Le Monde dans les Livres

Jeudi 17 juin 2010 à 18:36

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/couvimpardonnables.jpgImpardonnables, Philippe Djian
Je viens fermer le roman, et j’ai le sentiment de rester sur ma faim. Est-ce le sentiment que Djian cherche à susciter chez le lecteur ? Probablement. Puisque dans ce roman, rien n’est jamais explicitement dit, tout n’est qu’évoqué, les évènements sont à déduire d’un mot, d’une phrase prononcée par le narrateur, Francis, un écrivain à succès auquel la vie ne sourit pas. Il a vu périr sa femme et l’ainée de ses deux filles dans un incendie, et quelques années plus tard, lorsque cette histoire commence, il doit faire face à la disparition de sa fille désormais unique, Alice. Devenue actrice, elle enchaîne les films et les excès en tous genres. Alors qu’il fait face à ce nouveau coup du sort, Francis nous livre ses pensées ; un évènement, une personne, un objet, font jaillir à sa mémoire des souvenirs, qui, on s’en rend compte, ne remontent pas à plus loin que le jour de l’accident.
Ce roman est comme un prisme, ou un réseau de bobines, dont les faces sont dévoilées sans suivre aucun ordre. Ni chronologique, ni thématique, rien, tout nous est donné comme ça, entre deux étoiles, celles qui séparent les paragraphes en autant de bribes, de lambeaux de vie. Les paragraphes s’enchaînent en suivant vaguement la ligne du temps depuis la disparition d’Alice jusqu’à la scène de fusillade…
La vie de cet écrivain qui survit grâce à des nouvelles publiées dans des magazines est un voile déchiré, en lambeaux, dont les fils pendants sont parfois déroulés pour nous révéler une bribe de l’histoire de cet homme sans cesse heurté par la vie. Un canevas complexe prend forme sous nos yeux, dont la résolution semble ne pas vraiment exister ; on ne comprend pas tout, tout est complexe, injuste, incompréhensible, à l’image de la vie. Pourquoi est-ce qu’Alice a disparu pendant deux mois sans donner de nouvelles, laissant place à tous les scénarios possibles, et est réapparue tout à coup, là où on l’attendait ? Pourquoi est-ce que Anne-Marguerite a succombé à son cancer ? Pourquoi est-ce que Judith, la seconde femme de Francis, celle grâce à laquelle il est revenu au monde, le trompe-t-elle avec Jérémie, le fils de A-M, ce gamin fou qui ne passe son temps à se battre, ne donne pas de nom à ses chiens et pleure comme un enfant à la mort du premier qu’il a adopté ? Judith qu’on ne voit jamais, qui fuit la compagnie de Francis après une dizaine d’années de vie commune, de vie manquée, ils se sont mariés trop rapidement, sur un coup de tête, ou plutôt dans un acte de survie.
Impardonnables… Tous sont impardonnables : Alice qui a disparu, Judith qui l’a trompé, Roger qui lui a menti, Jérémie, ce fils de substitution que je soupçonne d’être véritablement le fils de Francis, même A-M, Johanna et sa fille, emportées trop tôt, trop mal, trop injustement. Mais la vie c’est cela. Des coups durs, des choses inexplicables. On ne peut pardonner au destin de faire son office. Tout ce qui fait aussi mal est impardonnable… Impardonnables, ce titre au pluriel qui démultiplie les sujets de rancune, laisse présager que le pardon n’a aucune place dans ce roman. Et pourtant, avant la fin, il semble que Francis s’achemine vers le pardon, mais envers une seule personne… « Pourquoi elle ? » comme demande Alice. J’attendis qu’elle relève la tête, quelle me regarde dans les yeux, mais elle demeurait immobile. « Pour mille et une raisons, Alice », lui répondis-je.
Comment continuer à vivre quand il semble que tout soit perdu ? Seule l’écriture semble pouvoir empêcher Francis de sombrer. Lui qui n’arrivait presque plus à enchaîner deux phrases après l’accident, se sent soulevé par le désir d’écrire un roman. La littérature lui sauvera-t-elle la vie ?
N’y avais-je pas déjà un pied dans l’au-delà ? J’y pensais souvent depuis que nous nous étions séparés, Judith et moi – et l’extrême mauvaise humeur d’Alice, qui en soit n’avait guère d’importance, ajoutait encore à mon dépit. Des quatre femmes qui avaient donné un sens à mon existence, deux étaient mortes, une m’avait quitté, et la dernière refusait de m’adresser la parole.
Je remerciais le ciel de m’avoir donné la littérature. Je remerciais la littérature de m’avoir donné un travail, d’avoir subvenu aux besoins de ma famille, de m’avoir fait connaître les frissons du succès, de m’avoir châtié, de m’avoir grandi, et je ma remerciai aujourd’hui pour la main qu’elle me tendait encore, mais serait-ce suffisant désormais ? La littérature allait-elle tenir son rôle encore longtemps, pour ce qui me concernait ? Maintenant que j’étais seul, maintenant que la poussière retombait.
 
