Le Monde dans les Livres

Lundi 20 juin 2011 à 21:00

 Le vieux qui lisait des romans d’amour, Luis Sépulveda
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A El Idilio, c’est quand l’arracheur de dents arrive en ville que rien ne va plus. Non pas parce qu’il effraie avec ses tenailles et ses dentiers, mais parce que ce même jour, un homme est retrouvé mort dans une pirogue. Lacéré, éventré, le gringo en a soupé. Le seul qui parvienne à éclaircir ce mystérieux meurtre sans arme est le vieux Antonio José Bolivar : c’est l’affaire d’une belle bête ; une femelle ; un félin. A coup de griffes elle a tué celui qui a assassiné sa progéniture. L’instant de conservation, l’instant maternel aussi. Normal, même au fin fond de l’Amazonie.

Ce vieux, c’est celui qui lit des romans d’amour. Il adore ça. Depuis qu’il est arrivé dans la forêt pour fonder une famille avec sa jeune épouse morte trop vite (une Eurydice sauvage, non pas mordue par un serpent, c’est dommage, mais consumée par la malaria. Bon d’accord c’est pas vraiment une Eurydice, il est pas descendu la chercher aux enfers ni rien, j’avais seulement envie qu’elle se soit fait mordre par un serpent, parce des serpents, le livre en est plein !). Donc depuis qu’il est arrivé dans la forêt, le vieux a appris à y vivre, à survire, à se relever des morsures de serpent, et aussi, un jour, en ville, il s’est rendu compte qu’il savait lire. Et son principal pourvoyeur, de romans d’amour bien sûr, c’est le fameux dentiste !

Toutefois, contre toute attente (attention, je spoile !), l’histoire ne tourne pas autour du fait que ce vieux lise des romans. De cela finalement, il en est assez peu question. Le roman en question n’est pas non plus un roman d’amour d’ailleurs, s’il y en a un c’est une mise en abyme de quelques pages uniquement, cette histoire d’Orphée et Eurydice en pagne que j’affabule. Non, en fait c’est une sorte de roman policier sylvestre, où l’assassin offre de spectaculaires victimes.

Pendant quelques jours, le vieux, accompagné au début d’une troupe commanditée par le gros maire graisseux et suant, le vieux (sous ordre du dit gros maire), va se lancer à la poursuite de cet assassin à poils. Une bête agile, affamée, et superbe.

Voilà, je ne peux pas vous en dire plus, il n’y a pas grand-chose d’autre à ajouter… Je n’ai pas tant spoilé que ça, même si l’histoire semble assez succincte. En vérité, elle l’est. D’ailleurs je m’attendais à mieux, surtout à ce qu’on parle davantage de lecture. En définitive c’est une espèce de roman policier amélioré dans un décor chatoyant, et avec pour héros un vieux un peu romantique. Mais c’est tout de même un livre sympa. Je pensais qu’il allait davantage ressembler à de la littérature de jeunesse vous savez, pleine de bons sentiments et tout. En réalité, ça passe plutôt bien, même si ça reste une histoire proche du conte.

« Un hymne aux hommes d’Amazonie » que dit la couverture… Muais, enfin faut pas non plus tomber dans le pathos hein !

Mardi 21 juin 2011 à 23:55

 Philippe, Camille Laurens

Un livre comme un parcours ; un petit livre pour un grand deuil ; un court roman pour écrire la douleur, l’incompréhension, la vie avec la mort.

Philippe est mort, il a vécu deux heures. Deux heures hors du ventre de sa mère. Deux heures pendant lesquelles elle l’a à peine vu, où elle a à peine pu être mère. Elle a surtout été la mère d’un enfant mort.

Il y a une chose infiniment plus douloureuse que de ne pas serrer dans ses bras un homme qu’on désire : c’est de bercer dans ses bras un bébé mort. Le corps ne comble rien ; le corps manque. Faire un livre, faire l’amour : effort vain d’abolir l’intervalle. Ecrire : mettre des mots dans un trou, colmater. Les mots ne comblent rien. Les mots manquent.

Ecrire pour essayer de figer tout ça. Figer ce souvenir de l’enfant mort. Ou bien écrire pour essayer de le laisser vivre, encore et à jamais.

Souffrir. Comprendre. Vivre. Ecrire. Quatre étapes du roman, quatre étapes de l’auteur vers une sorte de résilience de la douleur, de la perte, de la béance. En moins de cent pages, elle nous raconte son cauchemar, ce cauchemar du jour où Philippe, ce bébé gigantesque, magnifique, brillant, a été foudroyé. Elle nous raconte, dans ce petit roman, le jour où Philippe est né, et celui où Philippe est mort. Forcément c’est court, parce que ces jours, ce sont les mêmes. Si le roman est une tranche de vie, là c’est une miette. Une miette de vie. Un prénom, quelques photos et là, un livre. Un livre avec son titre, ses mots qui tentent de dire la souffrance, la béance.

