Le Monde dans les Livres

Mercredi 16 mars 2011 à 21:56

Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas.
Tout le monde connaît cet incipit. L’étrange Etranger de Camus. Ce Meursault qui ne pleure pas à l’enterrement de sa mère, qui ne demande même pas à voir son corps, qui boit un café devant son cercueil et ne pense qu’à dormir. Cet homme qui n’est pas comme les autres parce qu’il ne se plie pas aux rituels sociaux, parce qu’il s’oppose, sans le vouloir, à la doxa. Pas de pleurs, pas de noir, pas de tristesse, pas de deuil. Au lendemain de l’enterrement, programme chargé : bain, fille, cinéma. Un film comique en plus. Manger, dormir ; écouter les voisins qui racontent leurs ennuis. Une demande en mariage ? Pourquoi pas, si ça lui fait plaisir.
Un vrai goujat ce type. Un être de plaisir, de sensations, de volupté, de plénitude. Il écoute son corps, pas son cœur, et encore moins sa tête. Alors sur la plage, c’est la même chose. Raymond l’invite avec Marie à venir profiter de la mer. Il fait beau. Il y a des vagues. Marie est douce, comme sa peau ambrée, pleine d’embruns. Le soleil tape. Les Arabes viennent troubler cette quiétude. Ils frappent Raymond au visage. Il veut se venger. A Meursault, on n’a rien demandé. Mais il tire. Il tire parce qu’il a eu trop chaud. Le soleil tapait trop fort. Une vraie lame de couteau.
C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. A cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j’ai fait un mouvement en avant. Je savais que c’était stupide, que je ne me débarrasserai pas du soleil en me déplaçant d’un pas. Mais j’ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l’Arabe a tiré son couteau qu’il m’a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une lame étincelante qui m’atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d’un coup sur les paupières et les a recouvertes d’un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C’est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse et c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant que tout a commencé. J’ai secoué la sueur et le soleil. J’ai compris que j’avais détruit l’équilibre du jour, le silence exceptionnel d’une plage où j’avais été heureux. Alors, j’ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s’enfonçaient sans qu’il y parût. Et c’était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.
Tragique n’est-ce pas ? Coupable de sa sensibilité ridicule. Grotesque le bonhomme. Alors qu’est-ce qui se passe ? Un procès, bien évidemment. On l’accuse, il ne peut se défendre. Il est coupable, archi coupable, ultra coupable; ridiculement coupable. La société ne fait pas de cadeaux. En plus, il n’a pas pleuré à l’enterrement de sa mère. Les raisons de finir en prison augmentent. Il n’a aucune issue. Dès lors qu’il a tiré, la machine infernale de sa tragédie d’homme s’est ébranlée. Il va mourir, c’est sans ambages. Adieu Meursault.
Il ne croit pas non plus en Dieu. Rien, décidément, ne pourra le sauver. Ni l’amour, ni la foi, ni la raison. Il est coupable et sans ressources.
Adieu Meursault. Tu ne manqueras pas à la société ; tu es trop différent. Et pourtant, pourtant, tu étais heureux…
Le tout dans cette écriture blanche comme l’a qualifiée Barthes, pleine de distanciation au passé-composé, de froid, de blancs. Ça glace le sang mais ça subjugue. La transcription de l’absurde en style ?