Francis est désemparé, même si dans toute cette histoire, on sent qu’il a des choses à se reprocher. Il est loin d’être parfait, il fait parfois les mauvais choix, n’agit pas toujours comme il faudrait, tout en tentant de de surmonter la douleur comme il peut. Je l’ai perçu comme un héros blessé mais s’efforçant de se relever, de parer les coups, plein d'autodérision qu'il est, mais qui ne peut empêcher son sang de couler et ses blessures de se rouvrir. Ce roman pose la question de l’amour, du deuil, de la souffrance et du pardon. Il interroge également la figure du père, de l’homme et de l’amant. Comment être père, amant et homme tout en souffrant ? Des sujets difficiles, mais que la construction hachée de Djian permet de rendre sans tomber dans le pathos ni l’édifiant.
Avec un roman pareil, le lecteur devient une sorte de détective, à l’affût de la moindre phrase pouvant être une piste, du moindre pronom ou adjectif pouvant constituer un indice dans cette quête de reconstruction, de compréhension. Encore un roman à l’image de son héros, déstructuré, déstabilisé, en équilibre précaire sans un monde où le pardon est impossible.
Ce que j’aime dans les romans de Djian, c’est ce flou qui demeure, ces questions qui planent, et qui donnent envie de relire le livre, dont le style est pourtant épuré, mais dont on semble ne jamais épuiser le sens. Chaque mot, chaque phrase compte, le lecteur est sans cesse en éveil, il ne faut pas manquer une bribe de cette œuvre qui entretient, jusqu’au bout, le mystère. 

Aujourd'hui, mon avis... : Djian, c'est comme une petite musique grésillante, aux multiples coupures. Mais comme lorsqu'on écoute un morceau qu'on aime à la radio et que ça capte mal, on a l'impression de n'entendre que le meilleur. C'est un peu ce que je ressens à la lecture de ses romans, comme si'il disait l'essentiel, sans s'embarasser. En cela il peu paraître dur, mais au moins il ne s'encombre pas du paraître et nous plonge directement dans ce qui fait la profondeur et parfois la noirceur de l'être.
J'aime vraiment ce style coupé, fissuré et pourtant poétique, où une description en quelques lignes d'un coucher de soleil ou de la lande sous la tempête, cotoie des remarques sur les courses qu'il reste à faire, le chili qui cuit dans la casserole (37,2°!) ou les dernières parties de jambes en l'air sous les draps. Une écriture charnelle, à vif, qui ne laisse pas indifférent!

