Le Monde dans les Livres

Dimanche 16 janvier 2011 à 0:39

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/confessionDUnMasque.jpgMishima, Confession d’un masque
Dès son plus jeune âge, celui dont Yukio Mashima n’est pas le vrai nom se passionne pour des images d’hommes plus ou moins viriles, plus ou moins charismatiques, qui l’obsèdent. Un vidangeur (comme il dit, un collecteur d’excréments), un homme à cheval, un martyre, tout ce qui porte muscles, poils et sang, tout cela lui échauffe les sens, et titille en lui les émotions tragiques, la pitié magnifiée jusqu’à l’épuisement et le jaillissement sexuel. Tout ce qui est virile et tragique est marquant. Ainsi la représentation de Saint Sébastien, saint patron des homosexuels, le fascine et suscite en lui ses premiers désirs charnels.
Ceci, l’auteur nous le raconte, tout en pudeur. Il plonge en lui pour tenter de retracer son parcours, ce qui l’a fait advenir à ce qu’il est maintenant (ou ce qu’il croit être…). En effet, la métaphore du masque et du théâtre, qui lui est associée, sont fortement présentes dans cette autobiographie.
Chacun dit que la vie est une scène de théâtre, mais la plupart des gens ne semblent pas obsédés par cette idée, du moins pas autant que je le fus.
L’enfant malingre qu’il était, le petit être chétif toujours enrhumé sans que cela ne l’empêche de tomber amoureux d’un de ses camarades de classe, est obsédé par une chose : cette déviance, cette honte (il le dit) qu’il sent naître en lui, et qui le rend différent. Alors il se créé un masque : celui du jeune homme blasé par la gent féminine.
En réalité, les autres garçons n’éprouvaient pas, comme moi, le besoin de se comprendre eux-mêmes, ils pouvaient être naturels, alors qu’il me fallait jouer un rôle, ce qui exigeait un discernement et une attention considérable.
Il se sent différent mais sans cesse le dissimule, au point de tomber amoureux de la sœur d’un de ses camarades, Sonoko. Il tombe amoureux d’elle au point de ne plus savoir faire la différence entre l’artificiel et la naturel, la vérité et le mensonge, la passion feinte et la vraie. Il ne ressent aucun désir charnel envers les femmes, encore moins envers Sonoko, qui tombe amoureuse de lui. Entre volonté et désir son cœur balance, il ne sait que répondre quand on lui demande s’il est amoureux d’elle, et s’il serait d’accord pour l’épouser. Toujours cette tentation de la dissimulation qui l’assaille, l’obsède.
Finalement, il est comme tiraillé entre l’esprit et la chair. Il n’aime pas les beaux éphèbes intellectuels ; il aime les femmes parce qu’elles représentent pour lui la spiritualité. Il est déchiré, et son masque avec lui.
Confession parce qu’il nous livre ses désirs les plus noirs, ses fantasmes les plus inavouables, mais aussi peint au jour son masque, aussi grotesque soit-il. L’écriture qui parle du masque, de la feinte et de la dissimulation. On pourrait alors penser qu’on touche ici au plus haut degré de sincérité. Pourtant, si la première partie de l’ouvrage, pure confession et analyse de soi, semble des plus sincères puisque des plus confessante justement, la suite, lorsqu’il raconte ce qu’on peut appeler ses amours avec Sonoko, m’a semblé pur roman. On balance donc sans cesse, entre vérité et fiction, dissimulation et révélation, désirs et spiritualité, avouable et inavouable. N'est-ce pas un peu tout cela, un homme?
 Nulle part il ne dit que ce qu’il écrit est la vérité. Mais enfin, un écrivain qui écrit sur le masque qu’il se constituait, un masque un peu grotesque de don juan de bas étages, qui finalement dévoile tout en dissimulant, un masque qui se déchire sans jamais s’ajuster, en proie aux rencontres et aux désirs, bref, un écrivain qui écrit sur lui comme personnage de fiction sciemment révélé, n’est-ce pas la littérature au miroir ? Mishima était pour lui-même un personnage. Alors que fait l’écriture quand elle fait de ce personnage un vraie personnage de roman ? Cette surenchère de fiction ne finit-elle pas par, elle aussi, faire craquer le masque ?
On pourrait discuter longtemps… Enfin quoi qu’il en soit, il me semble que l’auteur met ici le doigt sur un point essentiel de la mascarade de la vie : chacun joue un rôle, qu’il maîtrise plus ou moins, et dont il a plus ou moins conscience.