Mardi 22 mars 2011 à 0:33

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/LepereGoriot.jpgLe Père Goriot, Honoré de Balzac
Il était à Paris une pension bourgeoise que tout le monde connaît ; c’est la maison Vauquer. La tenancière Madame Vauquer, vieille femme rabougrie, qui sent le renfermé, le moisi, le rance, l’avarice et la spéculation, contient en elle l'harmonie un peu gluante du décor ; je dirais même qu'elle est, respire et vit la pension. Relation d’implication entre elles deux ; vous n’imagineriez pas l’une sans l’autre. Deux vieilles biques. Je vous laisse en goûter l’odeur… surtout celle de la salle à manger…
Cette première pièce exhale une odeur sans nom dans la langue, et qu’il faudrait appeler l’odeur de pension. Elle sent le renfermé, le moisi, le rance ; elle donne froid, elle est humide au nez, elle pénètre les vêtements ; elle a le goût d’une salle où l’on a dîné ; elle pue le service, l’office, l’hospice.
Ça donne envie n’est-ce pas ? Mais dès lors qu’on a mis un pied dans cette pension, on se rend compte qu’il va s’en passer, des choses ! Elle abrite en effets les personnages les plus bigarrés, divers et étonnants que Paris puisse rencontrer. Des étudiants, des vieilles filles, des vermicelliers, d’anciens forçats (incognito), un peintre, un médecin en herbe, et j’en passe. Et chacun porte un nom bien caractéristique, amusant et significatif. Poiret pour l’un, Michauneau pour l’autre, Taillefer et Couture, pour le rire onomastique. Et au milieu de ces pensionnaires, il y a Rastignac. Rastignac, Eugène pour les intimes, c’est l’ambitieux balzacien de base. Il fonctionne à l’énergie, à la volonté, à la force de l’ambition. Il mène sa vie d’une main de maître, et sans fausse note. Un héros. Il y arrive ; pas tout seul certes, mais il y arrive, et dans le monde, arrive. Parti du Marais, il atteint peu à peu les salonsdu faubourg Saint-Germain. Et ce sans renoncer, ou presque, à son côté sentimental. Du moins jusqu’à la mort du Père Goriot…
Tiens donc, oui, le Père Goriot ! On l’oublierait presque celui-là ! Pourtant c’est bien de son histoire dont il est question dans ce roman. On l’omet parfois au profit de l' importance de l'oeuvre en tant que roman d’apprentissage, et pourtant il est là, et bien là, à chaque page ou presque. C’est lui qui permet à tout ce qui arrive d’arriver, au fond.
M. Goriot, ancien vermicellier, avait fait fortune dans la farine (avant de s’y faire rouler, mauvais jeu de mot relatif vous verrez !). Ayant perdu sa femme, il s’est retrouvé seul avec ses deux filles, Anastasie et Delphine. Désireux de les faire parvenir dans le grand monde, il les a chacune bourgeoisement mariées (l’une au banquier Nucingen et l’autre au conte de Restaud) et leur a distillé, sous par sous, sa fortune. Résultat, il s’est peu à peu privé de tout, vidé de tout ; une mise à mort par don de soi. Une figure Christique. Et la farine dans tout ça ? Ses filles l’y ont roulé, et pas qu’un peu. Abandonné à son agonie, c’est bien Rastignac qui lui fut le plus fidèle. Un vrai fils de substitution. On pourrait gloser longtemps sur ce personnage, qui a fait couler beaucoup d'encre, et à Balzac d'abord. Une vraie figure christique avec un coup de folie, parce que sinon, ça n'est pas drôle! Un petit père minable doublé d'une figure paternelle remarquable.
Nous disions père pour Eugène... Et bien oui, en quelque sorte! puisque grâce au Père Goriot, il a pu se rapprocher de Madame de Nucingen, et se faire une place dans le grand monde au bras de cette belle, riche et influente maîtresse. Certes il est aidé en cela par ses liens de parentés avec Madame de Bauséant, grande amie de la Duchesse de Langeais soit dit en passant, qui dès ce roman évoque ses velléités moniales, et ses peines de cœur avec son capitaine. Comme quoi, tout se recoupe, et c’est là qu’on mesure l’importance du Père Goriot dans la Comédie Humaine. Le retour des personnages, belle invention tout de même, et grand plaisir de lecteur !
Et puis il y a Vautrin. Ah Vautrin, Jacques Colin, Trompe-la-Mort… Qui sont-ils me direz-vous ? Le même, messieurs-dames ! C’est lui le forçat en question ! Ce bonhomme étrange qui parle bien, a lu, est cultivé, et surtout connaît le fonctionnement de la machinerie du monde. Il conseille Rastignac, lui promet monts et merveilles, femmes, argent, prospérité, renommée… Il souhaiterait faire fortune en Amérique ; planter du tabac. Il incite Eugène à oublier tout principe ; à se laisser aller à la vanité, l’avarice, l’égoïsme, clés d’un arrivisme réussi. Rastignac s’en méfie ; et à juste titre. De la poudre, une fausse apoplexie, une claque sur l’épaule et zou, démasqué est notre homme. Sous les favoris et le masque honnête se trouve un rouquin sanguinaire, avide de monnaie et de billets. Un vrai rapia. Je pense qu’au fond, Madame Vauquer l’aimait vraiment bien.
Un foisonnement, je vous le disais bien. C’est rempli à ras bord ; et pourtant c’est génial. Balzac et la pléthore ; Balzac et l’énergie ; Balzac et l’embompoint joli, dans les textes surtout. Copieux mais essentiel. Chaque page est comme un nutriment indispensable à la compréhension du génie balzacien. Génie de l’écriture (cf passage sur l’odeur… !), de l’intrigue, de la construction d’un monde. En parallèle des salons, il construit tout l’univers de la Comédie Humaine, lorgnant de sa chambrette les expansions du monde. Il explore Paris, ses bas fonds et son luxe, le bagne et les appartements où brillent vermeils et dorures. Une bigarrure chatoyante ; la panoplie du succès. Et pas une ride… (sauf Madame Vauquer !)
 