Lien vers une interview très intéressante de Djian : http://www.telerama.fr/livre/philippe-djian-inventer-une-histoire-est-sans-importance-c-est-la-langue-qui-compte-et-elle-seule,29528.php

Jeudi 17 juin 2010 à 19:40



http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/beatrix.jpgBéatrix, Balzac
J’ai attendu trop longtemps avant de parler de mon auteur de prédilection, celui que j’ai commencé à aimer il y a longtemps, celui qui a précédé Proust dans mon cœur de lectrice : ce cher et honoré de Balzac (admirez le jeu de mot !). Honte à moi, non seulement il a été relégué à la deuxième place, mais en plus cela fait longtemps que je n’ai pas ouvert un de ces romans. Pourtant j’ai très envie de vous parler de l’un d’eux, que j’ai découvert dans une librairie l’été dernier, et que j’ai dévoré sur un transat’ au soleil…
Résumé : Calyste du Guénic, jeune provincial sont la famille est établie en Bretagne, voit sa vie bouleversée lorsqu’arrive au domaine des Touches Félicité, dite Camille Maupin. Chaque jour il se rend de Guérande aux Touches, visiter cette initiatrice. Mais Calyste n’en est qu’aux prémisses de cette éducation sentimentale ; son jeune cœur est encore sensible à la moindre passion qui vient l’effleurer. Ainsi, quand arrive chez Félicité la brune, une des ses amies, la Marquise de Rochefide, le sang de Calyste ne fait qu’un tour, et sa passion avec.
« Les blondes, reprit-elle, ont sur nous autres brunes l’avantage d’une précieuse diversité : il y a cent manières d’être blonde, il n’y en a qu’un d’être brune. Les blondes sont plus femmes que nous, nous ressemblons trop aux hommes nous autres brunes françaises. Eh bien, dit-elle, n’allez-vous pas tomber amoureux de Béatrix sur le portrait que je vous en fait, absolument comme je ne sais quel prince des Mille et Un Jours ? […]
« Malgré son état de blonde, Béatrix n’a pas la finesse de sa couleur ; elle a de la sévérité dans les lignes, elle est élégante et dure ; elle a la figure d’un dessin sec, et l’on dirait que dans son âme il y a des ardeurs méridionales. C’est un ange qui flambe et se dessèche. Enfin ses yeux ont soif. »
Voici le portrait que fait Camille de cette rivale, contre laquelle elle perdra la partie et finira au couvent. Béatrix quant à elle, séductrice et femme fatale, ne succombe pas immédiatement aux avances de Calyste. Celui-ci, désespéré de ce manque d’attention, profite d’une ballade pour la pousser dans un précipice…  
Si depuis ce jour Béatrix aime Calyste, ce n’est pas pour autant qu’elle renonce aux devoirs que lui impose la société. Elle refuse de renoncer à sa passion pour le musicien Conti, et repousse les brûlantes tentatives du jeune homme. Celui-ci découvre alors, comme toujours dans les romans balzaciens, la corruption et l’égoïsme de la capitale. Il épouse par convenance une jeune femme de bonne famille, Sabine, qui lui rappelle Béatrix mais qui n’est pas elle. Jusqu’au bout on se demande si elle finira par devenir sa maîtresse… Pour le savoir, je vous conseille vivement de lire ce roman, un des plus agréables que j’ai lu de cet auteur. Il y a de nombreux dialogues, des lettres et finalement, assez peu de descriptions par rapports à l’habitude.
Les thèmes abordés – la femme, la province, la passion amoureuse- sont des topoï romanesques, mais ils sont traités ici avec une telle précision et une telle élégance qu’il ne faudrait pas passer à côté. « A toutes les époques, les passions sont les mêmes. »
Georges Sand a inspiré le personnage de Félicité, la brune ; Marie d’Agoult celui de Béatrix. Cette dernière participe de l’ange et du démon. Chez Balzac, la femme est Fleur, Ange et Fille d’Eve. Elle est belle, mystérieuse, mais aussi séductrice et tentatrice. Béatrix est une sorte de Célimène moderne, qui excelle dans l’art de la comédie. On peut trouver étonnant qu’elle tombe amoureuse de Calyste après que celui-ci l’ait poussé dans un précipice… peut-être est-ce un goût pour la danger qui a provoqué cela chez elle ; ou bien le jeune homme a-t-il ainsi revêtu à ses yeux une dimension téméraire que ne lui permettait pas son costume de novice inexpérimenté en matière d’amour… Comme dans la Duchesse de Langeais, il apparaît dans ce roman que les femmes s’attachent à ce qui les fait souffrir...
Le personnage de Calyste est de ce fait assez archétypal, mais également complexe : jeune provincial poursuivant son éducation sentimentale à la ville, il a quelque chose de Lucien de Rubempré et de Rastignac, puisqu’il réussit en épousant une femme pour sa dot. Mais cette dernière action le rend lâche... Tout ceci me donne envie de relire le roman pour élucider toutes ces questions. Mais si quelques uns l’ont lu, tous les commentaires seront les bienvenus pour rafraîchir ma mémoire et éclairer ma lanterne.
Une dernière petite chose : ce roman développe le thème de la condition féminine au XIXème siècle. Trois femmes principales se partagent l’amour de Calyste dans ce roman : Félicité, femme de lettres piquante de quarante ans – si trente ans est le sommet poétique de la vie, quarante est l’âge du renoncement -, Béatrix la blonde, marquise expérimentée, et Sabine, la jeune fille de la bourgeoisie bretonne. Trois contraintes, illustrées ici, pèsent alors sur les femmes : l’âge, l’environnement et le statut social. La vie d’une femme se résume à l’aspiration à l’amour, le mariage, et la quête du bonheur. Malheureusement, les mariages conduisent souvent à des déceptions, et les hommes vont se consoler dans les bras d’autres femmes. L’adultère est souvent l’unique récompense du mariage. Sabine en sera-t-elle le triste exemple ? Sera-t-elle pour autant heureuse ? A vous de voir…
 Il me semble que l’on retrouve ces dimensions dans les romans de Jane Austen, où la question du mariage est prégnante. Mais je laisse les spécialistes (et je sais qu’il y en a de nombreux(ses) parmi les rédactrices de blogs livresques ! ) disserter sur cette remarque.