PS : la photo de la couverture n'est pas très nette, mais c'est celle de mon édition et, en plus de m'avoir accompagnée tout au long de ma lecture, elle m'a semblée très pertinente dans la mesure où elle illustre bien le fait que le masque dissimule, ainsi que le fait qu'il se déchire, comme un rideau, un voile...

Jeudi 20 janvier 2011 à 23:54

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lhorizon.jpgL’Horizon, Modiano
L’horizon reste toujours un peu le même chez Modiano. Les lignes de fuite se recoupent souvent, très souvent, voire trop souvent. Qui connaît cet auteur ne sera pas surpris de retrouver les grandes problématiques, récurrentes : la quête d’identité, l’oubli, le passé revisité, les zones d’ombres, la femme mystérieuse,…Il y a tout cela dans ce nouveau livre, tout ça qui est pareil, dans un roman qui est tout de même nouveau.
Dès le début, le souvenir entre dans la danse ; Bosmans se remémore des bribes de son passé perdu, qui lui apparaissent comme des paillettes d’or au milieu de trous noir ; la "matière sombre", comme il l’appelle. De noms en noms, de lieux en lieux, il finit par se rappeler le plus important : Margaret Le Coz. Le Coz, ça sonne breton, et pourtant, elle est allemande cette jeune femme mystérieuse, un peu enfant, toujours fragile. Avec elle il entame une relation dont on ne saura rien, ou si peu ; un verre par-ci par-là, une attente à la sortie du travail, des sorties au parc, des visites chez des employeurs,… Une relation peut-être davantage fraternelle qu’amoureuse en tout cas.
Pour eux la vie n’est pas aisée. Elle, elle se sent tout le temps poursuivie. Un type qui s’appelle Boyaval (toujours des noms d’hommes commençant par B. d’ailleurs…), dont on ne sait pas grand-chose, mis à part sa prédilection pour le poker et la prise de risque. Lui, Bosmans, il essaie d’écrire. On ne sait trop quoi, on ne sait trop quand. En tout cas, ce qu’on nous raconte, c’est sa jeunesse, alors qu’il s’est lancé dans son premier livre. En attendant, il tient la librairie d’une maison d’édition. Des bouquins sur les sciences occultes.
Bosmans, parfois narrateur, toujours personnage, nous embarque dans ses souvenirs, à Paris, dans sa jeunesse ; vingt et un an. Il nous embarque avec lui, avec tout ce que cela implique de zones d’ombres et de points obscurs. C’est difficile de le suivre parfois, il faut jouer au détective. Cette fois il n’y en a pas dans l’économie des personnages, pas comme dans le Café de la jeunesse perdue. Il faut être attentif à chaque nom, à chaque épisode, presque à chaque mot. Des lignes de fuite, des indices sur une carte, qui mènent toutes au même horizon. Un horizon qui s’ouvre à la fin, mais un horizon de la boucle, l’horizon de Modiano. Ça se répète, mais ça n’est jamais pareil.
Bon, une chose est sure, j’ai bien aimé ce roman, parce que j’aime l’atmosphère que créé le style de cet auteur. Toutefois, elle n’était pas aussi opaque et aussi envoutante que les autres fois. Question d’habitude ? Comme un parfum capiteux et plaisant dont on perd les saveurs à force de l’humer ? Peut-être… Il m’a semblé que ce roman était plus « réaliste », davantage de l’ordre du réel que de celui du rêve. On y croit à son histoire, au point que le charme se romprait presque. Il se rattrape cependant, juste avant la chute, et la machine est relancée. C’est bien construit, mais au bord du précipice. Un funambule qui risquerait de manquer son coup… S’il continue ainsi, j’ai peur qu’un pas de trop et…
Néanmoins peut-être que c’est bien ainsi. Peut-être que cette chute imminente vers le réel, cette avancée vers l’horizon, loin de l’obscurité habituelle, montre que l’auteur, grâce à l’autofiction, s’approche de la lumière… ?
Enfin on verra bien. En tout cas ce nouveau roman n’apporte rien de bien neuf dans la galaxie Modiano. Juste un pas de plus. Un pas, ou un regard, mais vers l’horizon. N’est-ce pas l’espoir ?
 