Mercredi 6 avril 2011 à 0:07

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/leparfum.jpgLe Parfum, Patrick Süskind
Jean-Baptiste Grenouille est né dans les restes de poisson et les miasmes de Paris ; rejeté par les nourrices, on le prend pour le Diable (faute d’être une grenouille de bénitier, sans mauvais jeu de mots). Pourquoi une telle stigmatisation ? Parce qu’il sent le poisson ? Non, justement ; c’est parce qu’il ne sent rien, strictement rien. Cet être plutôt laid et ingrat n’a pas d’odeur. Personne ne peut le sentir, c’est le cas de le dire. Pourtant, c’est bien ce handicap qui le rend inhumain et pourtant maléfique. Car si les autres ne peuvent pas le sentir, Grenouille lui, les sent, et à des kilomètres à la ronde. Ses narines sont les premières choses qui bougèrent en lui ; ses yeux globuleux restaient fermés alors même que ses narines palpitaient. Il sentait. Mais pas simplement une vague odeur ; il sentait toutes les odeurs alentours, capable de les distinguer toutes. Avant même de savoir lire, il possédait déjà à l’intérieur de lui un catalogue d’odeurs, plus précis que n’importe quelle encyclopédie.
Résistant à tout, aux pires maladies comme aux pires odeurs, Grenouille se forge un caractère de tique inattaquable et indestructible, prête à se laisser choir sur sa proie à la moindre occasion. Un vrai monstre aux subtiles narines ; le grotesque côtoie ici le sublime.
Sa rencontre avec Baldini est pour lui une révélation : il va pouvoir réaliser son rêve, devenir créateur de parfums. Et pas de n’importe quels parfums. Les meilleurs parfums que Paris et l’Europe aient jamais connus. Pour cela il s’inspire de tous les trésors que recèle la boutique de l’Italien, lui faisant du même coup profiter de son talent. Pourtant, un jour, Grenouille s’en va. Il en a assez de servir la magnificence d’une boutique, dont les produits esthétiques sont très éloignés, de son point de vue, de ce que peut et doit réaliser un grand parfumeur digne de ce nom. Alors il s’en va ; vers Grasse, la ville de la quintessence en matière de parfums. Mais en chemin, il prend goût à la solitude, et surtout à l’absence d’odeur qui l’accompagne. L’odeur humaine lui devient insupportable. Dès lors il trouve refuge sur une montagne, loin de toute présence humaine. Là, pendant des heures chaque jour, il s’adonne à une introspection intérieure des plus fantastiques. Il plonge en lui-même à la recherche des senteurs qui ont accompagné sa vie ; il ouvre la grande encyclopédie des odeurs et se compose un cocktail, tel Desesseintes et son orgue à bouche, à moins que ce ne soit celui de Boris Vian. Enivré, il se construit ainsi un royaume. Démiurge démoniaque mais sublime, Grenouille refait la Genèse olfactive du monde.
Malheureusement tous les rêves finissent par avoir une fin ; et quelle fin pour Grenouille ! Il se rend compte, en cauchemar, qu’il n’a pas d’odeur ; qu’il n’a pas d’odeur humaine, et encore moins qui lui soit propre. Il se rend compte qu’il ne peut plus se sentir. Alors il quitte la montagne…
…et se prend de l’idée d’user de son talent pour se créer une odeur ; une odeur humaine qui lui permette d’exister aux yeux mais surtout au nez des autres hommes. Car s’il est bien une chose que nous apprend ce texte, c’est l’importance des odeurs dans les relations humaines. Qui sent mauvais est exclu ; qui sent bon est reçu ; qui ne sent pas est invisible. Dès lors Grenouille, en grand maître des odeurs et de leur maniement, se fabrique divers parfums, telles des toilettes spécifiquement réalisées pour diverses occasions : être apprécié, susciter la pitié, être laissé tranquille, et j’en passe. A chaque odeur, une fonction. Et à chaque occasion, son odeur.
Mais j’ai oublié de parler du sous-titre de l’œuvre : Le Parfum, histoire d’un meurtrier.  Si Grenouille est un génie sans odeur, son essence suprême n’en reste pas moins celle d’un meurtrier. La première de ses victimes n’est autre qu’une malheureuse jeune fille épluchant des mirabelles. Pas bien méchant me direz-vous. Et pourtant… Dès lors qu’il eut compris o combien l’odeur humaine est importante, et qu’il eut senti le parfum exquis d’une jeune vierge nubile, son unique ambition devint celle-ci : se procurer son parfum, et ce de manière sûre. Il va alors se lancer à la conquête des techniques de captures de parfums, diverses et variées, pour trouver la plus adéquate pour la réalisation de son projet. En bon criminel, ses préparatifs vont durer deux ans, pas moins. Deux ans au cours desquels il va se préparer à tuer, tuer pour exister.
Le reste je vous laisse le découvrir par vous-même. La manière dont il tue et s’emparer des âmes olfactives des donzelles est des plus artistiquement glaciale. Dénudées et scalpées, elles sont dépossédées de leur essence suprême. Bref, du grand art. Et à la fin…
Une fois découverte l’identité du meurtrier, une estrade est dressée pour son exécution. Et c’est alors que l’homme sans odeur, le gnôme ignoble, devient ce qu’il est vraiment : non pas un être doté d’une odeur des plus subtiles et des plus érotique, mais un personnage de roman. Face à la foule de ses semblables le tenant en odeur de sainteté, l’infâme Grenouille, devenu comme eux mais de manière exacerbée, devient ce qu’il est pour nous tous : un personnage de roman.
Désolée de vous gâcher le plaisir ; Grenouille n’existe pas ; ni pour nos yeux, et encore moins pour nos narines. Et pourtant, ses actes ressemblent à ceux des pires skyzophrènes… A la frontière du réel… C’est ça qui est fantastique.
 