une ultime (promis!) petite et dernière chose : je trouve la couverture de cette nouvelle édition de poche absolument magnifique! Donc je n'ai pas hésité à la conserver dans mon article dans cette imposante dimension :)

Vendredi 18 juin 2010 à 23:10

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/AntigoneAnouilh.gifAntigone(s), Anouilh, Sophocle


Depuis deux jours, je me suis lancée dans la lecture d’Antigone.

Je ne parlerais ici non pas d’une, mais  de deux pièces : celle d’Anouilh (que j’ai relue avec délectation), et celle de Sophocle, pour tenter, en bonne étudiante sérieuse, une comparaison des deux. Mais je me suis rapidement arrêtée, car ce travail me semblait enlever tout son charme à la pièce d’Anouilh, à la lecture de laquelle j’ai été le plus sensible. Je ne veux pas dire que celle de Sophocle m’ait déplu ; je l’ai lu après celle d’Anouilh, et j’ai pu ainsi établir ce qui avait pu constituer pour lui le point de départ de son œuvre. Juste un petit résumé avant de poursuivre, histoire de situer les choses, et de ne pas trop transiger à la règle de ce bloc : donner envie de lire, en connaissance de cause (et que je m’efforce de respecter, même si parfois le résumé se noie un peu parmi mes commentaires…) :

