Rencontre(s) avec Charles Juliet
Nous avons eu la chance de rencontrer Charles Juliet en novembre. C'était une rencontre mémorable et impressionnante... autant en garder une trace, dont je vous propose un bref résumé, fort peu complet, subjectif et maladroit, mais, tout de même, une trace!
Il a de belles mains. Voilà la première chose que j’ai observée, quand j’ai pu le voir d’assez près. Je l’entendais par contre, dès que je suis entrée dans la salle. Il parle avec une voix basse, un peu faible, mais assurée. Un sage. Et il a de belles mains. Malgré la violence qu’elles ont subi, les coups, le froid, les engelures, elles sont belles et fines. Des mains qui ont écrit.
Charles Juliet a de belles mains, une belle voix, et un sourire. Un sourire qui met en confiance. Pas le genre de sourire toutes dents dehors, mais plutôt, presque, un rictus. Rictus, cela fait péjoratif en général, mais là c’est un rictus bienveillant, un rictus dont on retient la première syllabe, un rictus qui rit, rit comme irradie, ou rayonne… pas non plus un sourire qui rit en fait… Quelque chose de profond en tout cas.
Il raconte son histoire, qui est aussi celle de son œuvre. A un mois, il a été séparé de sa mère. Or une telle séparation est insurmontable pour l’enfant. Il était l’enfant de trop. Après l’avoir mis au monde, ce quatrième, ce surnuméraire, sa mère ne l’a pas supporté, et est tombée en dépression. Internée. Elle est décédée là-bas, de mal nutrition. C’est le moyen qu’ont trouvé les nazis pour exterminer ces indésirables. Charles Juliet paraît ému ; il dit qu’ils finissaient par manger des couvertures, de la terre. Pourtant il continue, il raconte. Il dit qu’il se sentait responsable de la mort de sa mère. Que plein de choses se passaient dans son inconscient. Il avait besoin d’en prendre conscience pour dissoudre ce sentiment de culpabilité, pour s’en libérer. S’en libérer comme on dépose un fardeau. Il avait besoin de l’écriture. Celle-ci s’est imposée à lui, telle quelle ; jamais il n’a eu le choix. Il lui fallait écrire.
Lambeaux, nous dit-il, a été écrit en deux temps, séparés par deux années. La première fois, l’écriture est née d’une impulsion. Ensuite, par hasard, il a rencontré un paysan qui avait connu sa mère. Alors de cette lettre qu’il voulait initialement écrire à cette mère qu’il n’avait jamais connue, est né Lambeaux. Et puis finalement, après avoir écrit sur sa mère, il a voulu parler de son autre mère, celle qui l’a élevé. Et de fil en aiguille, tout naturellement, il en est venu à parler de lui.
Quand on lui demande s’il est gêné de parler ainsi de sa vie, de son intimité, il dit que non, qu’il est habitué, qu’il a pris la distance nécessaire.
Il dit avoir toujours eu en lui cette passion de l’écriture. Il ne pouvait pas lui laisser voir le jour alors qu’il était enfant de troupe, mais elle était là. Et encore aujourd’hui, malgré l’épuisement, elle demeure.
Il nous parle de l’écriture. Pour lui, elle est un instrument qui lui permet d’intervenir sur lui-même. Il cherche à traduire ce qu’il y a en lui avec le plus de vérité et de simplicité possible. Il lui faut beaucoup de travail pour parvenir à cette simplicité. Parfois, il fait des insomnies, et alors il compose une page ainsi, dans sa tête, dans ce moment d’entre-deux où on oublie le corps et le monde, et où la pensée flotte. C’est presque comme s’il écoutait une voix intérieure, quelque chose de refoulé. Et puis il s’endort, et le lendemain, les mots sont là, intacts, dans sa tête. Ou encore il aime composer des poèmes en marchant dans la rue. Il effectue alors des ratures mentales. Pourtant, le poème, le plus souvent, se compose de lui-même sur la page, avec son rythme. Pas besoin de ponctuation. Il y a comme une pré-élaboration dans l’inconscient, et le poème surgit. Il est à l’écoute de lui-même…
Il dit avoir effectué une psychanalyse par lui-même. On lui a dit que c’était impossible ; cependant il est parvenu à renverser la position normale de l’œil, cet outil qui permet de nous voir et de nous percevoir. Il a inversé le regard intérieur, de manière à ce que cet œil, qui fait partie intégrante de ce qu’il a à explorer, puisse se mettre à distance de ce magma, de cette réalité interne, et observer ce d’où il émane. Il faut pour cela que la vision s’affranchisse de ce qui la détermine. Il est ainsi passé du « moi » au « soi ». Pour aimer, il faut sortir de soi-même ; de même que pour se connaître, il faut se mettre à distance.
