Le Monde dans les Livres

Jeudi 26 août 2010 à 15:11

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/villatriste.jpgVilla Triste, Patrick Modiano
Mon premier Modiano. Cet auteur dont j’entends souvent parler, mais qui n’est, à mes oreilles, qu’un nom. Avec ce roman, il a pris de l’épaisseur. Mais je sais qu’il me reste encore beaucoup à connaître de lui. Car ce roman, écrit alors qu’il avait 28 ans, marque une rupture dans l’œuvre de l’auteur. D’un style aux accents céliniens, il pousse avec ce livre les portes du souvenir, et nous livre un texte aux notes proustiennes. Néanmoins, bien qu’on suggère qu’il ait inventé l’autofiction (Magazine Littéraire n°490, octobre 2009), ce roman ne semble pas autobiographique. Certes, nombre des romans de cet auteur sont centrés sur la quête de l'identité. Et pour ce faire, il tient à retranscrir ses souvenirs avec autant de précison que possible. Certains pages seraient travaillées afin qu'on les pense écrites par un détective. 
Ici, il s’agit d’une succession de cartes postales, qui s’enchaînent, telles des diapositives du souvenir de ces vacances exceptionnelles. C’est à peine si le narrateur les commente. Il décrit, et le « je » lyrique tend souvent à s’effacer. Mais à travers ces lieux disparus - Ils ont détruits l’Hôtel de Verdun : ainsi commence le roman -, ravivés par le souvenir, Modiano nous offre à sentir toute l’atmosphère d’une époque. Un été des années 60, dans une petite ville française près de la frontière suisse. Alors que la guerre d’Algérie gronde au loin, le narrateur a trouvé refuge dans cette station balnéaire. Il fuit. Il fuit cette époque qui l’effraie, ce Paris et cette modernité qui l’angoissent. On se croirait alors revenu dans un film des années cinquante. Les diapositives seraient alors encore en noir et blanc.
Bon, et l’histoire dans tout ça ? C’est un roman tout de même !
Et bien non, pas d’histoire. Il ne se passe rien ; ou presque.
Ce narrateur qui a peur, c’est Victor Chmara, le comte Chmara comme il aime qu’on l’appelle. Il aurait des origines nobles, et russes. Enfin c’est ce qu’il prétend ; on n’en sait rien. Alors qu’il passe ses vacances dans cette ville frontalière, où il se sent en sécurité, loin du monde et de l’actualité, il rencontre Yvonne.
Elle était assise dans le hall de l’Hermitage, sur l’un des grands canapés du fond et ne quittait pas des yeux la porte-tambour, comme si elle attendait quelqu’un. J’occupais un fauteuil à deux ou trois mètres d’elle et je la voyais de profil.
Cheveux auburn. Robe de chantoung vert. Et les chaussures à talons aiguilles que les femmes portaient. Blanches.
Un chien était allongé à ses pieds. Il baillait et s’étirait de temps en temps.
Une rencontre. Une histoire d’amour dont on sait peu de choses. Des cartes postales noir et blanc des années cinquante. Une actrice de cinéma avec son dogue allemand. Et la couleur, rendue par les mots. Modiano peint la toile du souvenir, et suggère une ambiance.
Notons également le souci du détail, cette description précise, la fiche d'un détective, la volonté de ne rien omettre, de tout saisir pour que rien n'échappe et que, peut-être, un élément se détache et fasse mouche...
Son style est puissant, vibrant, profond. Imagé, lumineux, photographique. Jugez vous-même…
Sa peau avait pris une teinte opaline. L’ombre d’une feuille venait tatouer son épaule. Parfois elle s’abattait sur son visage et on eut dit qu’elle portait un loup. L’ombre descendait et lui bâillonnait la bouche. J’aurais voulu que le jour ne se levât jamais, pour rester avec elle recroquevillé au fond de ce silence et de cette lumière d’aquarium.
Cette impression cotonneuse, de tiède abandon, parcourt l’ensemble du roman. Yvonne, ses manières d’actrice, son chien, ont profondément marqué le narrateur. Meinthe aussi, ce soi-disant docteur qui croit être la réincarnation de la Reine Astrid. Rien n’est sûr, tout semble mouvant. De la poudre aux yeux. Il ne reste d’ailleurs plus grand-chose de ces instants de vie loin du monde. Simplement des images, comme ces cartes postales qu’on garde en souvenir des moments heureux, ensolleilés…
Aujourd’hui, quand je pense à elle, c’est cette image qui me revient le plus souvent. Son sourire et ses cheveux roux. Le chien blanc et noir à côté d’elle. La Dodge beige. Et Meinthe que l’on distingue à peine derrière le pare-brise de l’automobile. Et les phares allumés. Et les rayons de soleil.
Une ambiance tiède et languissante, légère, mais toujours teintée d’une certaine amertume, d’une vague tristesse…Voilà qu’enfin, aux trois quarts du roman, elle apparaît vraiment, la VILLA TRISTE.
En effet, elle ne respirait pas la gaieté, cette villa. Non. Pourtant, j’ai d’abord estimé que le qualificatif « triste » lui convenait mal. Et puis, j’ai fini par comprendre que Meinthe avait eu raison si l’on perçoit dans la sonorité du mot « triste » quelque chose de doux et de cristallin. Après avoir franchi le seuil de la villa, on était saisi d’une mélancolie limpide. On entrait dans une zone de calme et de silence. L’air était plus léger. On flottait.
Malgré la douceur de vivre qu’il ressent aux côtés d’Yvonne, Victor sait qu’il n’est qu’en sursit. Yvonne semble l’aimer, comme on aime un gentil compagnon. Un comte, finalement, pour une actrice, c’est comme un dogue allemand. Il n’ose demander sa main…
 