Résumé (parce qu'il faut que ceux qui ne l'ont pas lue lisent cette pièce merveilleuse!) : Antigone, c’est la tragédie du conflit qui oppose la conscience humaine au devoir d’Etat. Polynice, fils d’Oedipe, prince de Thèbes déchu, a tué son frère Etéocle lors d’un combat au cours duquel il a lui aussi trouvé la mort. Alors que le premier a été enterré comme il se doit, bénéficiant des rites funéraires d’usage, le corps de Polynice a été condamné à rester sans sépulture, en proie aux chiens et aux aigles, et son âme à errer dans le royaume des Morts. Antigone, sa sœur, ne peut tolérer une telle injustice de la part de son oncle Créon. Bravant l’interdit qui condamne quiconque s’opposant à la loi à être lapidé, la jeune fille s’empresse d’aller rendre les derniers hommages au corps du défunt. Elle est surprise, lors d’une récidive, par les gardes chargés de la surveillance du corps, puis condamnée à mort par Créon.

Cependant, chez Anouilh, Antigone c’est plus que ça. C’est comme s’il avait pris la tragédie et lui avait donné une nouvelle dimension. C’est, en quelque sorte, pour moi, l’univers de Sophocle en 3D. Je m’explique : avec Sophocle, tout est dans l’économie, tout est fait pour que le spectateur soit informé des rouages de l’intrigue (les monologues, le Chœur, le Coryphée et le Messager) pour que la tragédie poursuive son avancée inéluctable. Ainsi Créon expose au peuple Thébain, dans une longue tirade, sa décision concernant Polynice. De même, le Chœur et le Coryphée présentent longuement au spectateur la situation, et tirent des leçons des réactions des personnages avec lesquels le Coryphée dialogue parfois. Tout ceci a quelque chose de très solennel, de très sérieux, de très tragique (il faut imaginer que certaines paroles étaient chantées, et constituaient le « mélodrame », le drame chanté… Bref, rien de bien gai là-dedans…). Et que fait Antigone pendant que tout ceci se passe sur scène ? Où est-elle, que fait-elle quand elle ne joue pas son rôle ? C’est justement cela qu’Anouilh nous montre ou nous suggère : Antigone, jeune fille sombre et frêle, amoureuse de la nature, amoureuse tout court, l’âme rêveuse et poétique. Antigone alors qu’elle est partie recouvrir de terre le corps de son frère avec une petite pelle, aux premières lueurs de l’aube ; Antigone qui a même perdu son appétit d’oiseau quand sa Nounou lui beurre des tartines ; Antigone qui ne veut pas que l’on gronde sa chienne Douce ; Antigone qui souffre de ne pas être belle comme sa sœur Ismène, mais qu’Hémon a choisie, quand même. C’est cette dimension qu’Anouilh offre à notre regard, ce caractère humain caché derrière la force tragique de l’héroïne. Cette puissance de volonté, il la met également en scène, dans ce long dialogue avec Créon, au terme duquel, finalement, rien n’a évolué, tout est resté pareil, le pire, annoncé par le Prologue, n’attendant que le bon moment pour se produire. Car le Destin continue sa marche inéluctable. Même si le choix de ne pas enterrer Polynice est arbitraire, même si ce frère soulard qu’elle n’aimait pas méritait de finir ainsi, Antigone suit la voie toute tracée de son destin ; elle sait qu’elle va mourir. C’est là qu’elle est « elle-même », Antigone. Avant, avec sa Nounou, avec Ismène, avec Hémon, elle était  la petite maigre assise dans un coin, qui ne dit rien, et qui pense.