Camille Laurens rend compte par ce livre de la douleur d’une mère trop tôt abandonnée, d’une mère que son enfant n’a jamais pu appeler ainsi, d’une mère dont la vie de mère n’a un jour duré que deux heures. Cette mère c’est elle, et tout au long des pages, on souffre avec elle.

Pourtant ça n’est pas un livre qui fait pleurer ; en tout cas moi je n’ai pas pleuré, mais j’ai été émue. Emue de la retenue que dégagent ces pages (paradoxal je sais), qui ne font pas étalage de souffrance, mais donnent chair à cette volonté de reconstruction qui se retrace par le parcours de la souffrance, de la compréhension, de la vie après et, pour elle, de l’écriture.

Pas de pathos hyperbolique, juste le cheminement d’un être foudroyé par la pire tragédie qui puisse être : donner la vie, et la perdre ; en un seul jour. Camille Laurens, de manière réfléchie et posée, nous livre son cœur et son esprit, ses sentiments et ses recherches. Ses recherches pour expliquer la mort de Philippe. Le dossier médical, les témoignages, tout. Il lui faut comprendre. Et nous, lecteurs, participons à cette compréhension salvatrice qui permet ensuite de vivre ; du moins d’essayer de vivre.  Elle, c’est l’écriture qui la sauve, et lui avec. 

Jeudi 23 juin 2011 à 18:13

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 Accident nocturne, Patrick Modiano

Le narrateur est un je qui ne se montre pas. D’ailleurs il ne le pourrait que difficilement, puisque lui-même ne se connaît pas ; ou si peu. A trente ans passés, il serait bien embarrassé si vous lui demandiez de parler de ses parents. Il les a à peine connus. Voilà d’ailleurs ce qu’il répond à une enquête sociale :

Quelle structure familiale avez-vous connue ? J’avais répondu : aucune. Gardez-vous une image forte de votre père et de votre mère ? J’avais répondu : nébuleuse. Vous jugez-vous comme un bon fils (ou fille) ? Je n’ai jamais été un fils. Dans les études que vous avez entreprises, cherchez-vous à conserver l’estime de vos parents et à vous conformer à votre milieu social ? Pas d’études. Pas de parents. Pas de milieu social.

On se sent un peu mal à l’aise face à cette surenchère de néant. Comme si notre narrateur n’était qu’une silhouette, que même les phares d’une voiture dans la nuit ne parviennent pas à éclairer. Un spectre qui se fait renverser, place des Pyramides. A la clinique où on l’emmène, il rencontre une femme, une certaine Jacqueline Beausergent. Elle lui rappelle quelqu’un ; quelqu’un qu’il a connu avant, au cours des vingt dernières années. Impossible de savoir qui. Alors il mène l’enquête.

On sent bien qu’on est chez Modiano là. La quête d’identité, c’est son affaire. C’est donc après cet accident nocturne que notre narrateur prend un nouveau départ ; un nouveau départ vers la lumière.

Cet accident de la nuit dernière n’était pas le fait du hasard. Il marquait une cassure. C’était un choc bénéfique, et il s’était produit à temps pour me permettre de prendre un nouveau départ dans la vie.

Cet accident nocturne le fait remonter vers la lumière, mais avant, il lui faut passer par les bas-fonds de la mémoire et du passé ; ce qu’il fait. Un tas d’évènements ressurgissent dans son esprit ; il les revoit, les revit. Cet accident lui en rappelle un autre. Ou plutôt, cela lui rappelle une altercation étrange. Il a trente ans, et c’est une vieille femme qui l’agresse.

Je lui souriais. Alors elle s’est jetée sur moi. D’une main, elle s’agrippait à mon épaule et, de l’autre, elle tentait de me griffer au visage. Je voulais me dégager, mais elle pesait vraiment très lourd. Je sentais peu à peu revenir les terreurs de mon enfance. Depuis plus de trente ans, j’avais fait en sorte que ma vie soit aussi ordonnée qu’un parc à la française. Le parc avait recouvert de ses grandes allées, de ses pelouses et de ses bosquets, un marécage où j’avais failli m’engloutir autrefois. Trente ans d’efforts. Et tout cela pour qu’une méduse m’attende une nuit dans la rue et me saute dessus…