En bref... : Une succession de diapos. Une intrigue ténue. Une zone de calme et de silence. En ouvrant les pages de ce roman, on pénètre dans une villa triste… Mais une villa, n’est-ce pas charmant ? N’est-ce pas dépaysant ? C’est en tout cas ce que je pense de ce roman, qui me laissait sceptique au début, mais que j’ai adoré, savouré, assise au creux d’ un lourd et moelleux fauteuil, fleurant bon le temps passé. Un fauteuil comme celui de la couverture.
La (re ?)création brillamment réussie d’une atmosphère aux charmes surannés. Un livre que je conseille vivement, en admiratrice du style, de Proust et du thème du souvenir. Il me tarde de lire La place de l'étoile, que je sais être un des grands romans de Modiano.
 

Vendredi 27 août 2010 à 16:10

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/loeuvrezola.jpgL’Oeuvre, Emile Zola
Comme parler de L’œuvre de Zola sans trop en dire, sans trop « spoiler » comme on dit, sans trop commenter… ? Je vais tenter quelque chose, je ne sais encore quoi. Je vous dirai si je spoile trop…
Commençons par un bref résumé:  Claude Lantier, le fils de Gervaise (L’Assomoir) est peintre. Alors qu’il rentre chez lui par un soir d’orage,  il tombe nez à nez, sous un porche, avec une jeune fille. Il ne la voit pas mais l’entend et la sent, grelottante et tétanisée de peur. Il la fait monter chez lui, la fait coucher, fébrile, dans son lit. Lui dormira sur le divan. Au matin, alors que Claude se réveille après une nuit agitée, perturbé qu’il était par la présence de cette femme, il découvre une dans son lit une beauté telle qu’il n’en avait jamais vu
C’était une chair dorée, d’une finesse de soie, le printemps de la chair, deux petits seins rigides, gonflés de sève, où pointaient deux roses pâles. Elle avait passé le bras droit sous sa nuque, sa tête ensommeillée se renversait, sa poitrine confiante s’offrait, dans une adorable ligne d’abandon ; tandis que ses cheveux noirs, dénoués, la vêtaient encore d’un manteau sombre. […] C’était ça, tout à fait ça, la figure qu’il avait inutilement cherchée pour son tableau, et presque dans la pose. Un peu mince, un peu grêle d’enfance, mais si souple, d’une jeunesse si fraîche !
Une scène de rencontre originale, une histoire d’amour naissante. Voilà ce qui occupe la première partie du roman. Mais il y a aussi, et surtout, l’art. La peinture pour Claude, la littérature pour Sandoz, l’architecture pour Dubuche, la sculpture pour d’autres. Tous veulent entrer au Salon (le Salon Carré dans laquel étaient exposées chaque année, depuis le XVIIIème siècle, les oeuvres des peintres, sculpteurs et architectes choisies par le jury). Tous redoublent d’effort. Et tous les jeudis, ces artistes, dans une fraternité des arts, se retrouvent chez Sandoz. Qui ne reconnaîtrait pas Zola lui-même à travers ce personnage et ses discours ? Et les soirées de Médan dans ces dîners parisiens ? L’œuvre est un roman un peu à part dans le cycle des Rougon-Macquart. Zola y traite de questions de son temps, de l’art, du Salon, de l’hypocrisie et de la vénalité du jury.
