Le Monde dans les Livres

Mardi 16 novembre 2010 à 23:55

Rencontre(s) avec Charles Juliet

Nous avons eu la chance de rencontrer Charles Juliet en novembre. C'était une rencontre mémorable et impressionnante... autant en garder une trace, dont je vous propose un bref résumé, fort peu complet, subjectif et maladroit, mais, tout de même, une trace!

Il a de belles mains. Voilà la première chose que j’ai observée, quand j’ai pu le voir d’assez près. Je l’entendais par contre, dès que je suis entrée dans la salle. Il parle avec une voix basse, un peu faible, mais assurée. Un sage. Et il a de belles mains. Malgré la violence qu’elles ont subi, les coups, le froid, les engelures, elles sont belles et fines. Des mains qui ont écrit.
Charles Juliet a de belles mains, une belle voix, et un sourire. Un sourire qui met en confiance. Pas le genre de sourire toutes dents dehors, mais plutôt, presque, un rictus. Rictus, cela fait péjoratif en général, mais là c’est un rictus bienveillant, un rictus dont on retient la première syllabe, un rictus qui rit, rit comme irradie, ou rayonne… pas non plus un sourire qui rit en fait… Quelque chose de profond en tout cas.
Il raconte son histoire, qui est aussi celle de son œuvre. A un mois, il a été séparé de sa mère. Or une telle séparation est insurmontable pour l’enfant. Il était l’enfant de trop. Après l’avoir mis au monde, ce quatrième, ce surnuméraire, sa mère ne l’a pas supporté, et est tombée en dépression. Internée. Elle est décédée là-bas, de mal nutrition. C’est le moyen qu’ont trouvé les nazis pour exterminer ces indésirables. Charles Juliet paraît ému ; il dit qu’ils finissaient par manger des couvertures, de la terre. Pourtant il continue, il raconte. Il dit qu’il se sentait responsable de la mort de sa mère. Que plein de choses se passaient dans son inconscient. Il avait besoin d’en prendre conscience pour dissoudre ce sentiment de culpabilité, pour s’en libérer. S’en libérer comme on dépose un fardeau. Il avait besoin de l’écriture. Celle-ci s’est imposée à lui, telle quelle ; jamais il n’a eu le choix. Il lui fallait écrire.
Lambeaux, nous dit-il, a été écrit en deux temps, séparés par deux années. La première fois, l’écriture est née d’une impulsion. Ensuite, par hasard, il a rencontré un paysan qui avait connu sa mère. Alors de cette lettre qu’il voulait initialement écrire à cette mère qu’il n’avait jamais connue, est né Lambeaux. Et puis finalement, après avoir écrit sur sa mère, il a voulu parler de son autre mère, celle qui l’a élevé. Et de fil en aiguille, tout naturellement, il en est venu à parler de lui.
Quand on lui demande s’il est gêné de parler ainsi de sa vie, de son intimité, il dit que non, qu’il est habitué, qu’il a pris la distance nécessaire.
Il dit avoir toujours eu en lui cette passion de l’écriture. Il ne pouvait pas lui laisser voir le jour alors qu’il était enfant de troupe, mais elle était là. Et encore aujourd’hui, malgré l’épuisement, elle demeure.
Il nous parle de l’écriture. Pour lui, elle est un instrument qui lui permet d’intervenir sur lui-même. Il cherche à traduire ce qu’il y a en lui avec le plus de vérité et de simplicité possible. Il lui faut beaucoup de travail pour parvenir à cette simplicité. Parfois, il fait des insomnies, et alors il compose une page ainsi, dans sa tête, dans ce moment d’entre-deux où on oublie le corps et le monde, et où la pensée flotte. C’est presque comme s’il écoutait une voix intérieure, quelque chose de refoulé. Et puis il s’endort, et le lendemain, les mots sont là, intacts, dans sa tête. Ou encore il aime composer des poèmes en marchant dans la rue. Il effectue alors des ratures mentales. Pourtant, le poème, le plus souvent, se compose de lui-même sur la page, avec son rythme. Pas besoin de ponctuation. Il y a comme une pré-élaboration dans l’inconscient, et le poème surgit. Il est à l’écoute de lui-même…
Il dit avoir effectué une psychanalyse par lui-même. On lui a dit que c’était impossible ; cependant il est parvenu à renverser la position normale de l’œil, cet outil qui permet de nous voir et de nous percevoir. Il a inversé le regard intérieur, de manière à ce que cet œil, qui fait partie intégrante de ce qu’il a à explorer, puisse se mettre à distance de ce magma, de cette réalité interne, et observer ce d’où il émane. Il faut pour cela que la vision s’affranchisse de ce qui la détermine. Il est ainsi passé du « moi » au « soi ». Pour aimer, il faut sortir de soi-même ; de même que pour se connaître, il faut se mettre à distance.