Dimanche 23 janvier 2011 à 1:09

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/extensiondudomainedelalutte.jpgExtension du domaine de la lutte, Michel Houellebecq
   Vous aussi, vous vous êtes intéressé au monde. C’était il y a longtemps ; je vous demande de vous en souvenir. Le domaine de la règle ne vous suffisait plus ; vous ne pouviez vivre plus longtemps dans le domaine de la règle ; aussi, vous avez dû entrer dans le domaine de la lutte. Je vous demande de vous reporter à ce moment précis. C’était il y a longtemps, n’est-ce pas ? Souvenez-vous : l’eau était froide.
   Maintenant vous êtes loin du bord : oh oui ! comme vous êtes loin du bord ! Vous avez longtemps cru à l’existence d’une autre rive ; tel n’est plus le cas. Vous continuez à nager pourtant, et chaque mouvement vous fait vous rapprocher de la noyade. Vous suffoquez, vos poumons vous brûlent. L’eau vous paraît de plus en plus froide, et surtout, de plus en plus amère. Vous n’êtes plus tout jeune. Vous allez mourir, maintenant. Ce n’est rien, je suis là. Je ne vous laisserai pas tomber. Continuez votre lecture.
   Souvenez vous, encore une fois, de votre entrée dans le domaine de la lutte.
 