Un passé qui semble bien lourd s’il ressemble à un marécage… On ne sait rien de ce narrateur qu’on accompagne pourtant, on ne comprend pas, comme lui, pourquoi cette femme l’agresse. Il a un lourd passé, il le dit. Souvent il a été au commissariat. On soupçonne des origines juives. Sans cesse il passe pour la victime. Mais comment en être sûr ? Modiano a le don de nous embarquer dans un brouillard clair-obscur captivant, mais un peu effrayant, dans lequel le héros n’en a peut-être pas la carrure. On peut se sentir un peu trompé, un peu abandonné, perdu dans ces limbes de l’oubli. Cet oubli qui devient réminiscence, et dont il est question au milieu du roman d’ailleurs :

L’oubli finit par ronger des pans entiers de notre vie et, quelquefois, de toutes petites séquences intermédiaires. Et dans ce vieux films, les moisissures de la pellicule provoquent des sautes de temps et nous donnent l’impression que deux évènements qui s’étaient produits à des mois d’intervalle ont eu lieu le même jour et qu’ils étaient même simultanés. Comment établir la moindre chronologie en voyant défiler ces images tronquées qui se chevauchent dans la plus grande confusion de notre mémoire, ou bien se succèdent tantôt lentes, tantôt saccadées, au milieu de trous noirs ? A la fin, la tête me tourne.

Cet extrait me fait penser à une citation de Proust dans Le Temps retrouvé, où il compare les hommes à des appareils photographiques dont l’esprit enregistre des clichés, que seuls les artistes parviennent  à développer grâce à leur style. Ici, les images sont trop nombreuses, et lui font tourner la tête. Peut-être que l’auteur se moque un peu de ce narrateur qui n’est pas lui, et n’écrit pas. L’auteur se sauve parce qu’il écrit, et laisse son narrateur en proie à maints tourments. Ou bien tout simplement les deux entités coïncident, et grâce aux récits de ce narrateur transparent, l’auteur parvient à éclaircir les clichés de sa vie. Le narrateur comme des contours, dont la forme crée ne demande qu’à être habitée…

Un pur Modiano, l'essence de Modiano avec la quête d’identité, le passé, le mystère, l’omniprésence de la nuit, du crépuscule. Mais pas le meilleur. Je me suis un peu ennuyée, je dois l’avouer. De très bons passages, mais une intrigue qui stagne. Comme souvent avec Modiano, mais là, j’en ai eu un peu assez. J’ai terminé le roman assez vite, vraiment pour le terminer. Trop de Modiano, ça devient sirupeux. Toutefois, un bon roman !

 

 

Mardi 28 juin 2011 à 21:44

 Aurélia, Nerval
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Voilà un petit ouvrage que j’ai lu avec plaisir, mais qui me laisse impuissante à le résumer. Je suis presque incapable de vous dire ce qu’il se passe dans Aurélia ; et je crois que c’est un peu normal. Le texte est un tissu de rêveries et de délires.

Nerval a perdu son amour ; Gérard a perdu Aurélia, celle qui est Jenny dans la vie réelle. Il l’a perdue et ne s’en remet pas. Dès lors, il sombre dans la folie. Mais une folie productive, une folie poétique, une de ces folies qui font voir des mirages, des monts et des merveilles. Bien que certains des songes de l’auteur soient forts angoissants, d’autres forment une véritable cosmogonie personnelle et innovante, liée à des thèmes qui lui sont chers. 

On retrouve une partie de l’univers de Nerval dans ce petit texte inspiré, presque enthousiaste, mais dans un sens plus apollinien que dionysiaque (c’est une histoire d’amour platonique, influencée par des lectures, trop de lectures d’amour, comme Pétrarque et sa Laure, ou Dante et Béatrix). La métempsychose (ou réincarnation, autrement dit la survie des âmes), le syncrétisme (mélange d’influences, qu’elles soient ici culturelles ou religieuses. On sent son penchant pour l’orient et les religions polythéistes), la femme fatale et inaccessible, l’amour des aïeux et des formes anciennes. Le tout sous couvert du rêve. Ce rêve qui se mêle à la réalité, comme l’indique le sous-titre de l’œuvre : Aurélia, ou le rêve et la vie.

Un soir il croise une étoile ; l’Etoile. Peut-être sa seule Etoile, cette étoile qui est morte, dans El Desdichado. Ma seule Etoile est morte… Nouvel Orphée, il se ballade dans la ville, attiré par cette étoile, qu’il souhaite rejoindre. Là se trouvent ceux qui l’attendent.