Le journal l’a aidé à commencer cela. Au début, il lui a été difficile de se déployer. Les mots formaient des concrétions, il fallait enlever toutes ces pierres qui bloquaient l’accès à la source. Les années ont passé. L’Année de l’éveil, sa première autobiographie, lui a permis de creuser davantage encore. Il a également rencontré des peintres, écrits sur leur œuvre. Pendant vingt ans, il a souffert, beaucoup.
On lui demande alors ce qu’il a pensé des adaptations de ses œuvres, au théâtre, au cinéma. Il est rarement satisfait. Dans le film L’année de l’éveil, la violence n’est pas suffisamment rendue selon lui. Il dit avoir eu sur le tournage de meilleures idées que le metteur en scène. Lequel ne lui a même pas demandé son avis. Il ne se reconnaît pas dans cet enfant, qu’il appelle lui-même le « petit garçon » et qui, « je crois », monte les escaliers en se faisant frapper.
Avant de nous quitter, il nous donne des conseils. Avoir le courage de penser par soi-même, avoir le courage de ses idées, avoir une personnalité. C’est difficile aujourd’hui, on est envahi, obnubilé par toutes les choses qui se passent autour de nous. Mais il faut « prêter attention à notre voix intérieure ». Beaucoup trop de personnes sont étrangères à ce qu’elles sont, ont une trop grande méconnaissance de leur vie intérieure, occultée par la vie extérieure. Voilà ce qu’a dit Charles Juliet aux L3, et à ceux qui étaient là. L’entretien a été filmé, mais je ne sais pas où avoir accès à la vidéo.
Ensuite on le retrouve dans l’amphi, pour la « grande soirée ». Il est souriant, à l’aise. Je lui ai dit que j’étais gênée de lui poser encore des questions sur son autobiographie. Il me dit que ce n’est pas grave. On dirait un gentil grand-père…
On commence par parler du journal. Il dit qu’il avait besoin d’écrire pour cerner sa pensée, la clarifier. Mais ce travail sur soi qu’il effectue demande une grande solitude. Son journal, qu’il écrit régulièrement, est une œuvre qui a pris forme sans qu’il en ait véritablement conscience. Chez lui, tout s’impose, il ne maîtrise rien, ou si peu. Pourtant sa voix ne vient pas d’en haut, elle vient de l’intérieur. Au début il ne peut écrire que par fragments, parce qu’il n’a pas de continuité intérieure. La prose est venue plus tard ; ce qui explique qu’il en soit venu à publier de manière si tardive. Il s’agissait pour lui d’explorer cet égocentrisme et de le dépasser. La naissance à soi-même passe par une mort à soi-même. Il a du écrire l’Année de l’Eveil pour ce libérer de cet enfant qu’il était. Puis il a écrit Lambeaux, la deuxième personne étant la continuité de cette ébauche mentale de lettre qu’il avait initiée. Ce n’est donc pas un procédé littéraire sciemment choisi !
La difficulté quand on écrit, dit-il, c’est de ne dire que ce que l’on veut dire. Il cherche, toujours, le mot juste. Il faut que chaque mot paraisse inévitable. Travailler sur les mots permet de travailler sur soi-même, permet de se clarifier. Et si il continue d’écrire après Lambeaux, l’œuvre qui l’a libéré, c’est parce qu’il cherche à atteindre l’impérissable, l’éternel. Il cherche ainsi à être hors du temps.
Avec son travail sur les auteurs, par exemple sur Giaccometti, il cherche à retranscrire leur parcours, à retrouver leur démarche. Il cherche ce qui fait la vraie singularité de chacun d’eux. Peut-être se cherche-t-il lui-même à travers eux ; c’est même probable.
Pour lui, le travail est comme une ascèse mystique, et la douleur est l’absolu de la vocation artistique.
Pour lui, les mots sont comme des révélateurs, qui donnent ce que nous possédions sans le savoir. on n’invente que ce qu’on a en soi, que ce qu’on a vécu. Ainsi, il rejette l’imagination, et c’est l’autobiographie qui s’impose. Il est toujours en quête de lui-même, même si aujourd’hui ça n’est plus vraiment douloureux.
Il nous a lu un poème, un extrait de son journal, un extrait de Lambeaux. Il a ainsi « prêté à autrui les mots dont il a besoin pour accéder à lui-même et formuler éventuellement ce qu’il vit. »
Un camarade a enregistré la rencontre. Je verrai si je peux mettre un lien.
En tout cas, voilà un grand homme, un grand écrivain. Un écrivain à l’écoute de lui-même, qui est sa propre source d’inspiration. Ça n’est pas si fréquent quand on y pense, en tout cas de manière si flagrante et permanente. Lui et l’œuvre constituent un tout. C’est du Montaigne concentré, sans dilution. Un noyau dur, qui n’est que noyau dur…
J’ai essayé de transcrire tant bien que mal l’essentiel de ce que j’ai retenu. Je n’ai pas pris tant de notes que cela, parce ce qu’il disait, parfois je l’avais lu dans son œuvre, ou bien dans des entretiens disponibles sur internet. Mais quoi qu’il en soit, c’était un grand moment !