Parce que c’est un livre qu’on a sous les yeux, et puis parce qu’on lit, chez soi, protégé, on peut penser qu’on ne craint rien ; que l’auteur, les pages et les signes nous retiennent. Pourtant, c’est dans un bain glacial qu’on plonge peu à peu en lisant ce roman. Un roman fait d’anecdotes de la vie de l’auteur. Une autobiographie qui n’en est pas vraiment une.
L’écriture ne soulage guère. Elle retrace, elle délimite. Elle introduit un soupçon de cohérence, l’idée d’un réalisme.
Autobiographique ou pas, quoi qu’il en soit, Houellebecq, ou son personnage, vont mal. Représentant de logiciels informatiques dans une entreprise, le narrateur se voit confiée la mission d’aller présenter un nouveau logiciel agricole dans des firmes perdues quelque part en France, la France de Jean-Pierre Pernaud. Et c’est là que le rideau se lève : l’entreprise. On voit ce qu’on ne voit jamais si on n’y est pas. On voit les réunions, les secrétaires, leurs minijupes et ce qu’elles provoquent ailleurs, la machine à café, les discussions de budget, de projet. On se croirait chez Balzac. C’est décrit à la loupe. La pension Vauquet est certes devenue une salle de réunion empestant le café froid, mais c’est de la bravoure. Le monde moderne, ses désirs, ses affres, ses perversions. Rien n’est épargné, tout grince, mais toutes les portes s’ouvrent. Celles de l’esprit du personnage déjà, dont on connaît tout –ou presque- de la vie pendant quelques jours. Celle d’une boîte de nuit, des toilettes, de l’hôpital. On suit un homme, un homme moderne et déprimé. On a distendu son être, on lui a enfoncé la tête sous l’eau. Le domaine de la lutte est en extension. La dépression est en marche. Et la libération sexuelle en expansion.
Pourtant il y en a à qui elle ne profite pas, cette libération. Ce sont eux qui subissent les attaques de l’auteur, et peut-être un certain soutien du personnage. C’est assez horrible parfois ; non pas que le texte transpire le sexe, non ; pas comme dans Les Particules Elémentaires (bien que dans ce roman les scènes érotiques touchaient à la poésie et à la métaphysique). Horrible de cynisme. Le grincement en devient par moments presque insoutenable. La loi du libéralisme qui s’étendrait au sexe : il y en a qui auraient de la chance, d’autres pas. Dans cette lutte pour la vie, c’est du chacun pour soi. L’homme est seul et voué à rien ; le domaine de la lutte s’étend sans cesse, inexorablement.
Cet effacement progressif des relations humaines n’est pas sans poser problème au roman. Comment en effet entreprendrait-on la narration de ces passions fougueuses, s’étalant sur plusieurs années, faisant parfois ressentir leurs effets sur plusieurs générations ? […] La forme romanesque n’est pas faite pour peindre l’indifférence, ni le néant ; il faudrait inventer une articulation plus plate, plus concise et plus morne.
On le voit, Houellebecq est bel et bien attaché à la forme du roman. Si son livre est ultra pessimiste, spleenétique jusqu’aux vomissures, il est tout de même ultra lucide, sur le monde et sur son écriture. Il dit ne pas avoir de style, faire coïncider tout avec n’importe quoi, laisser son esprit vagabonder et la plume transformer les soubresauts de son être en style. Je suis encore une fois épatée de voir à quel point Houellebecq est presque le peintre de notre vie moderne. Sauf qu’il peint à l’acide, et que ça fait très mal…
C’est brutal mais tellement vrai… Effrayant. Effrayant aussi de penser et d’être convaincue, de plus en plus, que cet auteur sera d’anthologie.
Imaginez en 2040 : Une classe de 30 élèves, tous en face d’un écran. Petit ou grand, je ne sais pas. Un enseignant leur fait face, ou presque, puisqu’il (elle) a aussi un écran sous les yeux. Mais enfin, tout de même, elle parle : « Allez au sommaire du manuel et cliquez sur Houellebecq, Michel. Auteur de la fin du XXème siècle, début du XXIème. » Cela ça n’a pas changé. Un prof ça donne des ordres. Ce qui a changé, c’est le monde que les livres décrivent. Imaginez un texte de Houellebecq enseigné à l’école…
 