Mardi 31 mai 2011 à 23:58

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/sido.jpg
 Sido, Colette

L’inverse eut pu être vrai ; Sido aurait pu écrire Colette ; ou plutôt Colette, le capitaine, aurait pu écrire Sido. Vraiment. Le père de Colette était effectivement écrivain ; enfin il a essayé. On a retrouvé des carnets, dont les pages étaient blanches. Un mirage d’écrivain.

Finalement c’est sa fille, Colette (Sidonie-Gabrielle de son vrai nom) qui est devenue écrivain, et qui a écrit cette autobiographie. Mais Sido, ça n’est pas la petite fille, ça n’est pas l’auteur ; c’est sa mère. Sido c’est le centre de la rose des vents, le centre des points cardinaux, le point focal de la famille, la prêtresse du jardin, l’âme de la famille ; et le sujet du livre.

Où est l’autobiographie alors ? Et bien à travers le portrait de Sido, cette femme remariée, qui a déjà deux enfants, les sauvages de la dernière partie, Colette se construit. Mais aussi à travers le portrait du Capitaine, son père. La petite Colette se dessine en creux, via une hétérographie poétique, où l’écriture transporte, charme, perd parfois. Un style qui m’a perdue, peut-être parce que je l’ai lu de manière décousu, alors qu’un tel livre, bien qu’il soit court, requiert une attention de tous les instants. Chaque détail compte, chaque fleur, chaque couleur. La ville, la province, les goûts, les aspirations des divers personnages s’opposent mais se rejoignent finalement, pour fonder la famille de Colette et, dans l’ombre, l’image de l’auteur. 

Je n'ai pas lu ce livre avec suffisamment d'attention... D'où l'évaporation des mots qui devaient en parler. Je le relirai. Et j'écrirai à nouveau. Je n'aime pas bâcler... J'ai tenté de restituer l'essentiel. 

Mercredi 29 juin 2011 à 22:58

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lehorla.jpg
 Le Horla, Guy de Maupassant

Des dates, un narrateur, de la fièvre, des cauchemars, des phénomènes étranges. C’est ce que l’on découvre au fil de cette nouvelle, sous forme de journal intime. Celui d'un narrateur qui sent monter en lui la fièvre et la folie. La nuit il fait des cauchemars, seul dans sa maison. Il a l’impression que quelqu’un est là, au-dessus de lui, qui l’épie, qui le guette. La nuit devient pour lui une menace. Il consulte le médecin mais rien à faire ; l’angoisse et la fièvre persistent.