Lundi 29 novembre 2010 à 12:18

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/aragonaurelien.jpgAurélien, Louis Aragon
C?est long Aurélien ; long comme un fleuve, long comme un amour, long comme la Seine ; pourquoi pas long comme les cheveux de Bérénice. Des cheveux qu?Aurélien trouve ternes au premier abord. Les cheveux coupés, ça demande des soins constants. Donc ils ne sont pas longs les cheveux de Bérénice, le texte le dit ; ou plutôt Aurélien le dit. Parce que la première fois qu?Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. ÿa commence mal? on glisse peu à peu dans la conscience de ce jeune bougre, qui ne connaît rien à la vie, qui a fait la guerre et rien d?autre. Mais qui connaît les femmes. Du moins, les femmes, elles, le connaissent. C?est ce qu?il semble en tout cas. Pourtant, la seule qui le fera se sentir ainsi, impuissant, oisif et tourmenté, c?est elle, elles qui a les initiales qui suivent les siennes. Aurélien Leurtillois a rencontré Bérénice Morel. Cela n?est-il pas beau ?
Pourtant, pourtant, alors que tout semble devoir les lier, la cousine des Barbentane (je veux dire Bérénice) est mariée? Madame Morel est en vacances à Paris. Monsieur son mari, le pharmacien (je sais ce que vous pensez, c?est Madame Bovary ! et bien oui et non, oui parce qu?elle cherche l?absolu, non parce qu?elle a tout de mêmes des caractères antiques, théâtraux, tragiques, et raciniens, forcément?). Conquérir une femme mariée? Le destin de tout Bel Ami qui se respecte ! Et pourtant, ce n?est pas la performance qu?il cherche Aurélien. Non. C?est juste la sensation enivrante de l?amour. L?amour c?est exaltant. On se sent vivre. On a quelque chose pour occuper ses pensées?
Attention, ce n?est rien vous révéler (ou presque) que de dire que c?est l?histoire de l?amour impossible. Amour impossible tout simplement parce que l?amour-passion, ça ressemble trop à l?égocentrisme. Pensons à Roméo et Juliette : est-ce l?autre qu?on aime, ou bien l?image qu?il nous renvoie de nous-même ? N?est-ce pas soi-même qu?on aime dans le regard de l?autre ? Pour Aurélien et Bérénice, c?est un peu la même chose. Cependant, ce qui est étrange, c?est qu?Aurélien ne voit Bérénice, ne la voit vraiment, que quand elle ferme les yeux? Peut-être parce qu?il reconnaît alors le masque de plâtre qui orne les murs de sa chambre. Mais enfin, cela n?est pas dit? On ne sait pas trop? C?est mystérieux Aurélien, mystérieux comme l?intérieur d?un c?ur. Pourtant les c?urs, ou plutôt les consciences, beaucoup de consciences, on a l?opportunité de les pénétrer. Tout ça, c?est grâce au discours indirect libre. Bien pratique? Parfois c?est presque du monologue intérieur. Enfin bref, c?est chouette Aurélien, c?est foisonnant, plein de voix, de personnages, d?aventures? et surtout, ça parle d?amour?
