symboles,…)
Un roman complet, extraordinaire, dont une bonne partie de la profondeur a du m’échapper du fait de ma mauvaise maîtrise de l’Histoire et des références historiques. Une très belle et longue lecture, une impression de retrouvailles transfigurées, peut-être même plutôt la découverte d’un joyau que je ne voulais, alors qu’il se trouvait sous mon nez… Je n’ai pas sauté de pages, j’ai saisi l’essentiel (les intrigues de cour me laissent un souvenir plus que confus, mais qu’importe) et vraiment, cette lecture est abordable, et même palpitante. Je la conseille à tous, peut-être même plus aux jeunes garçons, tourmentés par l’amour… Un roman pour les jeunes d’aujourd’hui, un roman qui donne sens.

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