Elle est puissante Antigone, elle ne dit pas oui, elle ose dire non ; elle ne veut pas comprendre, elle en a assez de comprendre, elle veut suivre sa voie. Elle se comporte comme une folle, mais refuse de se taire. Son destin la pousse, inéluctablement. Elle sait qu’elle mourra, qu’elle ne sera jamais heureuse, mais elle aurait aimé vivre. Alors elle crie : elle crie qu’elle ne se taira pas, qu’on n’a qu’à lui dire comme s’y prendre pour être heureuse, heureuse alors qu’elle a laissé le corps de son frère pourrir comme une charogne, son âme errer parmi les Morts, alors qu’elle n’a pas accompli son devoir… Elle veut continuer à dire non, obstinée, enragée. Le petit corps frêle, la tignasse mal peignée, la jeune fille sombre et maigre devient furieuse. Mais c’est avec des fils multicolores qu’elle se donne la mort ; avec du rouge aux lèvres qu’elle accueille Hémon pour la dernière fois. Elle aime voir le monde de l’aube, ce monde sans couleurs ; mais elle aurait aimé vivre, elle aurait aimé continuer à voir les lueurs du jour. C’est parce qu’elle est Antigone qu’elle est condamnée à voir tout en noir, tout de la couleur du tragique. Elle doit tenir son rôle, elle doit regarder droit devant elle et s’acheminer, gravement, vers son destin.

Tout est réglé, tous sont, dès le début, condamnés. Mais en lisant Anouilh, je n’ai pu m’empêcher de penser que, derrière l’héroïne, il y avait une enfant, et qu’elle aussi, elle aurait aimé vivre.

Je viens de lire un article dans le Magazine Littéraire, sur Antigone, justement. Et l'auteur a raison, d'une manière éclatante, évidente : ce qui distingu l'Antigone antique de celle de 1942, c'est l'affirmation de sa totale liberté. Elle n'est ni prisonnière de la loi, encore moins de la religion; toutefois il ets vrai qu'elle semble prisonnière de son destin d'héroïne. Mais c'est parce qu'on sait que c'est une réécriture. Si on lit la pièce comme une oeuvre neuve et profondément présente, on réalise qu'Antigone, c'est la liberté toute nue.

Mardi 22 juin 2010 à 22:50

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lecousinpons2.jpgLe Cousin Pons, Balzac
Deux vieux Casse-Noisettes, une tenancière avide, un homme de loi malhonnête et usurpateur, et tout un panel de parisiens tous plus égoïstes les uns que les autres. Voilà présentés les acteurs de cette tragédie parisienne, volet masculin des Parents Pauvres. Pons, compositeur de musique passé de mode et maintenant amateur d’art célibataire, expert en bricabracologie, possède une importante collection d’objets d’art et de tableaux que tout son entourage lui envie. Non pas par amour de l’art ; mais pour son prix. Vivant avec son ami Schmuck, un allemand naïf à l’accent amusant, parangon de sincérité, le malheureux vieil homme est devenu un parasite, chassé petit à petit des maisons dans lesquelles il vient quémander à dîner. La chambre qu’ils occupent tous deux est la propriété de Madame Cibot, portière qui, lorsqu’elle apprend la valeur de la collection de Pons, use de tous les stratagèmes pour spolier le malheureux vieil homme. Mais Pons  souhaite tout donner à Schmuck, et le binôme est le seul exemple de sincérité dans ce roman noir, dans lequel on ne serait pas surpris de voir apparaître Harpagon. Parce qu’au fond, même si Balzac fait ici la satire de la société parisienne avide et mesquine, ce roman aux scènes parfois théâtrales revêt de temps à autres une dimension comique, qui peut tendre vers le drame : on sourit lorsqu’on entend Schmuck parler, on rit des échecs de machinations de la Cibot, on est touché par l’amitié profonde qui unit les deux hommes. La force de l’amitié trouve son illustration la plus noble et la plus poignante avec ce duo masculin. Tel un Don Quichotte de l’art, accompagné de son fidèle Sancho, Pons tente de déjouer les plans de la Cibot et de ses parents (la Présidente par exemple) alors que Schmuck reste aveugle à tous ces traquenards, cette convoitise malsaine et destructrice, qui finira par causer la mort des deux bonshommes.
Un sympathique roman de Balzac, plus tragique que La Cousine Bette. L’amitié entre les deux hommes est des plus touchantes, et Pons, qui inspire horreur et terreur autour de lui, s’avère un personnage qu'on pourrait presque dire amoureux, en tout cas passionné, mais malheureusement mis au banc de la société. Aux yeux de ses parents et de l’affreuse Cibot, douce-amère, machiavélique, il doit apparaître comme un sac d’or surveillé par son Cerbère, Schmuck. Quel piètre gardien fait-il, ceci-dit, quand on connaît sa naïveté. Mais son amitié est grande, et cet allemand devient éclatant lorsque, alors que tout est fini pour Pons et qu’il est question du partage de l’héritage, on lui demande s’il est le père, le frère, le fils du défunt, il répond, avec son accent incomparable : Che zuis dout cela, et plis… che zuis son ami !
Pour Pons il ferait n’importe quoi, Che tonnerais pien tes chausses pir l’amisser, l’annui le cagne, dit-il au début du roman, avec cet accent qui me fait mourir de rire, et rappelle la talent de Balzac pour retranscrire fidèlement les dialectes de certains personnages – quand on l’a rencontré une fois, personne n’oublie le parler alsacien de ce bon gros Nucingen ! Jusqu’au bout il suit fidèlement son vieil et unique ami : il me zemble que che m’envonce dans la dombe afec toi, lui dit-il à son chevet. Un roman noir, je l’ai dit, mais une belle illustration de la force de l’amitié par ces Roméo et Juliette modernes, ce couple de célibataires qui vient agrandir le panthéon des personnages types qui voient le jour dans la littérature du XIXème siècle.

