Le Monde dans les Livres

Mardi 26 octobre 2010 à 22:05

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/surlalectureMarcel.jpgSur la lecture, Marcel Proust

Il n’y a peut-être pas de jours de notre enfance que nous ayons si pleinement vécus que ceux que nous avons cru laisser sans les vivre, ceux que nous avons passés avec un livre préféré.
Rien que cette phrase est magnifique. Comme toujours, Proust parvient à envoûter les mots, à rendre le texte mélodique et évocateur. Dès la première phrase donc, on est envoûté. Et puis de toute façon, Marcel parlant de lecture, ça ne peut être que brillant, éclatant...
C’est là, en effet, un des grands et merveilleux caractères des beaux livres […] que pour l’auteur ils pourraientt s’appeler « Conclusions » et pour le lecteur « Incitations ». Nous sentons très bien que notre sagesse commence où celle de l’auteur finit, et nous voudrions qu’il nous donnât des réponses, quand tout ce qu’il peut faire est de nous donner des désirs.
Plus que cela même, puisque la belle et grande idée de Proust, dans ce qui constituait à l’origine une préface à la traduction de Sésame et les Lys de Ruskin, est que lorsqu’on lit, on se souvient du lieu où l’on se trouvait au moment de la lecture, plus que du livre en lui-même. […]ce qu’elles laissent surtout en nous, c’est l’image des lieux et des jours où nous les avons faites. Qui mieux que Proust le dirait ? C’est d’ailleurs ce que le texte suggère avant même que l’idée ne soit formulée. Proust ne parle pas des livres du jeune Marcel, mais de la salle à manger, de l’attente fébrile du dîner qui signifie qu’on le forcera à fermer son livre, du goûter dans la campagne, au pied des aubépines, et de ses stratagèmes pour se cacher et poursuivre sa lecture. Et enfin, le soir, la lecture sous les draps, à la bougie, quand papa et maman sont couchés. Ce livre, c’est le Capitaine Fracasse. Mais peut importe finalement. Ce qui compte, plus que tout, c’est le lieu.
Mais pendant la lecture, ce qui touche aussi, ce sont les personnages. Ces êtres pour lesquels on a plus tremblé que pour n’importe quel membre de notre famille, n'importe quel ami. Ces êtres qui nous ont fait vibrer pendant quelques heures, et pour lesquels on a eu plus d’angoisses et d’affection que pour tout autre. Ces êtres, de papier malheureusement, qui ne naissent ni ne meurent vraiment, mais apparaissent et s’évanouissent aussi vite que nos yeux balaient le papier. Un clignement, une page tournée, et ils ne sont plus là…
Et puis la lecture est une amitié. Une amitié sans contrepartie, une amitié sincère, pure et calme, qu’on choisit, et où personne ne nous juge. Pas de souci de plaire ou de déplaire ; puisque notre interlocuteur, c’est un mort. Mais quel mort ! Un grand auteur, de préférence ancien (leur phrasé ressemble à ces belles choses qui ne se font plus…) dont les mots nous ouvrent les yeux…
Tant que la lecture est pour nous l’initiatrice dont les clefs magiques nous ouvrent au fond de nous-mêmes la porte des demeures où nous n’aurions pas su pénétrer, son rôle dans notre vie est salutaire. Il devient dangereux au contraire quand, au lieu de nous éveiller à la vie personnelle de l’esprit, la lecture tend à se substituer à elle, quand la vérité ne nous apparaît plus comme un idéal que nous ne pouvons réaliser que par le progrès intime de notre pensée et par l’effort de notre cœur, mais comme une chose matérielle, déposée entre les feuillets des livres comme un miel tout préparé par les autres et que nous n’avons qu’à prendre la peine d’atteindre dans les rayons des bibliothèques et de déguster ensuite passivement dans un parfait repos de corps et d’esprit.
Proust nous met en garde contre la lecture lettrée, la lecture intellectuelle (rappelons-nous cette méfiance qu’il a envers les intellectuels, et qu’il proclame au début du Contre-Sainte Beuve). Il ne s’agit pas de consommer, d’incorporer une vérité toute faite prise entre les pages des livres que nous lisons, mais d’user de sa capacité de réflexion, de sa propre sensibilité, du sens que nous lui donnons en propre. La faire sienne, voilà ce qu’il faut faire. Plus que la consommer, l’incorporer, l’ingérer, la transformer. Ce qu’on n’a lu n’est alors plus la vérité, une espèce de corps étranger, ce qu’on a retenu en lisant, mais ce qui a pu faire germer en nous l’ébauche d’une idée, d’un désir, d’une réflexion que nous seul pourrons poursuivre.
L’auteur est donc un passeur, un initiateur, un embrayeur. Proust lui-même est cela, et encore plus. En lui on se retrouve, et encore davantage ; on réfléchit sur ce moi que l’on a l’impression de découvrir. Certes l’identification est limitée. Mais cependant, ce chez-soi que je ressens à chaque lecture de Proust, ces images qu’il évoque en moi, je continue ensuite à les tisser.
Et l’on tissait dans sa mémoire
Une tapisserie sans fin
Qui figurait son histoire.
In « L’émigrant de Landor Road », Alcools, Apollinaire

Merci à cette amie qui m'a prêté ce livre minuscule dans l'oeuvre, mais merveilleux!