Ici a commencé pour moi ce que j’appellerais l’épanchement du songe dans la vie réelle. A dater de ce moment, tout prenait parfois un aspect double,- et cela, sans que le raisonnement manquât jamais de logique, sans que la mémoire perdît les plus légers détails de ce qui m’arrivait. Seulement mes actions, insensées en apparence, étaient soumises à ce qu’on appelle l’illusion, selon la raison humaine…

Pour lui ce n’est pas de la folie, mais de l’illusion. Toutefois, il semble que les deux se ressemblent. Quand on voit des mirages, quand on perçoit des choses que les autres ne voient pas, c’est qu’on est un peu fou. Ici, cependant, Nerval insiste bien sur la dimension rationnelle qui demeure face à cet état qu’il subit. Il garde la maîtrise, on en a la preuve : il écrit. C’est le rêve, épanouissement quotidien et ordinaire de la psyché humaine, qui prend le pouvoir de son esprit, mêlant réel et imaginaire, comme une autofiction mêle réel et invention littéraire. C’est peut-être un peu cela Aurélia : un mélange de vrai et de faux, de réalité et d’onirisme, aboutissant toutefois à quelque chose de bien réel, mais au-delà du reste : la poésie.

Pourtant, pourtant, ce n’est pas non plus un récit poétique Aurélia. Le genre est hybride, à la frontière. Nerval affectionne le genre hybride de toute façon, la chimère, le mélange. L’odelette, la chanson, la petite forme ; la prose aussi. Le sonnet reste la grande forme, mais les strophes bougent, les vers sont mobiles, on peut composer une chimère avec les Chimères. Il use et abuse des matériaux, comme dans la Bohême Galante et les Petits Châteaux de Bohème. Des poèmes se retrouvent, entiers ; des thèmes sont récurrents, repris sans cesse, en variation, parfois même identiques. Dans Sylvie, pareil, on retrouve des épisodes malheureux de femmes fatales. Bref, Nerval c’est un univers, un univers qui touche au mystique. Un univers dont le cercle n’est pas large mais qui s’élève. Qui s’élève vers les hauteurs mystérieuses de la religion et de l’onirisme.

Des tableaux se succèdent sous ses yeux, créant matière au délire poétique. Ils sont parfois de pures rêveries dont l’auteur se souvient, ou d’autres fois ce sont de véritables hallucinations. Il croit voir Aurélia, plusieurs fois ; à un autre moment, il sent un double de lui-même à ses côtés. Il lui arrive d’avoir peur ; peur de ces songes qui lui font croire à l’existence d’êtres disparus, ou d’êtres qui n’existent pas. Il rêve de monstres, de combats originels, et d’autres fantasmagories.

L’ensemble se ressent de l’esthétique romantique, du microcosme et du macrocosme, de l’interpénétration des énergies. Un romantisme un peu mystique et surtout, cosmique.

Tout vit, tout agit, tout se correspond ; les rayons magnétiques émanés de moi-même ou des autres traversent sans obstacles la chaîne infinie des choses créées ; c’est un réseau transparent qui couvre le monde, et dont les fils déliés se communiquent de proche en proche aux planètes et aux étoiles. Captif en ce moment sur la terre, je m’entretiens avec le chœur des astres, qui prend part à mes joies et à mes douleurs.

Il se sent une partie du grand Tout, et cherche à unifier ses parcelles éparses.

Mon rôle me semblait être de rétablir l’harmonie universelle par art cabalistique et de chercher une solution en évoquant les forces occultes des diverses religions.

Avec Nerval le poète s’installe dans le rôle du mage désenchanté (rien à voir avec Hugo de ce côté-là), qui s’efforce de lier les énergies entre elles afin de retrouver une harmonie perdue.

Un petit ouvrage étonnant, unique en son genre je crois, qui concentre la poésie de Nerval sous couvert d’onirisme et de prose. Sa poésie est bien tombée dans la prose, mais ça reste sublime. Du beau délire, un vrai kiff (au sens étymologique, donc arabe du terme). Un kiff pour le lecteur, mais pas tellement pour Nerval, qui finira par se suicider en 1855…

 

Mercredi 29 juin 2011 à 22:58

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 Le Horla, Guy de Maupassant

Des dates, un narrateur, de la fièvre, des cauchemars, des phénomènes étranges. C’est ce que l’on découvre au fil de cette nouvelle, sous forme de journal intime. Celui d'un narrateur qui sent monter en lui la fièvre et la folie. La nuit il fait des cauchemars, seul dans sa maison. Il a l’impression que quelqu’un est là, au-dessus de lui, qui l’épie, qui le guette. La nuit devient pour lui une menace. Il consulte le médecin mais rien à faire ; l’angoisse et la fièvre persistent.