L’ensemble de l’œuvre - fort bien construite, évidemment- fonctionne en dyptique, des miroirs dont le second est déformé, illustrant le déclin de cette jeunesse artistique et bouillante au début, qui peu à peu se fane. Et même quand certains voient leurs œuvres exposées au Salon, personne ne les saluent, le public reste froid…
Claude est victime de l’hérédité. Il peint jusqu’à l’épuisement, est incapable d’autre chose, même d’amour. Il s’obstine à peindre une figure de femme nue, rivale de la malheureuse Christine. Il sombre dans la folie, cherchant chaque année à exposer au Salon. Sa dernière ambition est une toile impressionniste immense représentant la Cité vu du pont des Saints-Pères. Une obstination qui le tue à petit feu…
Pressenti comme le chef de file de ce qu’ils appellent l’école du plein air, Claude s’obstine, mais son talent se gâte, il est incapable de produire des toiles comme celles de ses débuts, pourtant prometteurs. Héros Zolien, il est victime du temps, des gènes qui s’expriment, de l’hérédité fatale… Il ne produit rien d’assez bon pour figurer au Salon. Pourtant, lorsqu’il y retourne, une dizaine d’années plus tard, de nombreux tableaux de cette veine (naturelle et impressionniste) fleurissent et irradient sur les murs du Salon parisien. Il ne laisse rien signé de son nom, mais ses idées, cependant, auront été semées.
Ce roman est par ailleurs l’illustration des ambitions zoliennes. Celle de l’art reproduisant la nature, d’un cycle romanesque basé sur le positivisme, de la science salvatrice. Bref, un roman un peu idéologique, dont l’intrigue sombre peu à peu dans un marasme gluant, duquel les héros ne peuvent se tirer. C’est ce que je reprocherais à Zola : on ne peut jamais croire au bonheur de ses héros. Si dans la première partie l’idylle entre Claude et Christine est des plus adorables, on sait par avance qu’on ne peut y croire un seul instant. On sait que Claude est le fils de Gervaise, qu’il est victime de l’hérédité, et qu’il va sombrer dans la folie. Mais c'est la dure loi du naturalisme et du positivisme dans l'art...
 Autant dire que la seconde partie du roman est des plus noires, et n’est pas des plus agréables à lire, même si le style de Zola est toujours aussi beau et limpide. Alors que la première partie était celle de la naissance (de l’amour, du talent, de la peinture,…), la seconde est celle de la mort (de l’enfant débile de Claude et Christine, de leur passion, et d’autres…)
En bref : Une splendide fresque illustrant ce qu’était l’art au XIXème siècle, et la naissance d’un nouveau courant. Un roman qui se lit bien, des réflexions sur l’art des plus intéressantes, mais une histoire d’amour des plus tristes…
Un roman du cycle à lire avec d’autant plus d’intérêt qu’il est un métadiscours sur l’ensemble de l’œuvre de Zola.
Dernière petite chose : ce n’est pas sans sourire que l’on voit que le seul qui s’en sorte parmi tous ces artistes est bien sûr… le romancier ! Mais Zola n’a-t-il pas bien raison de se donner la part belle dans sa propre Œuvre ?