Jeudi 27 janvier 2011 à 0:13

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/lageurredeTroienaurapaslieu.jpgLa guerre de Troie n’aura pas lieu ! C’est ce que clame Andromaque au début de la pièce. La paix, c’est aussi ce que veux Hector, ce qu’espère Hector. Pourtant c’est écrit ; la guerre de Troie aura lieu. Mais pendant deux actes, presque deux cent pages, on espère avec eux.
Hector revient de la guerre, il a vu la mort, il a vu la peine, la violence, la souffrance. Il ne veut pas revoir ça ; tout ce qu’il veut voir, c’est sa femme Andromaque et son fils, celui qui naîtra, si elle a lieu, avec la guerre. Alors il se bat, non plus sur un champ de bataille mais dans les consciences humaines, pour les faire réfléchir, peut-être fléchir. Il y en a marre de faire la guerre pour rien. C’est vrai, concrètement, pourquoi va-t-on faire la guerre ? Parce qu’un jeune homme fougueux et titillé par le désir a croisé la route d’une espèce de Vénus, nue sur une plage, qui prenait son bain, ou aguichait le marin, on ne sait pas. Quoi qu’il en soit il l’a enlevée, et emportée à Troie. Pauvre Ménélas, privée de cette beauté…
Parce qu’elle est belle Hélène, cela est certain. Elle est belle, harmonieuse, canon. Un canon de la beauté, une beauté qu’on peut élever avec Aristote au rang du Bien et du Vrai. Si Hélène est belle, et qu’on fait la guerre pour elle, alors c’est bien. Moui, c’est un peu jouer du syllogisme facile ça. Hélène est belle certes, mais l’amour ? On se bat pour elle alors qu’elle n’aime même pas Pâris ! Peut-être que Pâris l'aime, mais qu'aime-t-il réellement en elle, cet espèce de mysogine? Le seul couple qui en vaille la peine c’est Hector et Andromaque. Et pourtant…
Hélène, symbole du Beau, donc du Bien, donc du Vrai, est devenu l’étalon de mesure de toute la ville. La coudée d’Hélène, le pas d’Hélène, la voix d’Hélène, dit le géomètre ; le paysage et le reste, tout est à la mesure d’Hèlène. Hélène, Hélène, Hélène… Même les vieillards édentés en ont plein la bouche de cette Hélène, Hélène qu’on dit de Troie mais qui n’est rien d’autre qu’une étrangère, une plaie… Pourtant les sages, les vieillards, les poètes, tous bavent devant Hélène, Hélène qui sa pavane sur les remparts, Hélène qui rajuste sa sandale en dévoilant un morceau de fesse, parce qu’elle le vaut bien… Oui oui, une pin-up, c’est bien ça !
Mais ferait-on la guerre pour Claudia Schiffer ?! Il semble que dans l’Antiquité, ça a été possible… Pourtant tous ont essayé de la convaincre, Hélène. De la petite Polyxène, à Andromaque, en passant par Hector, et puis Cassandre, qui elle savait déjà tout. Nous aussi d’ailleurs. On savait que ça allait mal finir cette histoire. Néanmoins on y croit, on espère que ça ne va pas arriver, qu’Hélène va accepter de partir, qu’elle va avoir pitié, et arrêter de dire que tout l’indiffère. Parce qu’elle est fourbe Hélène. Sous ses aires de blonde, elle a souffert, elle est désabusée. Elle refuse la lutte. Alors forcément, on ouvre les portes, les portes de la guerre, à Ulysse et aux autres.
Bien sûr qu’il y a négociations. Mais alors que les choses pourraient s’arranger, deux stupides individus se tapent dessus une fois de trop, et le mensonge fuse. Ce n’est pas Hector qui a frappé le poète, le poète qui croasse, cet oiseau de malheur. On ouvre alors les portes, et on laisse chanter le poète grec.
Démokos le poète troyen laisse la parole à Homère, qui a laissé la parole à Giraudoux pour nous raconter, dans un registre burlesque sous-tendu par un ton tragique, ce qui a pu se passer à Troie, avant la guerre. Une pièce vraiment agréable, sans temps morts, drôle et pathétique à la fois. N’oublions pas que nous sommes dans les années 40, qu’il y a la guerre. Et la guerre pour quoi ? C’est bien la question que pose cette pièce…

Dimanche 30 janvier 2011 à 23:55

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/QuiatuePalominoMolero.jpgQui a tué Palomino Molero ? Mario Vargas Liosa
Qui a tué Palomino Molero ? C’est la question que tout le monde se pose ; surtout Lituma, personnage central sinon principal, à travers des yeux duquel on voit, à travers les paroles rapportées duquel on comprend, imperceptiblement, dans un glissement entre l’omniscience et le point de vue interne, (maestria espagnole du prix nobel !), ce qui se passe…
- Bordel de merde de vérole de cul ! balbutia Lituma en sentant qu’il allait vomir. Dans quel état ils t’ont mis, petit.
Le gars était à la fois pendu et embroché sur le vieux caroubier, dans une position si absurde qu’il ressemblait davantage à un épouvantail ou à un pantin de carnaval démantibulé qu’à un cadavre. Avant ou après l’avoir tué on l’avait réduit en charpie, avec un acharnement sans bornes : il avait le nez et la bouche tailladés, des caillots de sang séché, des ecchymoses et des plaies, des brûlures de cigarette sur tout le corps et, comme si ça n’était pas assez, Lituma comprit aussi qu’on avait aussi tenté de le châtrer, parce que ses testicules pendaient jusqu’à mi-jambe.
 