Cette nuit, j’ai senti quelqu’un accroupi sur moi, et qui, sa bouche sur la mienne, buvait ma vie entre mes lèvres. Oui, il la puisait dans ma gorge, comme aurait fait une sangsue. Puis il s’est levé, repu, et moi je me suis réveillé, tellement meurtri, brisé, anéanti, que je ne pouvais plus remuer.

Il y a quelqu’un. Cette personne, cet être, n’est pas identifié. Peut-être pas identifiable. Là réside le mystère. Ce qui arrive est-t-il réel ou tout droit sorti de l’imaginaire du personnage ? Là se situe la frontière entre le merveilleux et la réalité, une terra incognita qu’on appelle le fantastique.

Au lieu de conclure par ces simples mots : « Je ne comprends pas parce que la cause m’échappe », nous imaginons aussitôt des mystères effrayants et des puissances surnaturelles.

Telle est la puissance de l’imaginaire humain…

Cette nouvelle est purement fantastique dans la mesure où on balance sans cesse entre l’explication rationnelle et la pure fiction. Ce qui arrive au narrateur est déroutant. Certes on peut penser qu’il s’agit bien de cauchemars liés à la fièvre, au début. Mais dès lors qu'il réalise certaines expériences, on se voit dans l’obligation de douter.

6 juillet.- Je deviens fou. On a bu toute ma carafe cette nuit ;- ou plutôt, je l’ai bue ! Mais est-ce moi ? Est-ce moi ? Qui serait-ce ? Qui ? Oh ! mon dieu ! Je deviens fou ! Qui me sauvera ?

10 juillet.- Je viens de faire des épreuves surprenantes. Décidément, je suis fou ! Et pourtant ! Le 6 juillet, avant de me coucher, j’ai placé sur ma table du vin, du lait, de l’eau, du pain et des fraises. […] Le 9 juillet enfin, j’ai remis sur ma table l’eau et le lait seulement, en ayant soin d’envelopper les carafes en des linges de mousseline blanche et de ficeler les bouchons. Puis, j’ai frotté mes lèvres, ma barbe, mes mains avec de la mine de plomb, et je me suis couché. L’invincible sommeil m’a saisi, suivi bientôt de l’atroce réveil. Je n’avais point remué ; mes draps eux-mêmes ne portaient pas de taches. Les linges enfermant les bouteilles étaient demeurés immaculés. Je déliai les cordons, en palpitant de crainte. On avait bu toute l’eau ! On avait bu tout le lait ! Ah ! mon Dieu !... Je vais partir toute à l’heure pour Paris.

Niveau protocole expérimental, il n’a rien à envier à la science, ou presque. Pourtant, malgré toutes ces précautions, les résultats sont plus que troublants. Dès lors, soit on estime que ce qui se passe a une origine surnaturelle, soit est issu de l’imagination fertile et un peu maladive du personnage (et par extension, du romancier). Une valse hésitation, qui permet de ranger ce texte dans le troublant tiroir du fantastique.

Peu à peu le narrateur parvient à mieux cerner celui qui le hante, et presque à le voir. Il dit rester lucide sur sa condition, être un halluciné raisonnant. Comme Nerval dans Aurélia, il semblerait que le personnage tienne à que ce qu’il avance ne passe pas pour la folie d’un fou. Il tient à convaincre le lecteur, ou plus probablement lui-même, que ce qui lui arrive n’est pas une farce de son imaginaire, mais le fait d’un être qui existe réellement. Cet être, c’est le Horla.

Malheur à nous ! Malheur à l’homme ! Il est venu, le…le…comment se nomme-t-il…le…il me semble qu’il me crie son nom, et je ne l’entends pas…le…oui…il le crie… J’écoute… je ne peux pas…répète… le… Horla… J’aientendu… le Horla… c’est lui… le Horla… il est venu !...

Bien que ce soit un journal, il semble que les impressions du narrateur soient saisies sur le vif, au moment même où il les vit. Ce peut être le cas. C’est le principe du journal ; saisir sur le vif les évènements de la journée. Tout est orchestré par cette angoissante folie qui s’empare du personnage, et rend l’histoire palpitante, haletante, un peu effrayante… On ne sait que croire, et c’est ça qui est prenant.

Cet être, ce Horla, l’oppresse, le poursuit. Il essaie de le fuir, part en voyage, s’échappe, s’évade. Mais s’il est dans sa tête, difficile de l’en déloger. S’il est dans sa maison, le mieux est d’y mettre le feu. Mais s’il est dans sa tête… ne reste que le suicide…

 

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