Cette nuit, j’ai senti quelqu’un accroupi sur moi, et qui, sa bouche sur la mienne, buvait ma vie entre mes lèvres. Oui, il la puisait dans ma gorge, comme aurait fait une sangsue. Puis il s’est levé, repu, et moi je me suis réveillé, tellement meurtri, brisé, anéanti, que je ne pouvais plus remuer.

Il y a quelqu’un. Cette personne, cet être, n’est pas identifié. Peut-être pas identifiable. Là réside le mystère. Ce qui arrive est-t-il réel ou tout droit sorti de l’imaginaire du personnage ? Là se situe la frontière entre le merveilleux et la réalité, une terra incognita qu’on appelle le fantastique.

Au lieu de conclure par ces simples mots : « Je ne comprends pas parce que la cause m’échappe », nous imaginons aussitôt des mystères effrayants et des puissances surnaturelles.

Telle est la puissance de l’imaginaire humain…

Cette nouvelle est purement fantastique dans la mesure où on balance sans cesse entre l’explication rationnelle et la pure fiction. Ce qui arrive au narrateur est déroutant. Certes on peut penser qu’il s’agit bien de cauchemars liés à la fièvre, au début. Mais dès lors qu'il réalise certaines expériences, on se voit dans l’obligation de douter.

6 juillet.- Je deviens fou. On a bu toute ma carafe cette nuit ;- ou plutôt, je l’ai bue ! Mais est-ce moi ? Est-ce moi ? Qui serait-ce ? Qui ? Oh ! mon dieu ! Je deviens fou ! Qui me sauvera ?

10 juillet.- Je viens de faire des épreuves surprenantes. Décidément, je suis fou ! Et pourtant ! Le 6 juillet, avant de me coucher, j’ai placé sur ma table du vin, du lait, de l’eau, du pain et des fraises. […] Le 9 juillet enfin, j’ai remis sur ma table l’eau et le lait seulement, en ayant soin d’envelopper les carafes en des linges de mousseline blanche et de ficeler les bouchons. Puis, j’ai frotté mes lèvres, ma barbe, mes mains avec de la mine de plomb, et je me suis couché. L’invincible sommeil m’a saisi, suivi bientôt de l’atroce réveil. Je n’avais point remué ; mes draps eux-mêmes ne portaient pas de taches. Les linges enfermant les bouteilles étaient demeurés immaculés. Je déliai les cordons, en palpitant de crainte. On avait bu toute l’eau ! On avait bu tout le lait ! Ah ! mon Dieu !... Je vais partir toute à l’heure pour Paris.

Niveau protocole expérimental, il n’a rien à envier à la science, ou presque. Pourtant, malgré toutes ces précautions, les résultats sont plus que troublants. Dès lors, soit on estime que ce qui se passe a une origine surnaturelle, soit est issu de l’imagination fertile et un peu maladive du personnage (et par extension, du romancier). Une valse hésitation, qui permet de ranger ce texte dans le troublant tiroir du fantastique.

Peu à peu le narrateur parvient à mieux cerner celui qui le hante, et presque à le voir. Il dit rester lucide sur sa condition, être un halluciné raisonnant. Comme Nerval dans Aurélia, il semblerait que le personnage tienne à que ce qu’il avance ne passe pas pour la folie d’un fou. Il tient à convaincre le lecteur, ou plus probablement lui-même, que ce qui lui arrive n’est pas une farce de son imaginaire, mais le fait d’un être qui existe réellement. Cet être, c’est le Horla.

Malheur à nous ! Malheur à l’homme ! Il est venu, le…le…comment se nomme-t-il…le…il me semble qu’il me crie son nom, et je ne l’entends pas…le…oui…il le crie… J’écoute… je ne peux pas…répète… le… Horla… J’aientendu… le Horla… c’est lui… le Horla… il est venu !...

Bien que ce soit un journal, il semble que les impressions du narrateur soient saisies sur le vif, au moment même où il les vit. Ce peut être le cas. C’est le principe du journal ; saisir sur le vif les évènements de la journée. Tout est orchestré par cette angoissante folie qui s’empare du personnage, et rend l’histoire palpitante, haletante, un peu effrayante… On ne sait que croire, et c’est ça qui est prenant.

Cet être, ce Horla, l’oppresse, le poursuit. Il essaie de le fuir, part en voyage, s’échappe, s’évade. Mais s’il est dans sa tête, difficile de l’en déloger. S’il est dans sa maison, le mieux est d’y mettre le feu. Mais s’il est dans sa tête… ne reste que le suicide…

 

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