Une entrée in medias res, théâtrale presque, sur une scène digne du boulevard du crime, granguignolesque. Hypotypose sanglante d’un corps dévasté. Le jeune homme, le soldat, l’amant surtout. Puisque peu à peu on apprend que le jeune homme était amoureux. De qui ? De la fille du colonel, forcément, un gradé. Il allait lui chanter la sérénade sous ses fenêtres. Il avait une belle voix, à ce qu’il paraît. Il ne reste que sa guitare.
Qui a tué Palomino Molero, alors ? Le titre ferait presque partie intégrante de l’incipit. Et c’est la question qui obsède tout le monde, lecteur comme personnages. Mais le narrateur ne nous livre pas tout…
Lituma et son chef, le lieutenant Silva, vont donc mener l’enquête sur ce meurtre à la barbarie sans pareil. Cela va leur donner l’occasion de rencontrer un homme qui tous les soirs se saoule et  finit nu sur le comptoir, des tenancières de bars plus ou moins appétissantes, mais surtout Alicia Mindreau, la jeune fille un peu étrange dont Palomino était épris. Le Sherlock espagnol interroge toutes ces personnes avec un tac étonnant, manipulateur qu’il est, pendant que Lituma l’observe, à la Watson, avec ses questions qui lui brûlent les lèvres. Cette histoire de meurtre, ils en font presque une affaire personnelle.
Sur cette toile de fond plutôt sombre se détachent les aventures burlesques du lieutenant, si sérieux en service, mais en coulisses épris de la propriétaire du troquet, Dona Adriana, une Vénus bien en chaire, voluptueuse mais pas du tout amoureuse. Pourquoi Dona Adriana mettait-elle le lieutenant Sylva dans un tel était d’excitation ?  C’est ce que se demande Lituma. L’intrigue amoureuse et comique se joint à l’enquête policière et tragique. Un mélange des genres, des tons et des voix des plus agréable. On n’est pas dans un roman policier, ni dans une fresque à la Balzac. Peut-être dans une sottie, comme a pu en faire Gide, avec la brièveté et le mélange propres à la satire (pot-pourri en latin).
Pourquoi a-t-on tué Palomino Molero ? Plus que « qui », c’est la raison d’un tel meurtre qui interroge et qui, quand on la connaît, révulse. Le qui sadique est lié au pourquoi objet de satire. Je ne vous dirai pas qui a tué Palomino Molero. Mais en tout cas, sa mort n’est pas belle, on l’a vu ; elle n’est pas juste non plus. Parce qu’on est puissant, on-t-on le droit de tuer ?
Et puis ça n'est pas tout! Pas seulement un roman policier, pas seulement une satire du pouvoir et des puissants, pas uniquement un pot-pourri tragique et comique, mais aussi un roman sur l’amour, parce que Palomino et la jeune fille, ce sont un peu Roméo et Juliette, made in Espagne. Lisez plutôt…
- Je vais vous dire une chose, dit le gendarme en battant des paupières. Ce n’est pas cela qui m’a le plus impressionné. Mais, savez-vous quoi ? Je sais maintenant pourquoi le petit gars s’est enrôlé comme volontaire à la base de Talara. Pour être près de la jeune fille qu’il aimait. Est-ce que vous ne trouvez pas extraordinaire qu’on puisse faire une chose comme ça ? Qu’un garçon, exempté de service militaire, vienne et s’engage par amour, pour être à côté de sa petite femme chérie ?
- Et pourquoi en es-tu tellement étonné ? rit le lieutenant Silva.
- C’est hors du commun, insista le gendarme. Quelque chose qu’on ne voit pas tous les jours.
[…]
- Alors tu ne sais pas ce que c’est que l’amour, l’entendit-il se moquer. Moi je me ferais simple soldat et troufion, curé ou éboueur, tiens, je boufferais même de la merde s’il le fallait, Lituma, pour être à côté de la grassouillette.

Un roman qui donne envie de pousser plus loin la découverte du Nobel 2010!

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