Le journal l’a aidé à commencer cela. Au début, il lui a été difficile de se déployer. Les mots formaient des concrétions, il fallait enlever toutes ces pierres qui bloquaient l’accès à la source. Les années ont passé. L’Année de l’éveil, sa première autobiographie, lui a permis de creuser davantage encore. Il a également rencontré des peintres, écrits sur leur œuvre. Pendant vingt ans, il a souffert, beaucoup.
On lui demande alors ce qu’il a pensé des adaptations de ses œuvres, au théâtre, au cinéma. Il est rarement satisfait. Dans le film L’année de l’éveil, la violence n’est pas suffisamment rendue selon lui. Il dit avoir eu sur le tournage de meilleures idées que le metteur en scène. Lequel ne lui a même pas demandé son avis. Il ne se reconnaît pas dans cet enfant, qu’il appelle lui-même le « petit garçon » et qui, « je crois », monte les escaliers en se faisant frapper.
Avant de nous quitter, il nous donne des conseils. Avoir le courage de penser par soi-même, avoir le courage de ses idées, avoir une personnalité. C’est difficile aujourd’hui, on est envahi, obnubilé par toutes les choses qui se passent autour de nous. Mais il faut « prêter attention à notre voix intérieure ». Beaucoup trop de personnes sont étrangères à ce qu’elles sont, ont une trop grande méconnaissance de leur vie intérieure, occultée par la vie extérieure. Voilà ce qu’a dit Charles Juliet aux L3, et à ceux qui étaient là. L’entretien a été filmé, mais je ne sais pas où avoir accès à la vidéo.
Ensuite on le retrouve dans l’amphi, pour la « grande soirée ». Il est souriant, à l’aise. Je lui ai dit que j’étais gênée de lui poser encore des questions sur son autobiographie. Il me dit que ce n’est pas grave. On dirait un gentil grand-père…
On commence par parler du journal. Il dit qu’il avait besoin d’écrire pour cerner sa pensée, la clarifier. Mais ce travail sur soi qu’il effectue demande une grande solitude. Son journal, qu’il écrit régulièrement, est une œuvre qui a pris forme sans qu’il en ait véritablement conscience. Chez lui, tout s’impose, il ne maîtrise rien, ou si peu. Pourtant sa voix ne vient pas d’en haut, elle vient de l’intérieur. Au début il ne peut écrire que par fragments, parce qu’il n’a pas de continuité intérieure. La prose est venue plus tard ; ce qui explique qu’il en soit venu à publier de manière si tardive. Il s’agissait pour lui d’explorer cet égocentrisme et de le dépasser. La naissance à soi-même passe par une mort à soi-même. Il a du écrire l’Année de l’Eveil pour ce libérer de cet enfant qu’il était. Puis il a écrit Lambeaux, la deuxième personne étant la continuité de cette ébauche mentale de lettre qu’il avait initiée. Ce n’est donc pas un procédé littéraire sciemment choisi !
La difficulté quand on écrit, dit-il, c’est de ne dire que ce que l’on veut dire. Il cherche, toujours, le mot juste. Il faut que chaque mot paraisse inévitable. Travailler sur les mots permet de travailler sur soi-même, permet de se clarifier. Et si il continue d’écrire après Lambeaux, l’œuvre qui l’a libéré, c’est parce qu’il cherche à atteindre l’impérissable, l’éternel. Il cherche ainsi à être hors du temps.
Avec son travail sur les auteurs, par exemple sur Giaccometti, il cherche à retranscrire leur parcours, à retrouver leur démarche. Il cherche ce qui fait la vraie singularité de chacun d’eux. Peut-être se cherche-t-il lui-même à travers eux ; c’est même probable.
Pour lui, le travail est comme une ascèse mystique, et la douleur est l’absolu de la vocation artistique.
Pour lui, les mots sont comme des révélateurs, qui donnent ce que nous possédions sans le savoir. on n’invente que ce qu’on a en soi, que ce qu’on a vécu. Ainsi, il rejette l’imagination, et c’est l’autobiographie qui s’impose. Il est toujours en quête de lui-même, même si aujourd’hui ça n’est plus vraiment douloureux.
Il nous a lu un poème, un extrait de son journal, un extrait de Lambeaux. Il a ainsi « prêté à autrui les mots dont il a besoin pour accéder à lui-même et formuler éventuellement ce qu’il vit. »
Un camarade a enregistré la rencontre. Je verrai si je peux mettre un lien.
En tout cas, voilà un grand homme, un grand écrivain. Un écrivain à l’écoute de lui-même, qui est sa propre source d’inspiration. Ça n’est pas si fréquent quand on y pense, en tout cas de manière si flagrante et permanente. Lui et l’œuvre constituent un tout. C’est du Montaigne concentré, sans dilution. Un noyau dur, qui n’est que noyau dur…
J’ai essayé de transcrire tant bien que mal l’essentiel de ce que j’ai retenu. Je n’ai pas pris tant de notes que cela, parce ce qu’il disait, parfois je l’avais lu dans son œuvre, ou bien dans des entretiens disponibles sur internet. Mais quoi qu’il en soit, c’était un grand moment !