Il y a aussi la guerre, puisque l?action se passe en 1923. Les personnages sont un peu pris en sandwich par la guerre. A la fin, Bérénice deviendrait-elle l?allégorie de la France déchue ? Peut-être? je vous laisse voir?
En tout cas Aurélien, ça n?est pas vraiment Bel Ami. C?est plutôt un pleutre adepte de l?immobilisme. Il ne fait pas grand-chose, à part aller au Luly?s, passer la nuit avec des femmes ? quoi que plus trop puisqu?il est AMOUREUX !- et puis attendre, attendre encore et encore, que Bérénice l?appelle, que Bérénice vienne le voir? Sinon, pour tous les deux, les têtes à têtes sont relativement peu nombreux. Souvent, on se rencontre au café, au dancing, le soir, tard? ou sur le balcon, chez Aurélien, en face de la scène. La nuit, l?obscurité, le suicide, les yeux fermés, le velouté froid et figé du plâtre. L?amour qui enflamme les consciences, et rien d?autre.
Rien d?autre mais tellement de choses aussi? Raimond et Blanchette, Rose Melrose, le malheureux docteur, et puis tous ces artistes, ceux qu?on ne connaît pas, Paul Denis, Zamora, et ceux qu?on ne connaît que trop, Picasso, Cocteau? Une fresque du Paris-Artiste, avec les actrices qui récitent du Rimbaud dans les salons, des jolies femmes que les hommes se partagent, des femmes trompées aussi? Et au milieu de ce tourbillon, Bérénice. Bérénice qui ne sait pas trop où elle en est. Elle vient de sa Province alors vous pensez, tout ça, Paris? Néanmoins elle aime s?habiller, être élégante, et puis parler art avec les jeunes artistes. On a du mal à la saisir Bérénice, mais pas comme Aurélien. Puisque finalement, celui qu?on connaît le mieux, c?est bien lui. Peut-être parce qu?il ne bouge pas beaucoup, qu?il ne fait pas grand-chose? mais surtout parce qu?il rêve ; plus précisément, il pense sans cesse à l?amour.
Que dire d?autre sans dévoiler le reste ? Je crois qu?il faut lire ce roman pour comprendre en quoi il peut être si marquant. Au final, il ne se passe pas grand-chose. Et pourtant?
Aragon l?a écrit alors qu?Elsa, celle qu?il aime, écrit Le Cheval Blanc. Une écriture en tandem ? Pas tellement puisqu?Aragon le dit, il a écrit ce poème au moment où leur couple a connu quelques dissensus. L?impossibilité du couple, c?est un peu ça le thème d?Aurélien. C?est triste, tragique (normal, il a un souffle, un mistral racinien là-dessous !) et même, ça finit dans le sang (ouh là, on revisite dangereusement le chef-d??uvre de Racine là, puisque ce qui en fait l?originalité justement, c?est l?absence de mort?). Mais je spoile là, alors stop.
C?était la deuxième fois que je lisais Aurélien. Et je n?ai pas été déçue, au contraire. Même s?il ne se passe pas grand-chose, que le roman est long (ce qui explique en partie le temps qu?il ma fallu pour poster cet article?), je me suis sentie bien.
Lisez Aurélien, rien que pour l?incipit. Il la trouve laide, elle ferme les yeux (au bout de 130 pages environ) et alors il l?aime? Une ?uvre unique et formidable.

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