Petite anecdote pour la forme! Je tiens beaucoup à ce livre, que j'avais acheté avec quelques autres (dont Splendeurs et Misères des Courtisanes que j'avais dévoré) au Château de Saché (il y a le tempon dessus, avec un beau Balzac bedonnant!), ce fameux château dans les pays de Loire où Balzac allait se ressourcer (le propriétaire étant un de ses amis). Là bas il écrivait beaucoup (on peut voir le pupitre sur lequel il passait ses nuits à noircir des pages); la salle à manger de ce petit château a inspiré la descritpion de la tapisserie de la pension Vauquet, et la vallée que l'on peut apercevoir de la fenêtre de la salle qui est devenu salle de musée n'est autre que celle de Lys... So romantic!
Bref, je garde un souvenir mémorable de cette visite, et invite tous les amoureux de Balzac à s'y rendre. Mon plus beau souvenir de visites des châteaux de la Loire (même la magnificience de Chambord ne peut à mes yeux égaler le charme de ce petit fief de la littérature!)

Jeudi 24 juin 2010 à 23:00

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/yalom.jpgEt Nietzsche a pleuré, Irvin Yalom
Je viens enfin de terminer ce roman récemment sorti en poche, coup de tête et d’envie d’un après-midi de fringale littéraire. Cette première phrase ne présage rien de bon me direz-vous… et bien effectivement, j’ai été déçue par ce roman, et surtout déçue de l’avoir acheté… Je préfère posséder les livres qui m’ont passionnée, et celui-ci n’en fait pas partie. Pourtant, il y a de bonnes choses dans ce roman, des choses qui m’intéressent. La trame générale de l’histoire, cette rencontre d’un Nietzsche malade de désespoir et de solitude avec le docteur Breuer, éminent médecin viennois, le premier à avoir expérimenté « la cure par la parole », qui deviendra la psychanalyse une fois que son ami Freud l’aura théorisée, n’est nullement dénuée d’intérêt. On y retrouve les grands thèmes de la philosophie de Nietzsche – la volonté de puissance, l’amor fati (amour de l’instant présent et du destin), le rejet de toute transcendance,…-, des passages du Gai Savoir, d’Humain, trop Humain, et des références à Ainsi parlait Zarathoustra. Par ailleurs, moult épisodes d’analyse psychanalytique entre les deux hommes sont rapportés – les rôles seront un moment inversés, Breuer devenant le patient de Nietzsche, dans un combat sans fin pour le pouvoir, la suprématie, qui s’achève dans le consensus de l’amitié, la vie vécue intensément, cette volonté qui veut l’intensité, l’intensité d’une vie qui ne soit plus déchirée par des forces qui se mutilent entre elles (autrement dit, parvenir à lier raison et passions ; selon moi, c’est un peu ce que permet une cure psychanalytique…) (finalement, il est drôlement pensé ce bouquin !).