Mardi 31 août 2010 à 23:34

http://lemonde-dans-leslivres.cowblog.fr/images/avecvuesurlamer.jpgAvec vue sur la mer, Didier Decoin
On dit souvent que les livres et leurs histoires sont faits pour s’évader, pour aller à la rencontre de paysages et de personnages inconnus. Lire c’est se dépayser ; lire c’est décoller ; lire c’est rencontrer. Mais avec ce roman là, lire, c’était renouer. Renouer avec une région que j’aime, des noms dont les sonorités m’évoquent des paysages et des sensations, des odeurs de varech, le bruissement des vagues, les épines des mûriers, les petits chemins et les galets des plages. Les roches à pic, le phare de Goury… Toute la Hague est concentrée dans ce livre. Avec ce roman, l’auteur célèbre ce coin trop souvent ignoré, entre la France et l’Angleterre, pourtant bien français, loin de tout et pourtant si proche de la terre et de ses racines ; et proche, surtout, de la mer.
Toutefois, on est loin de l’ode dithyrambique. C’est avec beaucoup d’humour et de dérision que Didier Decoin raconte son coup de foudre enfantin pour cette région où la mer si merveilleuse peut prendre l’apparence d’une "marmite de vomi en ébullition" ou d’un "ogre affamé". Des années plus tard, malgré l'usine (de retraitement des déchets nucléaires) qui a poussé là bas, il n’a qu’une idée en tête : y retourner. Mais l’acquisition de la maison de ses rêves ne sera pas une mince affaire. Avec sa femme, ils écument le coin et les agents immobiliers, mais tout ce qu’on leur propose, ce sont des granges insalubres ou des habitations un peu sordides qui sont dépourvues de l’essentiel : cette fameuse « vue sur la mer ». Car contre toute attente, dans la Hague, les maisons à vendre se font plus rares que tout le reste. De cette région dont le nom signifie « enclos », les hommes ne partent guère… Toutefois un jour, un peu comme par magie – mais tout n’est-il pas un peu fantastique dans la Hague, région aux multiples légendes et aux paysages surréalistes- ils découvrent, dans le hameau La Roche, la maison idéale et … à vendre.
Reste ensuite à la bichonner, cette maison qui devient comme une amante que l’on se doit de combler. Ici réside le charme de l’écriture de Didier Decoin : donner une âme aux choses inertes. Sous sa plume, la maison prend des allures de grand corps auquel il faut redonner une santé avant de le parer. Chaque pièce, chaque parcelle de terrain à son importance ; tout comme l’environnement. La maison de la Hague est un microcosme à l’équilibre vaillant, résistant aux tempêtes les plus violentes, mais qui nécessite tous les égards. Un havre de paix, ça se cultive.
Cette maison qui sent la figue, dont le jardin est  une reproduction en miniature du paysage de la Hague – avec ces murets de pierre caractéristiques-, qui est traversée par les lumières des phares et bercée par les vents, est certainement le lieu idéal pour travailler et s’inspirer. Les paysages ont quelque chose de magique dans leurs contrastes, le ciel prend des éclats de palette et de peinture à l’huile, la mer côtoie la terre en une harmonie digne des plus grands tableaux. On ne peut que se sentir artiste dans ce lieu où les herbes de la lande, les fleurs des bruyères, et les bleus du ciel et de la mer se marient si bien, où le vent qui souffle nous traverse, où les pierres dissimulent une histoire. Tout semble parler à l’âme, à qui tend l’oreille, à qui ouvre les yeux.
Plus que l’autobiographie en creux d’un écrivain, plus que le récit d’une recherche et d’une rencontre amoureuse entre une maison et ses habitants, ce roman, lu d’une traite, est pour moi le roman de la reconnaissance.
Je ne sais si je le conseillerais à ceux qui ne connaissent pas la Hague. Allez-y d’abord ; lisez ensuite. Ou inversement peut-être…

Quoi qu’il en soit, en passant au hameau La Roche, je penserai à ce livre, à cet auteur. A cet Académicien aussi, que j’imaginais déjà en train de lire ces piles de livre, ces futurs Goncourt, dans une chaise longue, sous un palmier. Grâce à ce livre, je vois les piles, la véranda, la pièce de travail avec vue sur la mer, la petite palmeraie et les figuiers de la façade. Et peut-être qu’un jour, mes yeux, vraiment, verront. Alors, une autre image se superposant à celles que j’ai déjà formées, le tableau de la petite maison de la Hague sera terminé. Mais un paysage de la Hague peut-il être achevé ? Il me semble bien plutôt que, tels les séries impressionnistes, ils sont des instants fugaces que l’on saisit sans jamais les revoir… et sûrement que jamais, moi non plus, je ne pourrai terminer le tableau!

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