Mercredi 27 octobre 2010 à 21:31

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/ruedeboutiquesobscures.jpgRue des Boutiques Obscures, Patrick Modiano

Je ne suis rien. Rien qu’une silhouette claire, ce soir là, à la terrasse d’un café.
Etrange début de roman… Pas si étrange toutefois me direz-vous, puisqu’on retrouve l’atmosphère qu’affectionne tant Modiano : le clair-obscur, le café, et la question de l’identité. Guy Roland a certes un nom et une place au début du roman, mais il l’affirme lui-même : il n’est rien. Narrateur de son histoire, il va également se faire détective de sa propre personne. Amusant non, un détective en herbe qui enquête sur l’individu qu’il serait sensé le mieux connaître au monde ! Un détective dont l’objet d’enquête n’est autre que lui-même !
Et c’est ce qui décuple la saveur de ce roman, qui fait qu’il est plus qu’un roman policier. L'amnésie de Guy est à l'origine de sa quête. Héros sans qualités, il part à la recherche du Graal moderne : son identité. Il ne s’agit pas de recherche l’identité d’un assassin, d’un quelconque malfrat, mais simplement un nom ; et puis pourquoi pas une adresse ; pourquoi pas des relations ; pourquoi pas un passé.
C’est vers ce passé que le narrateur se sent attiré. Un passé qu’il construit dans sa tête, à la manière d’un roman. Parfois les ébauches – ce ne sont que des ébauches qu’il nous laisse percevoir, des flashs. Je pense d’ailleurs que ce roman eut été merveilleux à écrire en monologue intérieur…- bref, les ébauches de ce passé qui aurait pu être le sien, et qu’il calibre au rythme de ses rencontres, s’évaporent aussi vite qu’elles sont arrivées au début. Puis peu à peu, un réseau se crée. Des photos (ah Modiano et les photos, ces descriptions cartes-postales…), des visages, des noms griffonnés au dos, des numéros de téléphone, des adresses… De visages en visages, de noms en noms, il se faufile dans le canevas de son passé, enfile des perles bout à bout, faisant et défaisant le collier. Il rencontre des gens qu’il devait avoir connus, qui parfois ne le reconnaissent pas, parce qu’ils ne sont que les amis des amis du jeune homme inconnu ; et ceux-ci, quand par chance ils le reconnaissent, lui donnent des boîtes remplies de nouveaux souvenirs. Toujours des boîtes… A croire que la vie d’une personne tient dans une boîte de petits Lu en métal rouillée…
Peu à peu, il lui semble que le nom qu’il cherche, son nom à lui, son ancien nom, ce pourrait être Pedro McEvoy. Mais il n’en est pas trop sûr… peut-être même était-ce un pseudonyme. Toujours est-il que celui-là habitait Rue des Boutiques Obscures (là, le cœur du lecteur tressaute)… Toujours du clair-obscur ; souvent des indices venues de fenêtres qui brillent dans le noir. Les ombres ont plus de choses à nous dire qu’on ne croit.
Toutefois tout s’ébauche, se fait et se défait. On flotte dans un passé aux contours obscurs, flous, indécis. On ne saura jamais s’il était ce Pedro dont notre narrateur nous fournit la fiche signalétique. Une fiche signalétique parmi tant d’autres. Des noms, des lieux, des numéros. Des vies réduites à des petits cartons. Des souvenirs confinés dans des boîtes à chaussures.
Elle a déjà tourné le coin de la rue, et nos vies ne sont-elles pas aussi rapides à se dissiper dans le soir que ce chagrin d’enfant ?
Dans la vie on passe, on oublie, on est oublié. On cherche mais on ne trouve pas. Pareil dans ce roman. On ne sait d’ailleurs pas ce qui a pu causer l’amnésie du narrateur. On ne saura pas non plus qui il était. C’est peut-être parce que cela n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est que dans la vie, on n’est rien. Rien qui ne compte vraiment, rien qui reste à jamais. On fait partie de la vie des gens à un moment donné ; puis on disparaît. De leur carnet d’adresses, de leur répertoire, et enfin de leurs souvenirs. La vie passe, s’ébauche et s’effiloche.
Et dans cette quête sans fin, au cours de laquelle le narrateur tente de reconstruire le roman de sa vie, n’oublie-t-il pas quelque chose ?
Je dirais, tout simplement, qu’il en oublie de vivre…

Un roman très beau, palpitant au premier abord, très profond quand on arrive à la fin. Une plongée dans les abysses de la profondeur de l’âme humaine, en quête de son identité. Il m’a semblé que ce roman ne brillait pas tant par la restitution d’une atmosphère (ce qui m’avais d’abord conquise chez Modiano) que par la qualité de la pensée. Du grand Modiano (prix Goncourt lors de sa sortie en 1978 d’ailleurs).


Dans Le Monde du 8 septembre 1978, Bertrand Poirot-Delpech se montre enthousiaste :
« Que reste-t-il d’une vie ? (…) Quelques photos jaunissant dans des boîtes à biscuits, des numéros de téléphone changeant d’abonné, une poignée de témoins qui s’évanouissent à leur tour, et pfuitt ! plus rien, à peine si vous avez existé… C’est ce néant de notre trace sur terre, cette buée, que suggère la Rue des boutiques obscures, avec une économie, une maîtrise, qui en font le plus nécessaire des romans de Modiano, sinon le meilleur. (…)
On reconnaît la réussite d’un roman à son dépouillement maximum pour une signification maximum. Au premier coup d’œil, la Rue des boutiques obscures semble aussi transparent et inhabité qu’un rapport de détective. (…)
D’un simple fichier défaillant naissent des interrogations essentielles : à quoi bon ouvrager nos chers petits « moi », vu ce qu’il en reste ? Ne faut-il pas préférer l’instant radieux au mirage des biographies ronflantes ? Ou encore, cette alternative indécidable : à quoi bon vivre si on ne se souvient pas ! A quoi bon se souvenir si on ne vit pas ! C’est la grâce des grands livres, si minces qu’ils semblent, de peser en secret les grandes questions. »
 

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