Lou Salomé, femme que Nietzsche a réellement aimée, vient trouver Breuer à Vienne pour lui demander de venir aider le philosophe (ce qui eût été impossible en réalité, car Lou Salomé était une femme bien trop fière pour cela !). Breuer était connu au sein de la communauté médicale de l’époque (1882), dont faisait partie le tombeur de ces dames, Arthur Schnitzler (oui oui, le même qui a écrit le très beau roman Mademoiselle Else !). Breuer est le premier à avoir traité une femme victime d’hystérie (la fameuse Anna O. du premier ouvrage de Freud, Etudes sur l’hystérie). Beaucoup de références à des faits réels, mais voilà où le bas blesse : tout est bien trop romancé à mon goût… L’auteur s’appesantit trop sur la vie du docteur, qui permet certes de faire des parallèles avec le malaise de Nietzsche, mais quand même, trop c’est trop… Et puis des femmes dont on pense qu’elles seront importantes, mais qu’on ne saisit jamais pleinement, qui n’existent qu’en tant que fantasmes (d’accord, c’est un roman de psychanalyse, mais bon…) De plus, le titre est un peu décevant… On doit attendre la fin pour voir apparaître des larmes dans les yeux de ce philosophe hurlant, dont les ouvrages sont comme un grand cri qui est venu réveiller la philosophie européenne. C’est même le docteur qui pleure avant lui… Néanmoins, cet ouvrage a l’intérêt de donner une image peut connue et plutôt inattendue de Nietzsche, qui apparaît comme un homme d’une grande douceur, poli, respectueux ; rien à voir avec la virulence de son œuvre.
Bref, un roman sur la philosophie et la psychanalyse qui est, à mon goût… trop romancé ! C’est le comble pour un roman… Mais je trouve que la narration manque de fluidité, que l’auteur s’appesantit trop sur certains détails, que le personnage de Breuer manque de profondeur même si l’on connaît ses pensées les plus intimes… Je ne me suis attachée à aucun personnage. Pourtant je pensais que j’aurais affaire à un livre qui me rappellerait le plaisir que j’avais eu à la lecture de La Part de l’Autre de Schmitt, roman dans lequel Hitler rencontre Freud. Mais finalement, rien à voir. C’est épais, les ficelles sont énormes, et pourtant, les idées philosophiques présentées sont des plus subtiles… Toutefois, il ne me fallait pas trop en attendre de la part d’un auteur qui écrit avant tout des livres de psychothérapie (Mensonge sur le divan, par exemple). Je suis dure ? Oui, c’est vrai… Parce que finalement, les idées philosophiques sont là ; mais je m’attendais à mieux...
En définitive, je conseille ce livre à ceux qui aiment Freud, Nietzsche, et s’intéressent à la genèse de la psychanalyse. Un roman facile d’accès, facile à lire, un peu long à mon goût, mais pouvant plaire à certains !
Un gros point positif, pour terminer sur une note moins dure… : Ce roman a néanmoins le grand mérite de m’avoir permis de me remettre en mémoire la philosophie de Nietzsche, que j’avais découverte grâce à Apprendre à Vivre de Luc Ferry (que j’ai adoré !) puis à des cours de philo.
Une dernière petite chose : ce livre a été élu Prix des Lecteurs, sélection 2010. Cette manière d’aborder la psychanalyse est, il est vrai, assez plaisante et divertissante. Ça n’est juste pas ce que je cherchais en ce moment ; que cet avis ne vous empêche pas, un jour, de lire ce roman !
 

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